Booba

On était hyper impressionnés à l’idée d’interviewer Booba parce que c’est notre rappeur préféré depuis bientôt dix ans, et que comme nous, on n’en a pas beaucoup plus de 20, ça représente une bonne partie de nos jeunes existences. On craignait de se trouver face à quelqu’un dépourvu d’une envie folle de discuter avec nous. Finalement, quand on l’a rejoint dans un café à Boulogne, il était en train de se resservir du thé. Ça nous a tout de suite vachement détendus.

Vice : Avec un nuage de lait, ton thé ?
Booba :
Ha ha ouais. Un nuage de lait, à la british.

Sur « Cash Flow », un morceau qui se trouve sur Autopsie vol. 1 et qui date de 1995, tu parlais de « partir au Mexique grâce à ton lexique ». On s’est toujours demandé si tu pensais déjà vraiment à faire du fric à l’époque ou si c’était juste pour l’egotrip.
En fait, c’était le single du premier album de Lunatic, qui lui n’est jamais sorti. J’avais déjà la volonté de faire du blé. J’avais la dalle quoi, je voulais faire des thunes grâce au rap. Ou sans rap.

Tu faisais des thunes autrement, aussi ?
Ouais, je me démerdais. Je faisais pas des millions mais ça me permettait de survivre.

Donc ça aurait pu se passer autrement ?
Ça aurait pu ne pas marcher du tout. Cet album, par exemple, il est même pas sorti. C’est l’époque ou je traînais avec les Sages Poètes de la Rue et Beat 2 Boul. Quand on le réécoute, on sourit parce qu’il y a plein de trucs que je dis dans ce texte qui sont vrais aujourd’hui.

Et le Mexique alors ?
J’y suis pas allé encore, mais si je veux, j’y vais demain.

Mais, t’aurais continué le rap si t’avais pas fait de fric ? T’as toujours eu un côté « je m’en bats les couilles du rap », et en même temps ça représente une grande partie de ta vie.
Je l’ai fait parce que ça marchait, mais depuis le début je dis : « Si ça marche pas, j’arrête. » J’aime ça, mais faut que ça me permette de vivre. Je pourrais très bien me contenter d’en écouter et d’acheter les albums qui me plaisent. Je ferais pas du rap par passion. Dès le début, c’est un truc que je savais. Si Mauvais Œil s’était vendu à 2 000 exemplaires, j’aurais fait : « OK, c’est bon… » On m’aurait demandé : « Tu fais du rap toi ? », j’aurais répondu : « Non, je fais pas de rap non, je connais pas. »

Même si tu sentais que t’avais du talent ?
Si j’avais vendu 2 000 albums, ça aurait voulu dire que le talent, soit j’en avais pas, soit il était bien caché. Mais bon quand je dis : « on s’en bat les couilles du rap », c’est plus dans le sens ou je suis pas très « famille du hip-hop ». Je suis plutôt dans mon coin. Je suis pas là à militer pour un mouvement, je fais mes sons, je kiffe, ça marche, tant mieux, et puis demain quand je ferai plus de rap, ce sera « voilà quoi, salut ».

Donc t’envisages vraiment d’arrêter ? Dans l’album qui sort, tu fais des phases à la Jay-Z pour prévenir que tu prévois d’arrêter le rap.
Ouais, je pense que j’ai bien entamé la seconde période de ma vie de rappeur. Moi, je compare toujours le rap au sport, j’arrêterai quand il le faut, je ferai pas l’album de trop. Comme un boxeur, quoi. Faut toujours être dans la compétition et dans l’air du temps. En D2, je continue pas. Si un jour j’ai l’impression d’être has been, je vais pas forcer. Ce que font NTM ou IAM maintenant… J’arrêterai avant de faire mon « Coupe le cake ».

Ha ha. Donc c’est quand même pas pour tout de suite.
Non, mais demain si je trouve un Booba à produire, ça me dérangera pas d’être dans l’ombre. J’ai pas besoin de briller ou qu’on me reconnaisse dans la rue, je fais pas ça pour ça. Il y a des gens qui ont besoin d’avoir un public, d’être acclamés et tout. Moi, je le dis franchement, j’en ai rien à foutre.

