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Culture

Olivier Cachin revient sur « Rapline », la meilleure émission rap de la télé française

Costards de prestige, clips bricolés et invités ingérables – les coulisses du show qui a lancé la scène hexagonale.
Olivier Cachin avec Kurtis Blow, sur le tournage de « Rapline »

Avant de devenir le journaliste rap préféré des institutions françaises, Olivier Cachin a été jeune. Entre 1990 et 1993, à une époque où le rap ne passait pas encore à la radio en France, il animait une émission de télé sur M6 nommée « Rapline ». D'abord moquée par les puristes hip-hop pour son décalage avec l'actualité américaine, l'émission est devenue culte bien après sa disparition des écrans. Le look volontairement nerd de Cachin, ses invités – des cailleras d'EJM aux chantres du rap hardcore anglais Gunshot, en passant Redman et une flopée de ragga-muffins hexagonaux – et ses éléments de langage inédits – « Tchaxo ! » en guise d'au revoir à la fin de chaque émission –, ont laissé une marque durable dans l'esprit des b-boys français du début des années 1990.

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25 ans plus tard, Cachin, créateur et animateur de ce geste militant et hautement artisanal, jette un regard lucide sur trois ans de bricolage où triomphaient système D, masques à gaz (en pleine Guerre du Golfe) et costards couleur moutarde. J'ai discuté avec lui de cette époque bénie, avant l'âge d'or du boom bap mid-90s, avant Skyrock, avant Booba – avant même que le rap français n'existe médiatiquement.

Olivier Cachin avec Kurtis Blow, sur le tournage de « Rapline »

VICE : Avant de parler de « Rapline », il faut parler de la première émission sur la culture hip-hop à la télé française, « H.I.P.H.O.P » sur TF1, en 1984.
Olivier Cachin : « Rapline » n'était en rien une suite de « H.I.P.H.O.P » – dont l'axe était la danse, pas la musique. C'était le truc à la mode, avec Sydney qui faisait : « Et maintenant c'est la leçon avec les PCB ! », ces danseurs qui sont plus tard devenus les silhouettes sur le logo du label américain Tommy Boy. Quoi qu'il en soit, la France était en avance dans le domaine. Il n'y avait rien à la télé américaine sur le sujet. Ce qui était très bizarre, c'est que c'était sur une culture qui, en France, n'existait pas – ou alors pour 300 personnes à Paris. Et le truc se retrouvait en prime time tous les dimanches après-midi.

Il faudra tout de même attendre six ans pour que « Rapline » naisse, en 1990.
En effet. Moi j'étais déjà sur M6 depuis fin 1989, dans une émission qui s'appelait « Avec Ou Sans Rock ». Je faisais l'agenda rock en voix-off plus quelques sujets, genre sur Les Satellites, Sang Neuf (la compilation Bondage), etc.

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Olivier Cachin entouré du early NTM. Image via Youtube

On a tendance à oublier que la chaîne qui emploie Bernard de la Villardière était une chaîne musicale, au départ.
Pour être franc, ça n'a jamais été une chaîne musicale. C'était « une chaîne généraliste à forte coloration musicale ». Au fur et à mesure, ils ont supprimé « forte », puis « coloration musicale ». Donc le vendredi soir, il y avait aussi des clips black music, et ils se sont dit : « Ça a l'air de bien marcher ce truc, le rap, on n'a qu'à faire une émission dessus. » Au début, ils auraient préféré une petite nana mignonne, plutôt black et plutôt habillée sport, qui aurait dit « Yeah ! Cool ! Yo ! » Donc on a fait quelques essais plateau avec Lady V, décédée depuis, qui était alors la copine de Kool Shen, mais ça ne fonctionnait pas. J'ai fini par faire le plateau parce qu'en fait, M6 s'en foutait : leur but était de faire une émission d'été qui durerait deux mois. Ils pensaient qu'après il y aurait autre chose – le retour du hula-hoop, du jerk, de n'importe quoi.

Ce que j'ai amené en arrivant, c'était les clips américains sous-titrés pour savoir « quelle heure il est » comme on disait à l'époque, et puis, très vite, des clips français. Des gens qui n'avaient pas sorti de disques la plupart du temps, puisque c'était au moment où se préparait la première compilation de rap français Rapatitude. Les premiers qu'on est allé voir, c'était IAM, pour un concert sur le port de Marseille.

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Ces clips faits avec deux bouts de ficelle, souvent signés François Bergeron, c'est aussi ce qui a forgé la légende de l'émission. Pourquoi les tourner ?
Pour les quotas. M6 avait besoin de productions françaises. Parmi les quatre premiers, il y avait notamment NTM avec « Je Rap ». Sur le moment, on s'est dit que le morceau était bon, que ça n'allait pas être compliqué. Sauf que quand on arrive, NTM disent que le morceau est pourri, qu'ils vont en faire un autre. Pourquoi pas. On peut écouter ? « Non, on l'a pas fini. – Heu, tourne comment le clip d'un morceau pas fini ? – Non mais t'inquiète, DJ S a l'instru, nous on connaît les textes. » Résultat : le clip, tourné par François Bergeron, a été le clip officiel de Le Pouvoir. Bergeron était un magicien. Les sons ont dû passer sur le magnétophone d'un pote du coin qui avait la maquette plus ou moins terminée de l'instru, Joey et Kool Shen ont dû rapper en live par-dessus, après il a fallu synchroniser – un truc de fou.

