L’Or rouge

SVA BFA Photographie – Yuna Ao, Ebb Bayarsaikhan, Crystelle Colucci, Anthony Costa, Alberto Inamagua, Mikaela Keen Lumongsod, Frankie Mulé, Allison Schaller et Hayley Rose Stephon. Les autres photos sont de l’auteur.

À Cuba, les produits difficiles à acheter, on dit qu’ils sont perdido, « perdus ». Quand je suis arrivé à La Havane cet été, deux des perdido les plus recherchés étaient le papier toilette et la bière. Les touristes peuvent toujours trouver ces produits dans leurs hôtels, mais pour les Cubains, ils ont disparu. Perdido. Onze millions de personnes sur une île à court de papier toilette. Parmi les autres produits compliqués à trouver, on compte le savon, les stylos et les smartphones. L’internet aussi est perdido : seulement 3 à 4 % de la population y ont accès. Mais de tous les trucs perdido sur lesquels les Cubains n’arrivent plus à mettre la main, le plus étrange et le plus tabou, c’est le bœuf.

Tous ceux que j’ai rencontrés à La Havane m’ont assuré que tuer une vache était ici plus grave que de tuer quelqu’un. Toutes les vaches, ajoutent-ils, sont propriété de l’État. Quand ils se font choper en train de cuisiner du bœuf, les Cubains préfèrent même se suicider plutôt que d’affronter la prison. Pourquoi le bœuf est-il si précieux dans cette dictature communiste ? J’imagine que ça a quelque chose à voir avec la survie. Ou peut-être est-ce une anomalie législative, un effet secondaire de cinq décennies d’idéalisme révolutionnaire et d’embargos, de raisonnement biaisé venant de gens capables d’ordonner l’exécution de ceux qui ont des opinions différentes des leurs.

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La dernière fois que j’ai voyagé à Cuba, il y a presque dix ans, on m’avait conseillé de ne pas manger de bœuf. Les locaux m’ont dit que le bœuf servi dans les restaurants venait des États-Unis, et qu’il était de très mauvaise qualité. Certains disaient que c’était ce même bœuf qui servait de nourriture pour chiens en Amérique du Nord.

Il me semblait peu probable que les États-Unis vendent du bœuf à Cuba, compte tenu de l’embargo commercial entre les deux pays en vigueur depuis 54 ans. Mais depuis que le gouvernement américain a autorisé les exportations agricoles à Cuba en 2000, l’île a fait appel à une grande quantité d’aliments produits aux États-Unis – la valeur de ces échanges est estimée à 3,67 milliards d’euros, presque entièrement réglés en cash. En règle générale, un embargo sert à isoler et affaiblir les mécanismes de survie de l’État ennemi. Peu de gens savent en effet qu’un tiers des importations de nourriture à Cuba viennent des États-Unis.

Curieux de savoir combien le bœuf représentait parmi ces importations, je commençai par contacter l’ancien gouverneur du Minnesota Jesse Ventura, qui s’est rendu à Cuba à l’époque pour tenter d’étendre le marché au bœuf. Malheureusement, il n’a pas répondu à mes demandes d’interview 1. Pas plus que le responsable cubain des négociations d’importations depuis les États-Unis, Pedro Luís Padrón. L’entreprise cubaine en charge des exportations s’appelle Alimport, et son précédent directeur, Pedro Álvarez Borrego est désormais installé à Tampa (Floride), où il travaille dans l’immobilier. Je n’ai pas eu plus de chance de ce côté ; la dernière fois que quelqu’un a tenté de le joindre, Pedro Álvarez Borrego avait répondu : « Je ne suis qu’un simple charpentier. Avez-vous du travail pour moi ? » et raccroché en riant.

Avant de partir, j’ai tout de même réussi à parler avec l’auteur de deux livres sur Cuba (Chasing Che and The Boys from Dolores), Patrick Symmes. « Beaucoup de la nourriture à Cuba vient des États-Unis », m’a-t-il dit. « Des saucisses de Caroline du Nord, des pommes de l’État de Washington, de la pâte de dinde dégueulasse de Virginie. » Il ne possédait pas les statistiques du bœuf, et m’avertit que ce serait compliqué d’obtenir des chiffres.

