Rein Van der Sypt (23 ans) est une jeune photographe flamande qui vit et travaille à Gand. L’année dernière, elle est partie dans les montagnes du Pamir au Tadjikistan, à la recherche d’une jeune femme avec qui partager une expérience de vie, au-delà de leurs différences culturelles.
Since we’ve met est la série photographique qui est née de cette expérience humaine, entre Rein et Nozigul, et qui est aujourd’hui présentée dans un livre relié à la main. À travers la photo, les deux femmes ont cherché ensemble à retranscrire visuellement la temporalité, l’intimité de leur quotidien et l’intensité du lien que leur rencontre a créé.
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Rein nous explique la démarche de son travail à travers le récit de son voyage et de cette rencontre devenue une véritable collaboration.
VICE : Salut Rein. Pourquoi être partie dans les montagnes du Pamir, qu’est-ce que tu y cherchais ?
Rein : Je voulais aller dans un endroit où la culture et la nature m’étaient totalement étrangères. Après de nombreuses recherches et de questionnements partagés avec des ami·es qui ont déjà voyagé en Asie centrale, cette région m’a énormément attirée. Je cherchais un endroit connu pour son hospitalité et où on se sent bien en tant que femme, ce qui m’aiderait lors de mon voyage et pour réaliser mes photographies. J’ai choisi un paysage assez rude avec beaucoup de neige car ça représentait un réel défi pour moi.
« Je cherchais un endroit connu pour son hospitalité et où on se sent bien en tant que femme »
Comment as-tu rencontré Nozigul ?
C’était l’hiver et j’étais la seule touriste. Je suis restée à Khorog, une petite ville de montagne à la frontière tadjik-afghane. Les gens m’approchaient facilement dans la rue et je logeais ensuite chez eux pendant quelques jours. Je suis restée un moment avec Davlat, une étudiante qui m’a présenté sa meilleure amie, Nozigul. On a marché toutes les trois dans la neige pendant une journée entière, je leur ai parlé de mon projet et j’ai commencé à prendre des photos. La connexion avec Nozigul a été immédiate.
Comment tu lui as proposé cette collaboration ?
Le soir après la promenade, j’ai écrit dans mon journal qu’elle serait la personne idéale pour ce projet. Le lendemain, je lui en ai parlé et elle s’est montrée très enthousiaste. Il y avait une forme de mystère, c’était excitant et tout est allé très vite. Sa mère m’a accueillie comme si j’étais sa propre fille et c’est à partir de ce jour-là que je suis restée chez elles.
« J’ai beaucoup de mal avec la façon dont les gens sont séparés les uns des autres. J’ai donc cherché ce que j’avais en commun avec une jeune femme dans la même phase de vie que moi. »
Quelle est son histoire et qu’est-ce qui vous a rapprochées ?
Nozigul est l’aînée de trois sœurs et a longtemps vécu avec sa famille à Moscou. Quelques mois avant notre rencontre, elle est retournée à Khorog avec sa mère et ses sœurs pour préparer son examen d’entrée pour l’Université d’Asie centrale. Sa curiosité pour le monde et son émerveillement pour la nature de son pays m’ont séduite. Dès le début, on a eu de longues conversations et on a partagé un intérêt pour ce qui relie les gens, malgré les différences culturelles telles que la religion, le logement, la nourriture et le mode de vie.
Par exemple, une grande partie des familles du Pamir vivent sous le même toit. Les maisons traditionnelles ont toutes une grande pièce où tout se passe. Le soir, des matelas sont installés et tout le monde dort l’un·e à côté de l’autre. Ça crée un lien fort mais il faut savoir s’adapter lorsqu’on séjourne chez les gens, et ça n’a pas toujours été évident pour moi. C’est une des plus grandes différences à laquelle j’ai été confrontée. Dans mes photographies, j’ai voulu mettre en avant la connexion que créent ces manières de vivre.
Combien de temps avez-vous vécu toutes les deux ? Quel était votre quotidien et votre relation ?
On a passé deux semaines et demi ensemble. J’ai vécu avec sa mère, deux de ses sœurs et deux nièces dans leur petite maison. Sept femmes sous le même toit, c’était intense, mais très chaleureux. Dès le premier jour, elles me disaient que j’étais comme une quatrième sœur, c’est aussi ce que j’ai ressenti. Nozigul m’a emmenée chez ses potes, au sauna, et m’a montré son environnement. Elle m’a parlé de leur religion ismaélienne, un mouvement du chiisme au sein de l’Islam. Cette religion est basée sur la conviction que chacun peut former son propre raisonnement à partir des connaissances recueillies. L’étude et la lecture sont essentielles, c’est pourquoi beaucoup de personnes de cette confession parlent anglais.