Justement, depuis le début, sur « Hommes de l’ombre » par exemple, t’apparais comme quelqu’un qui veut pas se mettre en avant. Comment tu gères le fait d’être exposé ?
T’apprends, tu deviens un professionnel. Tant que ça reste dans le cadre de la musique, genre faire des clips et tout, j’aime bien. Mais la télé et ce genre de trucs, j’aime moins. Si je pouvais le faire à la Mylène Farmer, je le ferais.

Et avec Lunatic, vous cherchiez pas aussi un peu à en jouer pour vous démarquer du milieu du rap ?
Non, on était comme ça. C’est comme à l’école, quand le prof demande d’aller au tableau, sshhhhhh, direct tu te mets à côté du radiateur. C’était un peu l’état d’esprit, quoi. On faisait ça comme ça, c’était pas notre rêve d’être sous les projecteurs. Moi, j’ai jamais voulu rapper.

Ça pouvait venir de là, le fait que ton écriture était différente de celle de la plupart des rappeurs de l’époque, au point que des revues littéraires s’y sont intéressées ?
Franchement, j’ai été flatté que des gens extérieurs au milieu du rap puissent s’y intéresser. L’article de la NRF était réussi, j’ai été surpris que le mec me comprenne aussi bien alors que pour moi, si t’as jamais vécu ça, c’est pas vraiment évident de saisir de quoi je parle. Ça m’a étonné.

C’est un truc qui peut te faire lire les gens auxquels t’as été comparé ?
Ha, Céline et tout ? Non, j’ai toujours pas lu. J’arrive pas à lire en fait, j’ai du mal à me concentrer sur un livre, je sais pas pourquoi. Je sais que c’est mortel de lire et que c’est chanmé de se mettre dans un bouquin, je l’ai déjà fait, mais j’ai pas lu depuis des années. La dernière fois que j’ai lu un livre, j’étais au mitard, c’était un livre sur les cafards ou un truc baisé. En ce moment j’y arrive plus, je réfléchis trop, j’arrive pas à rester concentré.

Alors ça te vient d’où ce besoin d’avoir des textes aussi précis et travaillés ? Parce qu’en même temps tu n’as rien à voir avec toute cette tradition française du rap à texte.
J’en sais rien, mais je pense que c’est la façon de dire les choses qui est différente, plus que les mots que j’utilise. Mais je sais pas, je peux pas vraiment l’expliquer.

T’étais bon à l’école ?
J’étais bon en anglais, nul en maths. Enfin, c’est pas que j’étais nul mais je foutais rien.

Et en français ?
J’étais pas terrible, par contre depuis l’école j’aime bien les poèmes, « Le dormeur du val », les trucs comme ça. Je captais les images, les rimes mariées, embrassées, ça m’a marqué à l’époque. C’est peut-être pour ça que j’écris comme ça. Ça m’a intéressé, quoi. Quand j’écris, je me prends la tête sur des détails, savoir si je dois mettre un et ou un ou, sur la syntaxe, le placement des mots… En même temps j’adore dire de la merde, des trucs impulsifs.

C’est ça qui fait que t’as une écriture éclatée et que tu as rompu avec l’idéologie du morceau à thème ?
Pour moi c’est comme du sport, faut que ça s’enchaîne. Le rap, ça pourrait se résumer à de la punchline et des images. Comme un uppercut, quoi. Déjà, un thème c’est quoi ? Tu veux que je te parle de politique, de trucs comme ça ? Je l’ai déjà fait dans « La Lettre » à l’époque et maintenant dans le nouvel album avec le morceau « 0.9 », mais ça arrive rarement.

