Depuis des années maintenant, Damon Garrett Riddick, natif de Pasadena en Californie, bricole un boogie-funk intemporel, juteux et lubrique, bande-son de tous nos samedis-barbecues réels et imaginaires. Il vient de sortir il y a quelques semaines le brillant Invite the Light, quatrième album de Dâm-Funk, qui emmène une nouvelle fois le modern funk dans d’autres sphères, bien rondes et rebondies.
Damon est un type hyper ouvert, amical, doux, expansif, et heureux de nous présenter sa vision des choses, de son amour pour le groupe Rush jusqu’aux « pignoles » qui ruinent la club culture actuelle, sans oublier de déplorer le fait que l’imagination n’a plus sa place dans un monde moderne qui voit tout en noir. « L’Amérique est obnubilée par la réalité » m’a t-il confié. « Voilà pourquoi j’ai envie de coller mon pied au cul des gens en ce moment, parce que plus personne ne sait comment fantasmer. Le fantasme est une bonne chose. Rêver t’aide à créer de nouvelles choses, au lieu de la télé-réalité où du machin-réalité, ‘je suis le CNN de la rue’, toutes ces conneries. Je n’ai pas envie d’écouter un disque pour entendre le CNN de la rue. Je veux m’envoler ailleurs. Voilà pourquoi j’ai aimé Rush. »
Noisey : Tu as grandi dans un environnement musical ?
DâM–FunK : Oui. Mon père jouait du clavier et de la batterie. Mon grand-père était dans la musique aussi, donc ça s’est transmis du côté de la famille de mon père. J’ai commencé la batterie quand j’avais 6 ans. Je me suis mis au clavier et à l’orgue un peu plus tard.
Tu rejouais des albums ou tu improvisais ?
Le premier disque que j’ai appris avec mon père c’était « In-A-Gadda-Da-Vida » d‘Iron Butterfly. Je rejouais les 17 minutes entières ! Mon père avait fait ses études à Berlin et était en contact avec des tas d’autres cultures, il a insisté pour que ce soit la même chose pour moi. Donc je ne passais pas mes journées à écouter simplement de la soul, comme Al Green ou Isaac Hayes, j’avais plein d’autres styles sous la main. Je le remercie de m’avoir fait découvrir autant de trucs. Mais fatalement, arrive le jour où tu te rebelles. Quand je me suis mis à écouter d’autres trucs que j’avais dégoté moi-même, Rush a été mon coup de coeur. J’adore le jeu de Neil Peart. Je jouais Moving Pictures du début à la fin sur ma batterie. Je reproduisais le moindre petit truc, je le jure… Aujourd’hui, je n’essaie plus de jouer comme lui, mais quand t’es gosse, t’es naïf, tu ne penses même pas vraiment à ce que tu fais. Tu veux tout apprendre. Moi j’ai appris ce disque.
Tu parlais de rébellion. Comment tu t’y es pris ? Un disquaire ou une radio ont joué un rôle précis là-dedans ?
Mon père m’avait emmené chez un disquaire de Pasadena qui s’appelait Poobah Records. C’était un magasin à l’ancienne, Jay Greene, le boss, stockait tout et n’importe quoi. C’était un vieux juif, et il avait tout, de Miles Davis à Aretha Franklin en passant par Prince, Egyptian Lover, et même Soft Cell. Tout. Niveau radio à Los Angeles, au début des années 80, il y avait KROQ, qui passait de la new wave et des groupes néo-romantiques, KLOS et KMET qui jouaient du heavy metal, puis KLGH et KGFJ qui diffusaient de la soul et du funk, KISS jouait de la pop, tu pouvais toutes les capter en tournant ton tuner.