Elle m’a aussi emmenée chez son grand-père et son oncle qui vivent dans les montagnes. La deuxième semaine, on est parties en voyage à Murghab, un village situé sur un plateau d’altitude à 3600m près de la Chine. Il faisait en dessous de -20°C. On a séjourné dans une auberge où seuls les chauffeurs de camion restaient et où personne ne parlait le shugni, la langue de Khorog. On était très dépendantes l’une de l’autre. On a cherché tout ce qui nous liait pour faire des photos qui s’inscrivent dans ce contexte.
« Je pense que l’aspect social est très important. L’intimité est au cœur de mon travail. Je vois mes projets comme des collaborations dans lesquelles on pense et crée ensemble. »
Qu’as-tu voulu montrer avec ces photos ?
J’ai beaucoup de mal avec la façon dont les gens sont séparés les uns des autres. Les médias jouent un rôle important à cet égard. Je ne crois pas aux récits qui mettent l’accent sur les différences et qui divisent. J’ai donc cherché ce que j’avais en commun avec une jeune femme dans la même phase de vie que moi. Je voulais montrer de manière personnelle, intime et poétique que, quelles que soient les différences de culture, de religion et de milieu, il y a beaucoup plus de choses qui nous lient que de choses qui nous opposent.
Je pense que l’aspect social est très important. L’intimité est au cœur de mon travail. Ça me fascine de voir comment, en tant que photographe, je regarde mon sujet tout en le laissant me regarder, comment la frontière entre les deux peut être brouillée. Je vois mes projets comme des collaborations dans lesquelles on pense et crée ensemble.
C’était la première fois que tu réalisais un projet comme celui-ci, ou tu avais déjà eu d’autres expériences « sur la route »?
C’était la première fois. C’était mon projet de bachelor. Avant, je faisais des petits projets en Belgique, et une fois à Berlin aussi. Le fait d’être sur la route joue un rôle important dans mon travail. À 18 ans, j’ai passé six mois seule en Amérique latine et j’ai fait plusieurs voyages dans cette région, ce qui m’a permis d’acquérir de l’expérience « on the road ». C’est ce qui m’a poussée à explorer le monde avec mon appareil photo.
« À 18 ans, j’ai passé six mois seule en Amérique latine et j’ai fait plusieurs voyages dans cette région, ce qui m’a permis d’acquérir de l’expérience “on the road”. »
Et tu as l’intention de repartir pour faire des projets qui s’inscrivent dans la même démarche ?
Bien sûr ! En mars, j’étais en Argentine avant le confinement pour travailler sur mon prochain projet concernant l’impact des abus sexuels sur le plan social, psychologique et relationnel. Le sujet est plus sensible, mais l’approche est similaire et s’appuie sur des collaborations. Là, je travaille sur ça depuis la Belgique.
Comment s’est terminée cette expérience au Tadjikistan ?
Nozigul a dû aller à Douchanbé, la capitale, pour passer son examen d’entrée. J’étais sur le point de rentrer chez moi, alors je l’ai accompagnée. On a séjourné dans l’appartement de ses grands-parents. Il faisait plus chaud et on était en ville, les images étaient donc très différentes. J’ai été très malade, elle s’est occupée de moi et on a continué à prendre des photos comme tous les jours depuis deux semaines. Je suis allée la chercher après son examen, on a mangé une glace et visité le marché.
Quand elle a quitté la maison, la veille de mon vol, ça a été très difficile de lui dire au revoir. Ce qui me reste surtout, c’est notre gratitude l’une envers l’autre et le temps qu’on a passé ensemble.
« Quand elle a quitté la maison, ça a été très difficile de lui dire au revoir. Ce qui me reste surtout, c’est notre gratitude l’une envers l’autre et le temps qu’on a passé ensemble. »
Tu es encore en contact avec elle ?
On parle régulièrement par Whatsapp. Mon père devait lui rendre visite en mars et lui apporter mon livre de photos, mais à cause du Covid, il n’a pas pu partir. On espère que ça pourra se faire l’année prochaine. J’aimerais beaucoup retourner la voir, mais il n’y a pas encore de plan concret.
Plus de photos de Rein ci-dessous et sur son Instagram.
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