Patrick Symmes raconte qu’il a essayé de retrouver l’ancienne tête de la distribution alimentaire à La Havane, un certain « Colonel Fasto », lequel a fui Cuba après avoir été accusé de corruption pour se réfugier au Chili. « Ce système de distribution de nourriture à Cuba est secret et corrompu, vous n’obtiendrez rien d’eux », explique Patrick Symmes. En plus des bandits de l’alimentaire, il mentionna aussi que la restauration était en pleine expansion à La Havane ; la privatisation des restaurants – les paladares – est grandissante. Ces derniers se trouvent la plupart du temps dans la maison même des propriétaires. La concurrence force les restaurateurs à préparer de bons plats, ce à quoi on était peu habitué à Cuba ces dernières décennies.

Je suspectais qu’une partie d’entre eux cuisinaient du bœuf. Tandis que je cherchais à comprendre si leur bœuf provenait des États-Unis, je suis tombé sur un rapport de la commission américaine du commerce déclarant que les exportations américaines augmenteraient si les autorités cubaines étaient autorisées à inspecter la viande de bœuf. Quelle que soit la viande qu’ils achètent aux États-Unis, il semble qu’elle soit achetée sans savoir ce qu’elle vaut.

Je me rendais donc à la Cafetería 5ta y A de La Havane un matin de juin ensoleillé.



​1Ventura vit aujourd’hui « hors du réseau » explique-t-il, au Mexique vraisemblablement, « comme ça les drones ne pourront pas me trouver et vous ne saurez jamais où je me trouve »

C’est ici que les Cubains se retrouvent pour manger des burgers. Les touristes n’y sont pas conviés ; le restaurant n’accepte pas la monnaie qu’ils doivent utiliser. Ici, ils n’acceptent que les pesos locaux, qui valent 25 fois moins que la monnaie des touristes.

Le salaire moyen à Cuba est de 471 pesos, un peu moins de 15 euros par mois. Les pavés de bœuf haché sont à 60 pesos (2 euros), leur coût est donc rédhibitoire, mais ici, c’est ce que vaut un burger. On trouve aussi des burgers au poulet, bien que les burgers au porc haché soient les préférés des clients ; à 25 pesos ils coûtent 50 centimes pièce, impensable pour le citoyen moyen, mais abordable pour n’importe quel Cubain ayant de la famille à Miami. Ceux qui peuvent se permettre un repas au 5ta y A ont forcément trouvé le moyen de gonfler leurs rations alimentaires avec de l’argent mis de côté. Ils font partie des deux tiers de Cubains qui reçoivent une partie des 2,3 milliards d’euros par an envoyés par des membres de leur famille depuis l’étranger.

Une serveuse me fait entrer dans un jardin verdoyant à côté de la cuisine, où je rencontre les propriétaires, Alberto et Ivan Alonso, deux frères quadragénaires. Ils vivent au-dessus du restaurant avec leur famille.

Ma fixeuse 2 leur explique que je suis journaliste, et que je veux leur parler du bœuf à Cuba. Les frères forment d’abord un conciliabule. On diraient qu’ils se disputent.

« OK », dit finalement Alberto, avant d’ajouter : « On ne parle pas de politique, seulement de nourriture. »

« No problemo », je réponds, dans mon espagnol de type « hablo-poquito », conscient que la conversation serait néanmoins politique, comme toujours à Cuba.

Alberto me pose la première question. « Les Américains mangent beaucoup de junkfood ? » « Bien sûr », je réponds en souriant. « Et les Cubains ? »

« Les Cubains mangent tout ce qui se présente », répond-il, hilare.

Il a raison. Cuba est un pays qui ne produit pas suffisamment de nourriture pour être autonome, il se repose donc sur des biens importés, ce qui est particulièrement frustrant quand son voisin le plus proche est le pays le plus consumériste du monde, qui refuse en plus d’importer vos biens parce qu’il vous considère comme un ennemi. Durant l’ère soviétique, les choses étaient plus simples ; Moscou voyait Cuba comme un satellite tropical. À la chute de l’URSS en 1991, Cuba entra en récession et connut une quasi-famine. Le pays ne s’en est pas encore complètement relevé.