Ça veut dire quoi d’ailleurs « 0.9 » ? C’est aussi le nom de ton nouvel album.
C’est une référence à la cocaïne. C’est de la pure quoi, coupée à 10 %. C’est un comparatif avec ma musique. C’est pas coupé. Ce morceau je l’ai écrit d’un trait, quand j’étais dans l’avion. Je crois que c’est ça qu’on appelle l’inspiration, c’est comme de la magie en fait. Des fois quand j’écris ça sort un peu tout seul, et c’est ce qui s’est passé pour « 0.9 ». C’est aussi pour ça que parfois je fais des textes sans refrain, parce que je peux pas m’arrêter d’écrire. Je sais que si je m’arrête, je pourrai jamais revenir dessus parce que j’arriverai jamais à me remettre exactement dans cette lignée-là. Je sais pas si je me fais comprendre, mais c’est comme un peintre, des fois il prend sa toile et il galère, et d’autres fois il est extralucide. Même en sport c’est comme ça. Des fois tu vas faire des sales coups bas et tout, et parfois tout ce que tu fais ça réussit, l’autre tombe KO.

Et donc tu travailles tout le temps à ta musique ?
Ouais, en permanence. Des fois, j’ai une rime qui vient et je la note dans mon Blackberry, je me dis qu’elle servira pour plus tard, alors que je suis en train de faire un truc qui n’a rien à voir.

Même quand t’es avec un 90 B à bord de ta Ferrari ?
Ouais, voilà. C’est un 90 D en fait, ha. Qu’est-ce qu’il fait votre photographe là, l’inspiration s’est déclenchée ? On dirait qu’il veut me prendre en train de mettre un nuage de lait dans mon thé.

On a vu des interviews de toi au moment des élections de 2007, et tout le monde te demandait quelles étaient tes opinions politiques. T’esquivais les questions à chaque fois.
Ouais, c’est un rôle que je refuse de jouer. J’ai jamais voulu parler de ce genre de trucs. Il y en a d’autres qui rêvent de faire ça pour être des personnages publics, faire passer un message, je sais pas quoi. Moi, je fais pas du tout ça. Je veux que tu mettes mon son dans ta voiture et une fois que le morceau est fini, ça s’arrête. Ça va pas plus loin. Après, si ça te fait réfléchir c’est cool, mais c’est pas dans mes objectifs. En fait, quand j’écris, c’est comme si j’écrivais pour moi.

C’est un peu ce qu’on disait tout à l’heure, tu te mets pas en avant. T’as jamais été dans le délire relou du porte-parole d’une génération.
Ouais, ça serait prétentieux en plus. Tu veux que je prenne la parole, mais je suis qui moi, qui veut m’écouter ? J’ai jamais écouté personne, moi. OK j’ai quelques modèles, des Malcolm X, des machins comme ça, mais bon c’est pas des rappeurs. J’écoute plus Conan le Barbare moi, ha ha.

Mais ça t’est quand même arrivé d’écouter des rappeurs politisés ou pas du tout ?
Non. À la limite Dead Prez sur un single mais ça a jamais été plus loin. Au bout d’un moment ça me casse les couilles.

Tout le microcosme rap français te crache dessus en disant que t’es trop américain alors que t’importes juste les trucs qui se font là-bas avant les autres.
Moi, je fais du rap, je fais pas la différence entre la France et les États-Unis. Je me dis jamais que je copie les Américains ou quoi que ce soit. En boxe, quand y’a un nouveau coup de coude qui vient de sortir en Thaïlande, jamais tu vas te dire : « Non, je peux pas le faire celui-là, il vient de là-bas. » Tu te poses pas la question.

Mais y’a quand même tout le temps eu chez toi une sorte d’obsession pour les États-Unis. Là, t’en reviens tout juste, par exemple.
Je fais pas mal d’allers-retours. Je vis entre ici et là-bas, en fait. Je suis plus ou moins déjà installé entre Miami et Los Angeles mais je reviendrai quand même toujours ici à un moment ou à un autre. C’est ici que j’ai mes racines.

Qu’est-ce qui t’attire autant dans le fait d’aller aux États-Unis ?
Bah déjà c’est à cause de toute la musique que j’écoute. Et puis même la mentalité, c’est différent d’ici, et je préfère. Y’a du racisme autant qu’ici mais c’est pas hypocrite. Tout le monde reste chez soi, on se retrouve tous ensemble pour faire nos trucs et jamais personne ne se regarde de travers. Les Italiens, les Cubains, les Haïtiens, les Chinois, ils sont tout le temps ensemble et personne vient les faire chier.

