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Société

À la rencontre des libertariens français

Sécurité sociale, libéralisme économique, port d’arme : on a discuté avec ceux qui militent pour la liberté absolue, et tout ce que ça implique.
libertariens

Image issue de « La page des Libertariens » sur Facebook

Depuis plusieurs mois, la notion de liberté est au cœur du débat présidentiel. Qu'il s'agisse de l'accueil des réfugiés, de la question européenne, de la forme que doit prendre la laïcité, de la surveillance de masse ou encore de la souveraineté que Marine Le Pen estime rendre au peuple français, il est souvent question de liberté – sous une forme ou une autre. Mais si l'École de la République nous a enseigné que la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres, rares sont ceux qui ont vraiment interrogé le contenu de cette punchline démocratique. Les libertariens l'ont fait, et sont arrivés à la conclusion qu'il fallait l'appliquer à l'extrême – avec toutes les emmerdes que ça implique.

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« Le libertarianisme, c'est l'idée que l'homme n'appartient qu'à lui-même et à nul autre, étant ainsi libre de faire ce qu'il souhaite – pourvu qu'il ne nuise pas à autrui », résume Marius-Joseph Marchetti, étudiant en économie de 21 ans et libertarien revendiqué. « Chacun doit être respecté pour son libre choix en toutes choses, tant que chacun respecte de même ce droit pour les autres », poursuit Stéphane Geyres, ancien président fondateur du Mouvement des Libertariens de France. Et d'expliciter : « Cela veut dire que le libertarien respecte tout le monde, pourvu que tout le monde le respecte en retour. Le libertarien se doit de n'agresser personne. Par contre, s'il vient à agresser, il doit s'attendre à être sévèrement jugé. » Enfin, ce consultant en systèmes d'information de 55 ans qui se définit personnellement comme un « anarchiste de droite », tient à aller plus loin. Selon lui, respecter ne veut pas dire aimer, et les gens auraient ainsi tout à fait le droit de détester une communauté, de ne pas parler à ses membres ou de conclure des affaires avec eux. Par contre, il est interdit de leur chercher des noises, de les mettre dehors ou de les agresser – sans quoi, ces derniers auraient le droit de se défendre. Dans un monde libertarien, vous pourriez donc faire pas mal de trucs interdits ou mal perçus en France : vous droguer, acheter des armes, vous installer dans la région ou le pays qui vous plaît le plus, élever vos enfants selon les préceptes de la Bible satanique ou vous construire une maison en forme de pénis au milieu d'un village de maisonnettes de caractère.

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Photo issue de la page Facebook du Parti Libéral Démocrate Dans ce cas de figure, le gouvernement serait réduit à néant. Ou presque. Les plus radicaux prônent sa suppression pure et simple. La plupart des autres, comme les minarchistes, défendent l'idée d'un État minimal qui ne s'occuperait plus que des fonctions régaliennes de police, de justice et d'armée. Pas de sécurité sociale, pas de chômage, pas d'école gratuite – tout serait réglé par différents opérateurs privés. Au lieu de payer vos impôts, vous devrez acheter un service à l'opérateur qui vous convient. Il existe de nombreuses formes de libertarianisme en France et ailleurs, mais le sentiment général vis-à-vis du pouvoir central est plus ou moins le même. « Mon sentiment est que l'État ne résout pas, en général, les problèmes des gens, mais au contraire les aggrave – même lorsqu'il veut bien faire », assène Daniel Tourre, auteur du livre Pulp Libéralisme, la tradition libérale pour les débutants et activiste du libéralisme classique. Pour lui, comme pour l'ensemble des libéraux, l'État, par sa nature monopolistique, est source de nombreux problèmes : « Chaque nouvelle intervention de l'État est un pied dans la porte à une bureaucratie ou des clientélismes, qui au final nuisent à la population, en particulier les plus modestes. » Et puisqu'il ne ferait plus grand-chose, l'État n'aurait pas besoin de collecter autant d'impôts. Car, vous l'aurez deviné, les libertariens n'aiment pas beaucoup les impôts, les taxes et tout ce qui peut entraver la libre entreprise. En dehors de ces constats, les libertariens français sont profondément divisés, et ce sur à peu près tout – y compris sur le fait qu'ils soient divisés ou non. Rien que leur désignation est problématique. Certains préfèrent le terme américanisant de libertariens, quand d'autres s'en tiennent à celui de libéraux – moins galvaudé en France qu'outre-Atlantique, où le mot a été récupéré à gauche. Quant aux idées, ils se déchirent sur à peu près tout. Tous partagent l'idée que la société devrait reposer sur l'individu, sa responsabilité individuelle et l'idée qu'il a des droits naturels – respect de son intégrité physique, liberté et propriété –, mais personne ne semble d'accord sur la manière de faire et l'endroit où placer le curseur. Là où certains considèrent le revenu universel comme une libération, d'autres le considèrent comme une forme d'asservissement. Et là où certains voient dans l'avortement un droit naturel à disposer son corps, d'autres perçoivent une atteinte aux droits naturels d'un individu. Les exemples ne manquent pas.

