Société

De Zeegeuzen, parmi ce qu’Ostende possède de plus précieux

bruin cafe in oostende, parasol

Bienvenue dans « LAST CALL », une série dans laquelle on passe du temps avec les gens qui travaillent dans des bars afin de profiter de leurs leçons de vie – de comment surmonter un cœur brisé à ce qu’il ne faut absolument pas commander pour éviter de se couvrir de ridicule.

Ostende, c’est la reine des villes côtières. Il y a beaucoup à dire sur elle, ses apparts hors de prix en bord de mer ou la gentrification qu’elle subit tristement, au détriment de son lien historique avec la pêche. Mais je préfère rester positive pour une fois, et parler d’un de ces innombrables lieux à la fois connus des touristes, des amoureux·ses de la ville et de ses propres habitant·es. Je pense à cet ancien bistrot de pêcheurs, suffisamment éloigné de la Langestraat et sa vie nocturne tumultueuse pour ne pas être gêné par des ados qui dégueulent, mais suffisamment proche pour que, si l’envie vous prend d’aller danser après votre cinquième verre de Zeegeuze, vous n’ayez pas à vous traîner bien loin. Je vous parle d’un bar appelé De Zeegeuzen. 

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Entre le front de mer et le centre-ville, pas très loin de ces horribles blocs rouges – on ne sait toujours pas si c’est censé être de l’art ou une blague hors de prix – se trouve De Zeegeuzen, un bar pas comme les autres. Quand j’étais ado (en âge de consommer de l’alcool, bien sûr), je m’y suis aventurée pas mal de fois. Avec mes potes, on se faufilait toujours à l’arrière pour boire une pinte et fumer en cachette. J’y ai célébré mon premier réveillon du Nouvel An loin de chez moi – avant de rentrer le cœur à moitié brisé, avec un de mes potes qui était trop cuit pour donner l’adresse au chauffeur de taxi, bref, ces histoires-là, ce sera pour une autre fois. 

Cet ancien bar de pêcheurs a été repris il y a quelques années par un jeune Est-flandrien, Thibault Marchand, qui l’a fait revivre. J’ai pris un verre de Zeegeuze avec lui et je suis allé raviver les vieux souvenirs de ce bar légendaire où marins et pêcheurs venaient boire une pinte avant de passer une « courte nuit de sommeil ». 

VICE : Comment t’as atterri ici ?
Thibault Marchand :
Quand y’a eu la pandémie, je venais tout juste d’obtenir mon diplôme de l’Artevelde à Gand et j’avais l’intention de continuer à étudier les sciences commerciales. Mais j’ai pas accroché, à cause des cours en ligne. Un jour, je suis passé devant le bar et Nicole [l’ancienne gérante, NDLR] était en train de travailler. J’avais déjà bossé ici quand j’avais 16 ans, en tant qu’étudiant, je la connaissais bien. Elle m’a dit qu’elle voulait quitter le bar, mais qu’elle aimerait qu’il reste dans le même état. De fil en aiguille, j’ai repris le lieu. Je me suis dit que j’étais jeune, alors pourquoi pas ? J’avais 24 ans quand j’ai signé le contrat. Aujourd’hui, j’en ai 28, mais le Covid et quelques rénovations ont fait que j’ai pas pu garder le café ouvert très longtemps. Aujourd’hui, on peut dire qu’il revit. 

Reprendre un bar à 23 ans, c’est pas donné à tout le monde. 
Non, mais j’avais déjà travaillé ici, et j’ai aussi travaillé pendant un temps au Lafayette [un autre bar bien connu à Ostende, NDLR] où j’ai beaucoup appris, et j’ai aussi toujours beaucoup économisé. J’ai pris un bon départ. L’hiver dernier, j’ai aussi tenu un stand au marché de Noël avec le bar, ce qui m’a beaucoup plu, et ça m’a donné une motivation supplémentaire pour garder le bar ouvert. Après trois ans de Covid, je suis toujours là, donc je pense que ça se passe bien là. 

T’as pu apporter ta propre touche au lieu ?
Oui, un peu. J’organise des soirées avec des jam sessions, des stand-ups ou des quizz et ça amène une chouette ambiance. Parfois y’a aussi un public un peu plus jeune et un peu plus alternatif. Mais oui, avant, on voyait toujours les mêmes personnes assises au comptoir, à boire des pintes, la même chose tous les jours. 