Mais justement, c’est peut-être encore plus hypocrite ce système communautaire, dans le sens où tu laisses croire aux étrangers qu’il n’y a aucune différence entre la vie dans le pays où ils sont et celle qu’ils menaient dans leur pays d’origine.
Sérieux, je pense que c’est beaucoup plus hypocrite de faire semblant de parler d’intégration, comme si on allait tous vivre ensemble. Parce que je pense pas que les gens du 16ème aimeraient avoir une famille sénégalaise sur leur palier, tu vois. Ils aimeraient pas avoir une odeur de riz et de poisson dans l’ascenseur, je crois. Alors qu’ils arrêtent de faire genre ça ne les dérangerait pas qu’on vive avec eux. C’est un truc de politicien ça, c’est du bluff.

Et qu’est-ce qui te fait penser que le système américain est meilleur ?
Bah, on est comme des animaux. Des animaux supérieurs mais des animaux quand même. Et dans les animaux, y’a les lions qui sont avec les lions, les gazelles qui sont avec les gazelles etc. Quand c’est la sécheresse, ils se retrouvent autour d’un point d’eau, et là tu vois des lions, des crocodiles et des flamants roses, mais une fois qu’ils ont tous bu, c’est terminé, ils rentrent chez eux. Je compare toujours ça à Manhattan. Tout le monde est mélangé pendant la journée de taff, c’est comme dans la brousse, et à la fin de la journée tout le monde rentre chez soi. T’as les quartiers latin, italien, russe, chinois qui sont désertés le jour et qui se remettent à vivre quand le soir tombe. Y’a rien de mal à ça. Quand t’es portugais t’es content de te retrouver avec des mecs qui parlent ta langue, qui connaissent l’endroit d’où tu viens et qui ont la même culture que toi.

Mais ce genre de ghettos contribue à renforcer les inégalités sociales, non ?
Non, pas forcément, parce que quand t’es avec tes potes, tu fais des trucs pour t’en sortir plus facilement. Tu fais des petits business sous le manteau vite fait et ça passe tout seul. Tu vas dans le Bronx, tu demandes un taxi et c’est un immigré qui parle même pas anglais qui va arriver en bas de chez toi. C’est la débrouille et du coup, jamais t’auras de discrimination à l’embauche. OK, ça crée des ghettos, mais c’est faux de dire qu’il n’y en a pas en France. À Boulogne, tu vas avoir un Sonacotra, à côté un foyer pour Roumains, c’est la même, c’est des petits bouts de ghettos implantés un peu partout. Alors que là-bas ça va juste être regroupé en gros blocs. Chaque fois que j’y vais, je me sens à ma place. Personne me regarde chelou ou quoi, je sens jamais que je suis le seul noir dans la rue.

Et t’as suivi un peu la campagne électorale quand t’étais là-bas ? T’en penses quoi d’Obama ?
Franchement tu vois les mecs là-bas comment ils sont à donf sur lui, t’es obligé de suivre. Les gars ils ont des tee-shirts, des casquettes et tout, c’est un truc de ouf. Même les mecs du hood et les rappeurs ils supportent à fond. Ils s’en battent les couilles quand c’est un Bush qui est au pouvoir, mais pour Obama c’est plus la même. Tous les noirs sont solidaires là-bas. C’est ça qui permet à un type comme Obama d’arriver au pouvoir, alors qu’en France, pour s’intégrer, il faut faire des études, être bon à l’école, ce genre de trucs.

Tu veux dire qu’il faut être Abd Al Malik.
Ouais voilà. Moi, comme j’ai vu que j’y arrivais pas, j’ai fait : « OK, je m’en bats les couilles, je fais mon truc tout seul, je sors du système. » Exactement l’inverse de ce qu’on nous demande de faire, en fait.


L’album O.9 sort le 24 novembre chez Tallac/ULM

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