Les choses allaient si mal dans les années 1990 que pour manger, certaines personnes préparaient des croquettes à base de bouts de chiffons utilisés au préalable comme serpillière. On raconte que l’on faisait fondre des préservatifs sur les pizzas en substitut au fromage. Les chiens et les chats disparaissaient 3. On faisait des hachis de pelures de banane plantain. Les autorités recommandaient l’utilisation de tranches de pamplemousse panées en lieu et place des steaks.

Aujourd’hui, d’après les frères Alonso, les Cubains ont accès à plus de nourriture, mais ils mangent surtout du riz et des haricots, avec du porc et du poulet. Les deux frères ont décidé de cuisiner des burgers parce qu’ils savaient qu’ils deviendraient populaires. « La comida chatarra – junk food – a une longue histoire ici », explique Alberto. « Avant la révolution de 1959, l’un des snacks les plus populaires, c’était les fritas – des steaks de bœuf et de chorizo entre deux tranches de pain ».

Tandis qu’on discute, Ivan se dirige vers la porte pour accueillir un vendeur. Il porte des sacs d’oignons.

« Ce sont des oignons cubains ? je demande.

– Oui, ils sont mal nourris », répond le vendeur.



​2Elle a demandé à rester anonyme parce que lors de mon passage à Cuba, je travaillais sans visa de journaliste. Quand elle l’a découvert, j’ai cru qu’elle allait arrêter la voiture, se ranger sur le côté et me dénoncer à l’agent de police le plus proche. C’est seulement quand je lui ai expliqué que j’étais déjà venu deux fois à Cuba sans problème et que je lui ai rappelé que j’écrivais au sujet du bœuf – et non pas sur la politique du pays – qu’elle a décidé de continuer à m’aider.

3Selon mes sources, cette pratique a toujours lieu.

4À Miami, dans nombre de restaurants, il est toujours possible de trouver des fritas cubaines, composées d’un épais steak haché recouvert de frites, le tout placé entre deux petits pains.

Il est courant que des gens se présentent à votre porte pour vous vendre des légumes, des fruits de mer ou de la viande de tortue. À Cuba, vous achetez souvent des choses dont vous ne connaissez pas la provenance. Des voleurs vous approchent dans la rue pour vous délester de vos biens ou tenter de se délester eux-mêmes d’un bien qu’ils se sont procuré ailleurs. Il y a même un mot pour qualifier ce que les Cubains volent sur leur lieu de leur travail : la búsqueda.

Ivan revenu, on se remet à parler burgers. « Quel pourcentage de ce que vous vendez est du bœuf, du poulet ou du porc ? » je demande.

« 60 % de bœuf », répond Ivan, « et 40 de porc. »

Mirta, sa mère, le fait taire. Ils prennent un moment. Ivan a cru que je demandais quel était le pourcentage de bœuf qu’on trouvait dans leurs burgers. Leurs burgers de bœuf ne sont jamais pur bœuf : le bœuf est à ce point rare à La Havane.

« 90 % des burgers que l’on vend sont faits à base de porc », clarifie Mirta, « tandis que 5 % sont au poulet et 5 % au bœuf. 

– Et le bœuf, vous le trouvez où ?

– Sur les marchés, répond Ivan.

– Il n’y a pas de bœuf là-bas, intervient ma fixeuse. La dernière fois que j’en ai vu, il coûtait 25 euros le kilo. »

25 euros le kilo, c’est cher partout dans le monde, et particulièrement dans un pays où ça représente cinq semaines de salaire moyen.

« Sur quels marchés achetez-vous votre bœuf ? » je demande aux Alonso. Les deux frères recommencent à parler entre eux.

« Ils veulent savoir si vous travaillez pour McDonald’s, me traduit mon guide.

– Pardon ? je m’exclame, confus. Il y a des McDonald’s ici ?

– Non ils sont interdits, bien sûr », répond-elle.

Mirta et ses deux fils me dévisagent, comme si j’étais un agent ennemi.

« C’est mieux qu’il n’y ait pas de McDonald’s par ici, souffle Mirta, regardant au loin.

– Je n’aime pas McDonald’s, ajoute Alberto.