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Marc, 28 ans, chercheur associé à un think tank, se déclare frustré par ce constat : « C'est un mouvement très hétérogène, avec des radicalités différentes, ce qui crée de fortes dissensions. C'est passionnant sur le plan intellectuel, mais c'est frustrant, ça ne permet pas de générer un mouvement durable, qui ait un impact sur la société. C'est pour ça que nous avons l'image d'un petit mouvement recroquevillé sur lui-même. » En réalité, il s'agit donc de plusieurs mouvements. Selon Marius-Joseph : « Il existe le Parti Libéral Démocrate, dirigé par Aurélien Véron, si cela n'a pas changé. Dernièrement, un Parti Libertarien a été fondé, et il existe depuis plusieurs années un Mouvement des Libertariens. On peut aussi trouver quelques think tanks plus ou moins libéraux, souvent plus modérés que les positions qu'on peut trouver chez le libéral/libertarien lambda, tel que l'Ifrap, l'Iref Europe ou encore Génération Libre. » Pour en arriver à adhérer à une idéologie à ce point à contre-courant, aussi globalement contre-intuitive – selon les dires de ses adeptes –, il faut s'être plongé dans une tripotée d'auteurs comme Friedrich Hayek, Adam Smith, Ayn Rand, Frédéric Bastiat, Tocqueville et bien d'autres. Et donc être doté d'un bagage culturel et intellectuel conséquent. Car bien que de nombreux interviewés affirment que les libertariens se retrouvent dans toutes les couches de la société, je n'ai pu m'entretenir qu'avec des gens qualifiés, éduqués ou occupant des fonctions de cadres. Les fameuses « petites gens » existent sûrement, mais elles sont restées introuvables.

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« Le milieu est plutôt jeune, masculin et bien éduqué. Les revenus sont très variables, beaucoup de mes connaissances libérales ne gagnent pas beaucoup plus que le SMIC », synthétise Daniel Tourre. Marc, le chercheur, s'amuse du fait que ce ne serait pas très libertarien d'établir un portrait-robot. Il s'y essaie tout de même et évoque beaucoup d'entrepreneurs, d'employés de la fonction publique et de chercheurs. Et surtout beaucoup d'hommes : « C'est peut-être machiste de dire ça mais les libertariens sont profondément rationalistes, plus attachés à la pensée qu'à l'émotion, c'est peut-être ça qui explique que ce soit majoritairement des hommes qui soient attirés par ces idées, et beaucoup de gens un peu introvertis. » Le parcours intellectuel des militants se fait bien souvent seul, ou avec l'aide d'un mentor. Marc évoque « un long processus, fait de beaucoup de lectures et de réflexions » déclenché par « une forme viscérale d'individualisme, un besoin de me différencier, d'affirmer mon individualité ».