Les clips de « Rapline », c'était une zone grise : pas vraiment un tournage télé, pas vraiment un clip non plus, et pour beaucoup de rappeurs des débuts, c'était leur première apparition à l'image. On me reprochait parfois mes « clips moisis » et de ne pas passer les nouveaux trucs ricains – les mecs ne savaient pas que, quand MTV passait un clip, ils avaient trois mois d'exclusivité. Certains spectateurs me disaient : « Ben t'as qu'à l'enregistrer sur MTV et le passer ! »

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À une époque, plein de gens étaient encore là : « Mais qui c'est ce mec avec ses costumes chelou ? »

Vous receviez beaucoup de cassettes audio, j'imagine ?
Peu, et souvent des trucs lamentables. Un jour, on a reçu la cassette d'IAM, le dossier de presse disait : « IAM le meilleur groupe de rap français ». On s'est dit : « Ah, ces Marseillais ils ont pas peur ! » Et là on écoute et on fait : « C'est vrai. » Totalement. À un moment, on se demandait si à part NTM, il y avait des trucs qui tenaient un peu la route. Le reste a vite suivi : MC Solaar, EJM, etc. Pour nous, c'était la panique d'arriver à trouver chaque semaine un truc valable. Quand on a reçu le premier maxi de Ministère A.M.E.R., Traîtres, c'était énorme – mais c'était rare. Début 1991, on se retrouvait à passer des clips qu'on avait déjà passés. Le morceau d'IAM avec le sample d'Elvis, on l'a bien usé celui-là !

IAM vous a aussi fait votre premier générique, non ?
Au départ, on avait fait un montage d'images des quatre premiers clips, sur une boucle de « Murder Rap » de Above The Law. Puis spontanément, IAM nous a envoyé une cassette vidéo, en disant [ il prend l'accent du midi] : « Si vous voulez, on a fait un générique pour l'émission. » On écoute – magnifique. Un générique gratos par le meilleur groupe français ! Pour eux, c'était important. Pas que pour eux d'ailleurs, parce que ça voulait dire aussi : « Ça y est, on a notre émission. » À cette époque, plein de gens étaient encore là : « Mais qui c'est ce mec avec ses costumes chelou ? »

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D'ailleurs tu te faisais beaucoup chambrer pour tes costards ?
Oui, c'était permanent. Je me souviens d'une fois : un concert d'Assassin, à Rennes. Solo lâche un truc, genre : « Je vais lui demander pourquoi il met des costards » – le truc qu'on m'a demandé 35 fois avant. Je lui ai fait mon discours en 30 secondes chrono : que c'était une histoire de vérité, d'authenticité, comme dans la culture hip-hop, être soi-même, etc. Et après le mec était là : « Je croyais que c'était une question dure ! »

Je n'ai jamais vécu le truc de façon clanique. Je n'avais jamais été chez Dee Nasty avant, ni aux débuts du Globo, ni au terrain vague de la Chapelle. Quand je suis arrivé, les 200 personnes qui connaissaient ça sur Paris pensaient que c'était une imposture. J'étais pas du sérail, quoi. Mais très vite ils se sont aperçus que je n'étais pas dedans par opportunisme. C'était difficile d'être opportuniste avec une culture qui se faisait rejeter de partout et qui n'existait pas médiatiquement. Ils ont compris par défaut quand l'émission s'est terminée que c'était moi qui avais poussé pour qu'elle dure trois ans et demi.

Il y avait des frictions avec M6, par ailleurs ?
On oscillait entre 0,5 et 0,8 point d'audience, il n'y a donc jamais eu d'enjeux commerciaux sur « Rapline », et de toute façon, les émissions après minuit, la chaîne s'en foutait. La seule exception ça a été pendant la Guerre du Golfe ou là, il y a eu une espèce de vent de panique et où tout le monde a débarqué en faisant : « Ouais, y'a pas des trucs chauds qui traînent là, dans ce que vous allez montrer ? » J'étais en incrust sur un fond où le graphiste avait découpé des masques à gaz. Ils sont devenus blêmes. « Retirez-moi tout de suite les masques à gaz ! » C'était quand même l'époque où « Quand les champs brûlent » de Niagara était interdit en radio. On montrait des horreurs toutes les semaines – des trucs ghetto, drogue, etc. – mais ils n'avaient rien vu. Juste les masques à gaz.

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À part ça, on nous a foutu une paix royale. On a réussi à résister à pas mal de trucs, genre : « Pourquoi vous faites pas un sujet sur Benny B ? » Parfois il fallait être très didactique pour leur expliquer les subtilités.

