« L’homme est un animal social » : si cette citation attribuée à Aristote n’a pas été complètement prouvée scientifiquement jusqu’ici, c’est du moins ce qu’on n’a pas arrêté de nous répéter depuis le début du confinement – en oubliant que Pascal pensait précisément le contraire et que Rousseau retournait la question en tenant la société responsable de corrompre l’âme humaine. Mais bon, on a retenu le premier avis, car j’imagine qu’on préférera toujours s’appuyer sur le diagnostic qui nous arrange plutôt que de le vérifier. Coucou Didier Raoult et les autres.
Vu qu’on a tous décrété qu’il était impensable de se retrouver seul avec soi-même plus de deux minutes, la priorité du confinement a vite été de trouver des parades à notre isolement. Afin de se sentir moins seul, on s’est permis des choses qu’on n’aurait jamais faites auparavant, comme dire bonjour à notre voisin de palier (et même faire semblant de s’intéresser à sa vie), prendre des nouvelles de la famille alors qu’on n’avait surtout personne d’autre à qui parler, et enfin applaudir nos « héros » de soignants le soir à la fenêtre en lorgnant sur le voisin sexy d’en face. Bonus non négligeable, toutes ces actions nous ont permis un temps de nous sentir bien avec nous-mêmes, en nous disant qu’on était quand même une chouette personne, généreuse et sensible, qu’est-ce le monde ferait sans moi et tout ça.
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Mélange des genres pas très heureux
Mais au milieu de ces poussées de sève faussement spontanées, une tendance tout aussi singulière en pratique mais un peu moins humanitaire en esprit s’est peu à peu mise en place : l’apéro-zoom (également appelé « skypéro », ou « coronapéro » pour les caves), soit l’art de se murger la gueule à distance avec ses amis. D’une part parce qu’on aimerait bien les voir en vrai, mais sans doute aussi parce que s’enfiler des litres d’alcool tout seul chez soi n’est pas encore tout à fait accepté socialement. Mais ça ne saurait tarder vu le contexte.
En théorie, l’apéro-zoom permet de récréer un semblant de société, retrouver une forme de cadre et de stabilité dans nos habitudes sociales perdues (je ne suis plus en terrasse), et quoi de plus cimentant là-dedans que de boire des canons avec des potes un dimanche soir pour, au hasard, bitcher sur ses collègues de bureau ? Sauf qu’il suffit de tenter l’expérience une fois pour se rendre compte que c’est contre-nature, que la société de toute façon ressemble à Dogville, et qu’en plus on finit par reproduire les codes de ce truc auquel on pensait avoir échappé et qui nous aliène le reste de la journée : le travail.
Quand on boit des coups entre amis (comprendre : dans la vraie vie, pas comme des teubés devant son ordi), il y a des petits groupes qui se forment. On peut parler chacun avec quelqu’un d’autre, interrompre une conversation, s’immiscer dans une autre, faire des croisements. Là, ce que le skypéro produit, c’est exactement la même chose qui se passe quand on se tape une conf call de bon matin : étant donné que tout le monde parle en même temps, chacun finit par attendre son tour sagement avant de prendre la parole, la conversation n’est absolument pas naturelle, et puis les vannes n’atterrissent pas pour peu qu’on ait une connexion de merde – et y a-t-il quelque chose de plus triste dans la vie quand quelqu’un te répond « comment ? » à une blague que tu viens de lancer. Parfois, on se croirait à un duplex à la télévision quand l’envoyé spécial à l’autre bout de la planète fixe l’écran de son sourire niais et poli en attendant que la question en différé du présentateur lui parvienne enfin aux oreilles.
Mais il existe une sous-catégorie plus pernicieuse encore que l’apéro-zoom : l’apéro-zoom-jeu. Remuez un shaker de merde, et vous obtiendrez une farandole de merde. Un ami dont je tairai le nom se rappelle d’un skypéro Trivial Pursuit, où un mec chez lui devant son ordi jetait les dés pour toute l’assistance. « Je crois qu’on a fait ça parce qu’on avait peur de se parler. C’était infernal. Ça a commencé comme une expérience un peu méditative, et ça s’est avéré extrêmement long et pénible. » Pourquoi personne n’a-t-il eu alors la riche idée d’arrêter le supplice en cours de route ? « C’était devenu comme un devoir, il fallait absolument qu’on finisse cette partie. Si tu t’arrêtes avant, c’est un peu l’équivalent de quelqu’un qui raccroche au nez. Tu deviens un peu le rabat-joie, c’est comme si tu partais avant l’happy hour ». L’homme est un animal social peut-être, mais alors son animal-totem est le mouton.
Une obligation plus qu’une invitation
C’est en général lorsqu’on enchaîne une série d’apéros-zoom et de visioconférences que tout se mélange. Et que le brouillage entre travail et loisir, corvée et détente se fait le plus sentir. On confond les deux, si bien qu’on se met à traiter le premier de la même manière que le second. Plus le temps du confinement avance, plus les skypéros se font à heure fixe, le même jour, et gare à celui qui sera en retard, ce sera probablement noté dans un calepin quelque part. Les moments de vie deviennent des passages obligés, les instants de respiration aussi mécaniques et excitants qu’un rendez-vous qu’on prend chez le dentiste.
De là, on peut se poser deux questions. Pourquoi a-t-on besoin de s’auto-domestiquer d’avantage, précisément au moment où on se retrouve enfermé dans nos cages à lapin (là, je parle pour moi qui habite dans un studio à Paris, mais vous me lisez peut-être depuis votre chalet près de Chamonix-Mont-Banc, alors au temps pour moi) ? Deuxièmement, c’est juste moi ou il y aurait comme une odeur bizarre de compétition au sein même de la domestication en question ?
Dans Les lettres persanes (je reste dans mes lectures imposées du lycée si ça ne vous dérange pas), Montesquieu allait plus loin qu’Aristote, en ne s’arrêtant pas au seul être humain mais en circonscrivant plus précisément la figure du Français : « Il me paraît que le Français est plus homme qu’un autre, c’est l’homme par excellence ; car il semble fait uniquement pour la société. » C’est bien son drame alors, au Français, il est obligé de se foutre une pression de dingue même pendant les heures creuses. Comme, au hasard, se lancer dans l’écriture d’un roman pour mieux pouvoir briller dans le monde quand tout sera fini. Ce n’est pas une image : selon une étude, près de cinq millions de Français auraient commencé à écrire un bouquin pendant la quarantaine – tremblez, Darrieussecq et Slimani.
Du coup, le Français compense ce besoin d’excellence de société par un excès de zèle. Il écrit des bouquins, il prépare son grand album de déconfinement, il fait son propre pain, il veut devenir la meilleure version sociale de lui-même. Et pour ça, il tient à ses skypéros. Faites gaffe quand même, à la fin, toutes ces conneries risquent de nous dégoûter des gens tout court. À ce moment-là, on risque bien de ne plus avoir envie de voir qui que ce soit, que ce soit derrière un écran ou IRL. De toute façon il y a quoi à faire dehors là ?
Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.
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