D’une certaine façon, maintenant que tout le monde se trimballe avec ses écouteurs et son iPod, tous les compteurs sont remis à zéro. Aujourd’hui, tu ne sais plus ce que les gens écoutent. Quelqu’un peut dire « le modern funk, ça ne prend pas » mais tu ne peux jamais savoir ce qui plaît aux gens. Je sais pas, on voit des articles sur ces nouveaux sons électroniques (electronic wobble beats) partout dans les magazines hip, une poignée de nerds va se mettre à les écouter plutôt que d’écouter du funk et du boogie, et on écrira encore plus de choses dessus parce que les chroniqueurs et les journalistes feront croire aux gens que tout le monde écoute ce type de musique. C’est un cercle vicieux. Je le jure devant Dieu, personne n’écoute ce sur quoi écrivent ces types. Les gens écoutent du modern funk dans leurs caisses. C’est en tout cas ce que j’entends le plus dans mon coin.
Pour revenir à la rébellion, il faut rester soi-même, c’est le plus important. Perso, j’ai eu cette opportunité grace à un magazine qui s’appelait TV Guide et qui avait un service nommé Colombia House avec lequel tu pouvais commander des disques pour un centime. Je commandais des albums de Kiss, de Devo, de Rush. Je me fiais surtout aux pochettes. Et sur ce que j’entendais à la radio.
C’est plus dur de découvrir de nouveaux trucs aujourd’hui et d’être à fond dessus ? La génération actuelle n’a plus le temps de construire cette relation avec les disques et les artistes ?
Certainement. Je me souviens que je séchais les cours quand un nouveau disque de Prince sortait, le jeudi, je rentrais chez moi, j’envelais la cellophane, je matais la pochette, je lisais les lyrics, je regardais qui était le producteur, où il avait été enregistré, qui jouait dessus, je prenais le morceau de plastique et le posais sur ma platine avant de m’installer dans un siège spécial que j’avais dans ma chambre, j’ouvrais la fenêtre et j’écoutais le disque en regardant le soleil se coucher. C’était une expérience magique à chaque fois.
Tu apprécies plus les choses quand il y a du travail derrière. Je ne veux pas avoir l’air d’un vieux con parce que je ne le suis pas, je suis intemporel, mais je trouve vraiment ça dommage pour eux. iTunes, ou Spotify, ou n’importe quel service de streaming ne te dit pas qui a produit quoi, dans quel studio ça a été fait, qui a écrit tel titre… Tu as juste une pochette sur laquelle cliquer. Je ne sais pas pourquoi c’est comme ça. Je sais que tu peux toujours joindre un PDF avec un album numérique, mais ce n’est pas pareil. On a quand même de la chance, même avec toutes ces choses que l’on nous a enlevé, des jeunes gens arrivent encore à composer de la musique extraordinaire.
Tu te souviens de la première fois où t’es sorti en club ?
Oui, c’était au Marylin’s Back Street, à Pasadena. C’était un club pour ados. À l’époque, la musique en vogue c’était Eric B & Rakim, Big Daddy Kane et tout, mais à LA, ils mélangeaient toujours ça avec Egyptian Lover, Prince, ou George Clinton, des trucs comme ça, parce que les DJ’s étaient plus vieux que nous. Ils mettaient toujours du funk dans la formule. C’était leur vibe. On avait une danse qu’on appelait le Freak et donc tout tournait autour de ça. À la fin de la nuit, tu réussisais à choper un numéro et t’espérais pouvoir l’appeler dès le lendemain pour passer des heures avec la meuf. C’était marrant.
Je bougeais là-bas avec ma bande de l’école. On se rencardait, on prenait le bus, et on se donnait tous rdv à tel endroit. Il n’y avait pas de téléphones portables, de bippeurs, rien de tout ça — on se faisait juste confiance. Tu te déplaçais seul et tu comptais sur les autres. Nos parents venaient nous récupéerer. À un moment donné, l’un d’entre nous a eu une voiture donc on s’empilait tous dedans. C’était drôle. J’ai des souvenirs très tendres de cette période. Puis après le lycée, on a poussé vers LA pour découvrir de nouveaux clubs.
Quels ont été les DJ’s les plus marquants pour toi ?