De Zeegeuzen existe depuis assez longtemps, en fait. Tu connais un peu son histoire ?
Oui, alors, récemment, un couple originaire d’une ferme perdue en Angleterre est passé par ici. Ils ont visité Ostende parce que le gars était dans la marine et qu’il cherchait tous les endroits qu’il avait visités à l’époque. Il n’a trouvé pratiquement aucun des bars qui existaient en son temps, sauf De Zeegeuzen. Le bâtiment a été construit en 1912 et le café existe depuis une cinquantaine d’années. Avant, c’était un restaurant et un magasin, et on pouvait aussi y dormir, ce qui en faisait une sorte d’auberge où les gens allaient probablement « dormir » pendant une petite demi-heure. À l’intérieur, y’a un panneau qui dit : « Les filles de la rue qui amènent des marins doivent payer une chambre à l’avance. » 

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Et ça date de cette époque ?
Oui, donc on pouvait aussi monter à l’étage. Le type qui a ouvert le bar était un marin. Lui et ses potes ont décoré tout l’endroit. Le comptoir, par exemple, venait de France. Au bout du compte, c’est sa femme qui devait travailler dans le bar. Mais elle n’a pas tenu longtemps. Après genre cinq ans, elle a eu un cancer et Nicole a repris le bar. Je pense qu’elle avait à peu près le même âge que moi quand je l’ai repris. 

Elle travaillait seule ?
Elle avait un mari, mais en réalité, elle était surtout seule. Ses filles aussi ont pratiquement grandi dans ce bar. Quand Nicole était enceinte, elle est restée ici jusqu’à ce qu’elle perde les eaux. Et après l’accouchement, elle est rapidement revenue. 

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Nicole, lorsqu’elle était étudiante.

Ta première fois dans ce bar, c’était quand t’as fait ton premier jour ?
Non, en fait, la première fois que j’ai bu une pinte, c’était ici. J’avais 16 ans ; j’avais déjà bu des pintes du night shop, mais la première fois que j’ai bu vraie une pinte au bar, c’était au Zeegeuzen. Je me souviens que j’aimais pas vraiment le goût de la bière, mais une Zeegeuzen ça allait, parce qu’elle est sucrée. Entre-temps, j’ai appris à aimer la bière, je pourrais pas m’en passer, surtout pour le goût. 

La Zeegeuze, la bière, est assez bien connue des habitant·es ici. T’as pu en apprendre le secret rapidement ? 
Oui, dès le premier jour où je suis venu travailler. On racontait aussi qu’un soir, une marine, une vraie dure à cuire, était venue et avait soi-disant bu 24 Zeegeuzen. Je me suis dit qu’il fallait tester ça nous-mêmes un jour, joindre le geste à la parole et organiser un concours. Le premier type a réussi à en boire six, le suivant 14. Enfin, un de mes amis en a bu 17. Il a vomi partout dans les toilettes. Après avoir vu ça, je savais pas si je devais encore croire à cette histoire. 

Mais après, y’a eu un gars de Snellegem qui a bu 21 verres, j’ai même encadré sa photo. Mais c’était vraiment un ours. En fait, je venais de rentrer du marché de Noël et j’étais sur le point de fermer le bar quand le gars en était à son vingtième verre [chaque verre représente un peu plus de 37,5 cl de bière, NDLR]. Je lui ai dit qu’il pouvait encore boire un verre et que je fermerais ensuite. Je suis sûr qu’il aurait continué à boire si on était restés ouverts. Il m’est aussi arrivé d’avoir un très jeune homme qui a essayé de battre le record et qui s’est enfui aux toilettes alors qu’il en était à son dixième verre. Sa mère m’a appelé pour me demander s’il était là, ce à quoi j’ai répondu : « Oui, viens le chercher. Je pense qu’il est prêt à bouger. » 

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La bière De Zeegeuze a changé depuis que t’as pris la direction du bar ?
Oui et non. La bière qu’on a est une gueuze Saint-Louis à laquelle on ajoute un ingrédient secret. Mais quelques années avant qu’elle n’arrête, Nicole a changé de gueuze parce qu’ils ne fabriquaient plus la bière normale en bouteilles de 37,5 cl. Quand j’ai repris l’affaire, j’ai choisi de commander cette bière en fût. Donc, j’ai toujours la gueuze d’origine, mais avec moins de travail derrière. Sinon, quand y’a des gens qui viennent en grands groupes, je devrais ouvrir 12 bouteilles à chaque fois. Je me souviens, quand j’ai commencé à travailler ici à 16 ans, j’avais les doigts éclatés la première semaine à force d’ouvrir des bouteilles. Aujourd’hui, j’ai plus qu’à ouvrir les fûts. 

