Regardez le coup de tête qu’a donné Zidane à Marco Materazzi. C’est saisissant. Regardez de nouveau. C’est dans sa façon de passer de « oui, oui, c’est ça, très drôle » à rien de moins qu’un coup de tête, en trois étapes : pivot, pied gauche planté dans la pelouse comme point d’appui, boom. Avec toute la grâce dont est capable Zidane sur un terrain de foot. Et ce n’est pas peu dire, car il s’agit d’un joueur non seulement parmi les plus talentueux, mais aussi parmi les plus gracieux de l’histoire de ce sport. Ensuite, la puissance. On sent que le coup fait vraiment mal. Il a la précision d’un tireur d’élite. La puissance d’un cheval qui rue. L’impact d’un accident de voiture. Puis, il y a le contexte.
Zinedine Zidane a donné un coup de tête à Marco Materazzi en finale de la Coupe du monde. Dans ce qui était, et Zizou le savait bien, son dernier match en carrière.
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Le baisser de rideau de l’une des plus fascinantes carrières de footballeurs : il frappe avec la tête un joueur adverse et anéantit pour une génération de joueurs français leur dernière chance de mettre la main sur le plus prestigieux trophée. Et je ne pense même pas que son rythme cardiaque a changé.
Ce moment se perd en quelque sorte dans le véritable génie de Zidane. Son apogée est survenu au cours d’une période électrisante du football : celle du Ronaldo original, de la montée de Ronaldinho, de Luis Figo le premier galactico, de Vieira, Henry, Michael Owen (vous vous souvenez que Michael Owen a été bon?), d’une cohorte de Néerlandais incroyablement talentueuse, Kluivert, Bergkamp et Davids, de l’explosion des coûts de transferts de la Serie A, Vieri, Verón, Vieri encore, Crespo, Mendieta, Buffon.
Parmi eux, Zinedine Zidane a fracassé le record des transferts, gagné à lui tout seul une finale de la Coupe du monde, marqué le plus beau but dans une finale de la Ligue des champions, porté le numéro 5 et réussi à se donner en se rasant la tête un air de Spock agressif. Est-ce qu’on le considère comme le meilleur joueur de tous les temps? Oui, mais non. Aujourd’hui, il y a Messi et Cristiano Ronaldo qui, alors que leurs jambes vieillissent, se disputent le titre de joueur qui a changé le foot. Avant, il y avait eu Maradona et Pele, des légendes dont on rejoue les exploits en noir et blanc. Entre ces deux époques, on a Zidane, juste avant l’avènement de la haute définition, qui a marqué deux Coupes du monde.
Zidane était à la fois un excellent milieu central et un attaquant créatif qui marquait avec les pieds et la tête, comme si Christian Eriksen et Roy Keane s’étaient foncés l’un dans l’autre si fort qu’ils avaient fusionné et qu’on leur avait ensuite greffé la tête d’Alan Shearer. Que Zidane ait pu mener la France à deux finales de la Coupe du monde à huit ans l’une de l’autre — donc à deux stades complètement différents de sa carrière — prouve qu’il a en plus été au sommet phénoménalement longtemps.
En 1998, il était le rouage central d’une machine parfaite, le catalyseur de chaque attaque de la France, le cœur d’une grande équipe. En 2006, ses jambes n’étaient plus ce qu’elles avaient été, mais, étonnamment, il était encore plus fort : alors que les vestiges de la France s’écroulaient un par un autour de lui, il les a traînés comme un chien traîne un bébé hors d’une maison en feu, il a marqué des buts comme si de rien n’était lors de tirs de pénalité et il a poussé par la force de son caractère la défense à n’accorder aucun but. En 98, Zidane a gagné la Coupe du monde grâce à deux foudroyants buts de la tête, avec son talent. En 2006, il a amené son équipe en finale, avec sa combativité.
Avant la 110e minute, la finale de 2006 n’était pas un match d’anthologie. Zidane et Materazzi se sont croisés dès le début : le défenseur italien a commis la faute pour laquelle l’arbitre a accordé un tir de pénalité à la France, et Zidane a marqué. Devant le meilleur gardien de but au monde, il a fait trois pas et frappé le ballon assez mollement, qui a touché la barre transversale avant de franchir la ligne de but. Un but qui dit : « Je suis Zinedine Zidane et c’est mon dernier match en carrière. » L’expression d’une puissance, mais aussi un tir de pénalité effronté au point de lancer un magazine de bien-être à propos de lui-même. (Comme le dirait plus succinctement ensuite le youtubeur Tommy Too Turnt Up : « Il faut des couilles grosses comme la Lune pour faire ça. ») Les Français autour de lui étaient des vestiges vieillissants de la cohorte conquérante de 1998, et par moments, l’essoufflement était flagrant : des tackles au dernier moment de Lilian Thuram, des arrêts in extremis de Fabien Barthez. Dans l’autre sens, tout passait par Zidane : il effectuait les coups francs, les coups de pied de coin, il était de toutes les attaques, sa tête chauve se voyait dans toutes les prises de vue. Mais l’Italie a tenu le coup, et a fini par obtenir un coup de pied de coin. Andrea Pirlo a frappé le ballon à la perfection et Materazzi (encore lui!) a marqué de la tête. France 1, Italie 1. Et le match s’est en quelque sorte évaporé.