En fait, à l’époque, tout le monde s’en foutait du type qui était dans la cabine. C’est la musique qui comptait. Voilà la différence. Le DJ était juste le mec qui nous livrait du son. On ne le regardait même pas. C’est ça l’élément-clé : aujourd’hui, c’est le DJ la star. Le truc était d’aller dans tel lieu et de vivre une expérience avec les autres. Personne ne se branlait au premier rang, levait les bras devant le DJ, ouvrait Shazam toutes les 3 minutes… Les DJ’s n’avaient ni fans ni groupies. C’était tout pour la musique, et la danse, échanger avec les gens sur la piste, essayer de choper des numéros… La musique était la bande-son de tout ça. Le DJ était payé à la fin de la soirée hein, il faisait son boulot, mais ça n’avait rien à voir avec maintenant. On ne manquait pas de respect au DJ non plus, mais chaque chose était à sa place. Je n’ai pas grandi dans cette culture du DJ-star.
Tu trouves que c’est un mauvais point ?
Je trouve surtout que beaucoup d’entre eux ne méritent pas ce statut. Certains le méritent, d’autres non. Il y en a qui livrent de vraies performances. Theo Parrish par exemple, il est très bon. Ses soirées sont mortelles. Pareil pour Moodymann. En restant humble, je pense que je ne suis pas un manchot non plus. J’essaie de proposer des choses différentes au public. Ce n’est pas juste un enchainement de morceaux avec un pignouf tripotant des boutons sans ouvrir la bouche. Beaucoup de gens refusent de dire la vérité. C’est la nature illuminati de ces journalistes qui mettent les DJ’s sur un piédestal et les considèrent comme des dieux. Ils voient quelqu’un qui leur ressemble et décident de lui octroyer le statut de divinité. Alors que Parrish, Moodyman ou d’autres gars, qui font des trucs géniaux, sont négligés, parce que les journalistes veulent que ce soit leurs potes ou les gens qui leur ressemblent qui soient dans la lumière.
Tu veux dire que les journalistes dans la musique électronique favorisent les DJ’s et producteurs blancs ?
Non, je ne dis pas ça. Mais ça tend à le devenir oui. Même si ça n’a rien à voir avec un truc racial, on devrait plutôt parler d’intelligentsia. Les types qu’on retrouve dans l’intelligentsia, sont à l’opposé du vrai, des choses qui viennent du coeur. Ceux qui me ressemblent, n’auront pas de visibilité. Je ne serai jamais en couv d’un magazine. Parce qu’ils veulent que je sois représenté. Ils ne veulent pas de Theo Parrish. Ils ne veulent pas de Juan Atkins non plus parce que c’est vieux. Ils veulent juste les petits nouveaux. Quand ils s’ouvrent à une personne qui ne leur ressemble pas, ils le mettent sous un microscope et attendent la défaillance. C’est ce qui se passe en ce moment avec Kaytranada. Je le vois sur Twitter se prendre la tête avec plein de gens. J’aimerais lui dire de se calmer, de ne pas répondre aux trolls. De ne pas relever. Les autres gars, ils savent comment rester calme. Ils savent qu’ils doivent s’appeler Disclosure, fermer toutes les portes derrière eux et porter des masques. Tu nous vois ? On est un type de gens plus coloré. On remue la queue. Parce qu’on peut.
Tu es donc en train de dire que ce journalisme musical est une sorte de « vengeance des nerds » ?
Oui ! Je suis content que tu abordes ça. Je n’ai rien contre hein, ça fait partie du mouvement, ils aiment la musique et j’apprécie ça. C’est une vengeance des nerds mais personne ne veut en parler. Je suis le seul qui le fais. Je suis le seul à l’admettre parce que je n’ai pas peur de perdre de l’argent ou des dates, et je n’ai pas peur qu’un mec vienne me dire d’aller me faire foutre sur Twitter. Je dis la vérité parce que j’en ai rien à foutre !
Invite the Light est disponible sur Stones Throw.
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