« Rapline » spéciale Ministère A.M.E.R

Gardes-tu un souvenir de tournage en particulier ?
Vers la fin de l'émission, en 1993, quand on est allés tourner le concert de Redman et Das EFX à la Cigale. On gare la voiture M6, 400 personnes dehors. On fend la foule, « Ah Cachin, enculé, elle est pourrie ton émission ; hé, pourquoi tu passes pas les nouveaux trucs ? » Tout le concert, une ambiance de squales. Des mecs qui crachaient sur Hurricane G, la meuf de Redman. Lui, il a pas accès au balcon et les mecs lui crachaient dessus depuis là-haut, des gros mollards ! À un moment il pète les plombs, traverse la salle, commence à dévisser les pylônes pour aller défoncer la gueule d'un mec au balcon – il a fallu quatre types pour le maîtriser.

Après, Das EFX commencent. Au bout de dix minutes, baston dans la foule, puis re-baston. On part en coulisses sans attendre la fin du concert, on repasse devant le bar, un mec me balance un verre de bière sur l'épaule. On arrive derrière la porte des coulisses et là on voit une poubelle renversée avec des détritus répandus sur 3 mètres. On apprend que c'est Redman, en pure crise de nerfs, qui a donné un grand kick dans la poubelle.

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Vous avez pu faire l'interview ?
Je me retourne et le même mec qui m'avait renversé le verre entre dans les coulisses et me dit : « Enculé, la prochaine fois c'est ta gueule que je défonce ! » Et là, incroyable, c'est Kamel du groupe Alliance Ethnik qui nous sépare, qui me dit que l'émission, « pour ces mecs, c'est toute leur vie ». Puis on arrive au souvenir inoubliable. Dans sa loge, Redman, en état de choc. Il a les yeux révulsés, mûr pour l'HP. Et derrière lui, sa meuf, Hurricane G, qui pendant toute l'interview – qui a duré dix minutes – n'a pas arrêté de lui masser les cheveux. Pendant ce temps dans la salle, c'était le pandémonium.

Pourquoi l'émission s'est-elle arrêtée au moment où le rap français a explosé ?
C'est assez curieux. On m'a dit que l'émission marchait bien, donc qu'on allait me donner une autre émission plus exposée, plus généraliste, qui est devenue « Fax'O » , le mercredi à 18 heures. En gros c'était l'un en échange de l'autre. Ils ont voulu mettre « Hard Rock » à la place de « Rapline » , pour montrer que le rock avait gagné contre le rap. Ils trouvaient ça marrant.

Comme le rap décollait, ils voulaient bien en parler mais dans un cadre généraliste. J'ai fait NTM, les Last Poets, Public Enemy, Digital Underground – dans une émission où la locomotive c'était Bashung, Goldmann, Souchon ou les Stones. Ça a duré un an et demi. Ça s'est peu à peu élargi à des sujets de société. J'ai même fait un sujet sur le questionnaire Balladur. Curieuse époque.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu d'autres émissions d'analyse sur le rap ?
Parce que c'est un acte militant de faire une émission sur cette culture – ça n'intéressait personne. Contrairement aux États-Unis. Un exemple : quand Kangol, marque de petites vieilles retraitées de Miami, est devenue cool grâce à LL Cool J, Kangol s'est dit : « OK c'est ça qui marche ; tu vas me voir le gars, on fait un deal et voilà. » À la ricaine. Ils n'aiment pas le rap, ils aiment l'argent que ça rapporte. En France, quand Lacoste a été récupérée par Ärsenik, leur premier réflexe ça a été de ne surtout pas aller s'acoquiner avec des gens qui risquaient de leur faire perdre leur clientèle de messieurs de 50 ans qui vont faire du tennis le dimanche.

Irais-tu jusqu'à dire que « Rapline » a lancé la scène rap française ?
Carrément. Le rap français des années 1990, c'est tous des enfants de « Rapline » . Il y a ceux qui ont eu leur premier passage télé dans l'émission – IAM, Solaar ou NTM –, avec les clips qu'on tournait pour eux. Et puis il y a ceux qui ont grandi en regardant l'émission. Thomas N'Gijol m'a dit qu'il s'était pris une avoinée un jour ; il avait changé de chaîne pour regarder les résultats du foot, alors son grand frère avait programmé le magnétoscope parce que j'avais annoncé un clip de NWA. Quand il est revenu, le clip était déjà entamé.

Je n'ai su qu'après l'importance que l'émission avait eue. Les cassettes VHS copiées de VHS, etc. Ce qui était drôle, c'est que les mecs te disaient « ouais ton émission elle est pourrie » et en fait ils connaissaient les sommaires par cœur – mais ils détestaient, hein ! J'étais leur pire cauchemar mais ils étaient obligés de regarder. Parce qu'il n'y avait rien.

Sébastien est journaliste, auteur et réalisateur. Il a écrit pour The Hundreds, Wax Poetics ou Libération et tourne des sujets pour Tracks, sur Arte.