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C’est ainsi dans presque toutes les finales de la Coupe du monde de l’histoire récente, sauf celle de 98 que Zidane a dominé. En 1994, l’Italie tient tête au Brésil jusqu’aux tirs au but; en 2002, impasse jusqu’à ce qu’en fin de match Ronaldo fasse ce que Ronaldo sait faire, marquer des buts; en 2010, l’Espagne arrache la victoire en temps supplémentaire; en 2014, l’Allemagne fait de même. Les finales sont d’une rare intensité parce que chaque atome du corps des joueurs veut gagner le match le plus regardé au monde, et que personne ne veut être celui qui commet une bourde, accorde un but ou rate un tir de pénalité. Ces matchs deviennent alors des combats d’escrime avec un ballon où la victoire survient quand enfin l’adversaire meurt au bout de son sang à cause des milliers de petites entailles qu’on lui a faites. En 2006, l’Italie semblait pouvoir l’emporter, mais à 1-1, n’importe quoi peut être décisif. D’habitude il s’agit d’un but. Cette fois, ç’a été Zizou qui a asséné un coup de tête à Materazzi.
Il faut dire qu’il est absurde de donner un coup de tête à un adversaire au cours d’un match. Les actes de violence dans le foot sont si rares qu’ils définissent aussitôt un match. Bien sûr, la violence accidentelle fait partie du sport (marcher sur un membre d’un joueur, entrer en contact avec le gardien de but), mais la violence à demi préméditée reste dans les annales : Keane contre Håland, Dyer contre Bowyer, Zidane contre Materazzi. Que Zidane songe à réagir ainsi dépasse l’entendement. Qu’il y songe lors du match le plus important dans tout ce qu’englobe le concept du sport, c’est de la folie. Qu’il affiche ensuite un air détaché en fait l’un des gestes les plus insensés possible.
Les photos de Zidane qui quitte le terrain après le coup de tête, en passant près du trophée de la Coupe du monde, montrent un homme désespéré, à l’agonie. Mais revenez en arrière et regardez Zidane dans les secondes après qu’il a donné un coup de tête dans le thorax de Materazzi. Il est étrangement calme. Il parle à l’arbitre avec une expression faciale qui dénote presque de la surprise d’avoir été expulsé du match, de la surprise de découvrir qu’on ne peut pas donner des coups de tête aux gens. Je sais qu’il est obscène d’aduler un homme pour un geste violent, mais, si on n’aimait pas déjà Zidane avant le coup de tête, il est difficile de ne pas l’aimer après. Il y a de la complexité dans cette apparente absence d’émotion.
C’est instantanément devenu une scène d’anthologie. Le coup de tête de Zidane est devenu un mème avant l’invention du mème. Un GIF exploité mille fois et distribué au moyen de ces pages sans lien qui existaient avant le web social. (On ne connaîtra jamais le vrai potentiel des mèmes du coup de tête de Zidane. Imaginez si c’était arrivé aujourd’hui, en 2018. Imaginez les tweets.)
CCe qu’on raconte pour expliquer le geste, c’est que Zidane a frappé Materazzi au thorax avec son crâne parce que le défenseur italien avait insulté sa sœur. Je ne sais pas. Zidane avait 33 ans et avait passé sa vie sur des terrains de foot, il devait avoir déjà entendu des joueurs insulter sa sœur, sa mère, son père, ses frères. Ce que je veux dire, c’est que je ne crois pas que qui que ce soit aurait pu me dire quoi que ce soit au cours d’une finale de la Coupe du monde qui aurait fait en sorte que je lui aurait donné un coup de tête.
Mais voir que les forces qui ont fait sa gloire déclinent cause sans doute de la frustration. Alors que ses jambes l’abandonnaient petit à petit, que son rythme ralentissait, que chaque cigarette fumée le rattrapait, il savait que c’était la dernière fois qu’il avait l’occasion de se mesurer à l’élite. Il voyait que l’équipe française grinçante et vieillissante s’effondrait au ralenti autour de lui. Que l’Italie disposait de plus d’énergie. Je ne dis pas que le coup de tête à Materazzi est simplement une réaction à ce constat — on ne défonce pas un adversaire avec la tête parce que le score est de 1 à 1 depuis 80 minutes —, mais il devait y avoir de la frustration. Zidane, après avoir péniblement traîné son équipe jusqu’à la finale du plus grand tournoi au monde, tout près d’une victoire à laquelle il a déjà goûté, s’aperçoit que l’échec, la fin, le trépas d’une carrière l’attendent dans le détour.
Et il plante son pied, s’élance et défonce le thorax de Materazzi avec la tête. Au revoir tout le monde. Si c’était un scénario d’Hollywood, Zidane aurait été sur le terrain jusqu’à la dernière seconde, aurait marqué le but gagnant, aurait paradé en criant, fou de joie, sur les épaules de ses coéquipiers une dernière fois. Mais ce n’était pas Hollywood, c’était la vie. La vie a foncé dans Marco Materazzi si violemment qu’il se tordait de douleur. Dans un sens, c’était une fin de carrière plus appropriée que le succès ne l’aurait jamais été.
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