Nathalie MP, 55 ans, qui note, elle, que les libertariens sont aussi souvent des passionnés de nouvelles technologies, se souvient de la passion de son père pour Hayek. C'est en lui remettant un exemplaire de La route de la servitude qu'il a allumé la flamme libérale dans l'esprit de cette mère de quatre enfants, qui travaille à mi-temps dans la société de conseil qu'elle a cofondé avec son mari. Depuis, elle affûte sa pensée de son côté, sur son blog et le site d'informations libéral Contrepoints – car, comme beaucoup d'autres interviewés, elle dit ne pas vraiment connaître le milieu libertarien. Quoi de plus individualiste, finalement ? Il faut dire que la France n'est pas un paradis pour les libertariens, c'est même un enfer. Contrairement aux États-Unis, berceau de cette pensée, où la défiance à l'égard de l'État, la culture de la réussite, de l'argent et une certaine culture de la liberté à l'anglo-saxonne sont très ancrées, l'Hexagone réunit tout ce que les libertariens détestent : un système basé sur la redistribution à tous, un État ultra-centralisé, des patrons de mèche avec les politiques – ce qui fausse le libéralisme pur et parfait dont ils rêvent – une République présidentialiste, une classe politique qui se révèle chaque jour plus parasitaire et boueuse, et enfin, une méfiance viscérale quant au patronat. La sécu, grande fierté française, souvent considérée comme le meilleur système social du monde par ses partisans, est ici qualifiée de « monstre », « d'aberration », de « source de tout sauf de sécurité et de social » par Stéphane Geyres, l'ancien président du Mouvement des Libertariens, avant d'ajouter que son monopole est illégal aux yeux de l'Union Européenne. Nathalie prône pour sa part sa suppression. Comme les 35 heures pour, selon elle, « laisser les accords entre salariés et entreprises prévaloir ». Le CDI est quant à lui vu comme une façon d'asservir l'employé tout en entravant l'employeur. Et pour cause, Stéphane Geyres accuse carrément le Code du travail français d'être basé sur l'idéologie marxiste. Quant à la retraite par répartition, le système ayant cours actuellement : « Quel esprit abject a pu seulement un jour oser penser qu'un tel mécanisme pouvait avoir une quelconque valeur morale, sociale et économique ? » Nathalie, plus souple, rappelle que la retraite par capitalisation est une option.

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Inversement, tous ceux à qui j'ai parlé voient l'ubérisation de certains secteurs économiques comme une chance. Là où les autres, notamment une partie de la presse, évoquent tous les démons des enfers. Pour Nathalie, c'est « l'expression d'un immense désir de liberté d'entreprendre et d'initiatives privées originales ». Pour Geyres, s'en prendre à Uber est une erreur : « C'est oublier que c'est la concurrence qui enrichit le consommateur, c'est-à-dire tout le monde, alors que tout ce qui vient de la bureaucratie non seulement n'enrichit personne, mais nous appauvrit tous. Il faut donc faire sauter tous les monopoles, plutôt que de jeter la pierre à Uber qui tente juste de nous rendre service. »

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Photo issue de la page Facebook du Mouvement des Libertariens

Grégoire Canlorbe, libéral classique et critique des idées libertariennes, écrit actuellement un livre avec l'auteur américain Howard Bloom. Il tient à séparer les deux faces de ce mot fourre-tout. S'il soutient l'idée d'une concurrence enrichie, il tempère quant à l'idée d'une société horizontale, faite de petits entrepreneurs et privée de grandes entreprises. « Une société sans hiérarchie – ce dont rêvent certains libéraux à la fibre proudhonienne – serait un enfer pour l'être humain car elle empêcherait l'épanouissement de son instinct de domination, de sa recherche de "standing social", donc équivaudrait à une castration spirituelle. »

Évidemment, quand on pense ainsi, pas facile de choisir son candidat à l'approche du premier tour. D'autant que, on l'aura compris, le mouvement n'est pas aussi structuré que le Libertarian Party américain, qui recense près de 400 000 membres. Pourtant, la question révèle une caractéristique profonde de la branche française du mouvement : la priorité des libertés économiques. Et pour cause, tous ceux qui votent m'ont dit préférer François Fillon, pour sa politique économique. Aucun d'eux ne m'a parlé de la légalisation de la drogue prônée par Benoît Hamon ou de la liberté de circulation et d'installation désirée par le NPA. En parallèle, nombre de libertariens ne votent pas – pour ne pas avoir à hiérarchiser les libertés, et ne pas choisir celles contre lesquelles on vote. Parce que dans l'état actuel des choses, c'est toujours un peu le cas. « Je suis abstentionniste par conviction et par respect pour les autres », résume Stéphane Geyres.

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