Ça t’arrive souvent de voir de vieilles connaissances ?
Oui, et pas mal de gens qui viennent demander après Nicole. Ça faisait 35 ans qu’elle tenait ce lieu, c’est normal. Souvent, je sais pas trop quoi répondre. Y’avait quelques bons personnages à l’époque, ils passent encore de temps en temps, comme ce facteur très gros et qui avait du mal à se tenir droit sur sa chaise. Il était presque toujours au Botteltje [un bar voisin avec une très grande carte des bières, NDLR], il a essayé leur carte au complet au moins quatre fois.

Y’avait aussi Krulle, qui n’avait plus qu’un poumon. Il habitait en bas de la rue, mais devait toujours faire une pause de 15 minutes à mi-chemin, parce qu’il ne pouvait pas aller plus loin. Il y avait aussi Ricksje de Hollander, qui travaillait pour le service de déminage et qui s’occupait toujours de tout le monde. Une fois, Rick a acheté un iPad pour Krulle, qui jouait toujours dessus au café. Ces types étaient là quand j’avais 16 ans. Je pense pas que Krulle ait fait long feu ; il avait moins de 60 ans mais en paraissait 300. 

Des vrais personnages, effectivement.
Ouais, tous des habitués. Y’a aussi Knarf [Van Pellecom, NDLR], l’un des scénaristes de Thuis et de F.C. De Kampioenen. Il vient encore et on est un peu potes. J’avais l’habitude de dire qu’un jour, il devrait admettre que son vrai nom était Frank et que Knarf n’était qu’un anagramme. Mais il m’a un jour montré sa carte d’identité et il y avait écrit Knarf. Je pense toujours qu’il l’a changé à cause du fait que tout le monde l’appelle comme ça. Y’a d’autres personnes célèbres qui sont parfois passées par ici, comme Martin Heylen et Sam Louwyck. 

Après ces quelques années dans les jambes, tu te sens comme le vrai patron du lieu ?
Pfff, pas trop, non. Je me considère pas comme un patron. Les gens disent parfois « Hé patron » quand ils entrent, mais je trouve toujours ça un peu bizarre. Ce mot ne me semble pas très approprié. Je veux juste contribuer à la culture d’Ostende, et c’est aussi pour ça que j’ai repris le bar. Je suis pas là pour jouer les patrons, mais pour faire comprendre aux gens que De Zeegeuzen existe toujours. Parfois, on a l’impression d’être dans une maison de jeunes, où on s’occupe des gens. Pendant le Covid, j’ai aussi essayé de donner une plateforme aux artistes, par exemple, en laissant le bar ouvert pour des concerts. 

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T’as parfois l’impression que ta vie tourne autour du bar ?
Oui, je peux pas sortir sans que les gens me demandent comment va le café ou si « c’est pas ouvert aujourd’hui ? ». Finalement, je ne suis plus Thibault Marchand mais Thibault du Zeegeuzen, tu vois ? Ce bar c’est mon identité, et c’est bien comme ça. Les gens me demandent parfois si j’arrive à concilier ça avec ma vie privée, avec le fait d’avoir une famille, mais je pense pas que je le ferai avant 40 ans. Je m’amuse tous les jours.

Y’a des périodes où je me dis que je ferais peut-être mieux de faire du 9 à 5 comme tout le monde, mais d’un autre côté, je me lève quand je veux, j’ouvre le soir et personne ne me dit ce que je dois faire et comment je dois le faire. Tout ce que je fais ici, c’est pour moi, et ça marche pas autrement. 

Donc on n’est qu’au début de l’histoire.
Je pense que je vais garder ce bar ouvert encore quelques années, parce que parfois, on ne se rend pas compte à quel point on est bien loti. C’est pas non plus un endroit où les gens viennent pour foutre le bordel, c’est un endroit où on discute. C’est bien d’avoir un bar comme celui-ci, les gens qui viennent ont toujours quelque chose à dire.

J’ai toujours voulu quelque chose comme ça, un bar culte. Il se passe tellement de choses ici, les gens écrivent des poèmes, font de la musique. J’ai récemment reçu un livre de poèmes d’un Néerlandais qui vit en ville et travaille au De Bezige Bij [une maison d’édition basée aux Pays-Bas, NDLR]. On a aussi accroché une œuvre d’art d’un artiste local récemment. Il se passe beaucoup de choses, et quand je jette un oeil en arrière, je vois que beaucoup de choses se sont passées ici. Y’a une âme dans ce qu’il se passe ici, et c’est ça qu’on retient.

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