– Oui, moi non plus », j’acquiesce, histoire d’affirmer que je ne suis pas un agent de McDonald’s, ce dont on ne m’avait jamais soupçonné. Je tapote sur mon carnet à l’aide d’un stylo pour leur rappeler que je suis journaliste. « Ce que je cherche à savoir, c’est si l’on peut trouver du bœuf ici. »

Mirta hausse les épaules et fait un geste qui semble dire « ce n’est pas mon problème ». On dirait qu’ils ont développé une nouvelle paranoïa, comme si j’étais un mec qui essaierait de leur faire cracher leur ratio de bœuf par burger, que j’utiliserais ensuite pour mon propre business de burgers. Ou un truc du genre.

« Le bœuf provient-il des États-Unis ? » je demande.

Ils n’en savent rien, ou ne le disent pas. « Il n’a pas d’emballage », dit Ivan. « On l’achète comme ça. »

Mirta conclut cette conversation par un monologue passionné de quinze minutes sur l’importance du socialisme. Ce que veulent les Cubains, d’après elle, c’est que les pauvres aient une meilleure qualité de vie, et que les riches ne soient pas si riches. Elle cracha presque en prononçant le mot rico. « Les autres pays devraient dire aux États-Unis d’arrêter leur bloqueo. On veut du lait pour nos enfants, des céréales. Enlevez-nous ce blocus et laissez-nous penser ce qu’on veut de l’égalité. »

Tandis que Mirta continue son discours, je ne peux m’empêcher de me demander : qu’est-ce qu’il se passerait si McDonald’s s’implantait ici, qu’arriverait-il à 5ta y A ? Le secteur privé a beau être en expansion, Castro reste méfiant. Il a peur de donner trop de liberté aux entreprises et d’affaiblir l’emprise de l’État. Encore aujourd’hui il est risqué de devenir propriétaire à Cuba, rien n’empêchant le gouvernement de prendre le contrôle de n’importe quelle propriété à n’importe quel moment.

En remarquant le sac de designer de Mirta, il m’apparaît clair que les Alonso sont bien plus riches que la famille cubaine lambda. Les bénéfices créés par leur chaîne de burgers, quoique lourdement taxés par le gouvernement, vont dans leur poche. Le socialisme cubain est un bel idéal mais qui comprend néanmoins différentes classes sociales. Cette île de l’utopie ressemble de plus en plus à l’Europe de l’Est des années 1970, un endroit où les gens sont obligés de tenir un certain discours égalitariste alors que leur mode de vie hurle l’opposé.

Après ma visite au 5ta y A, je me rends dans un marché fermier du quartier pour trouver du bœuf. Le marché 19 y B de Vedado est aussi fourni que le marché vert d’Union Square en septembre. Ses étals sont pleins de carottes, de betteraves, d’aubergines, de piments, d’œufs de caille, de maïs, d’herbes, sans parler des montagnes de papayes et de noix de coco. Je ne trouve pas de bœuf, mais je m’extasie devant le moindre légume.

Mon guide reste perplexe devant mon émerveillement. « Les Cubains n’en ont pas grand-chose à faire des légumes », me dit-elle. « Il y avait si peu de légumes dans les années 1980 et 1990 que les gens en ont perdu le goût. » Une campagne de sensibilisation est en cours pour informer les Cubains de l’importance d’avoir une alimentation saine. Fidel Castro a encouragé la population à manger des moringa, un légume-racine. « Tous nos besoins peuvent être comblés par les moringas, dit Fidel. Il veut que notre alimentation soit basée sur le moringa. »

L’idée n’a pas pris – les Cubains adorent la viande. Sachant cela, je suis soulagé de voir qu’il n’y a pas de pénurie apparente de viande sur le marché. Malgré tout, aucune pièce de viande n’est réfrigérée, et les mouches fourmillent autour des morceaux de chair exposés dans la chaleur tropicale. Ce spectacle n’est pas ce que l’on considère comme hygiénique en Europe. « Les normes de sécurité alimentaire cubaines sont incroyablement basses », m’avait prévenu Symmes par téléphone. « Les bouchers des agros laissent traîner leurs morceaux de viande à même le sol. »

Je m’arrête pour regarder un tas d’épaules de porc dans une vieille brouette rouillée. La quasi-totalité de la viande devant moi est du porc – et un peu d’agneau. « Et la viande de bœuf ? » je demande à un boucher.

« On n’en a pas », répond-il. « Jamais. »

Tandis que je me dirige vers l’étal suivant, un homme s’approche de moi et me souffle les mots « papas, papas ».

Je demande à ma traductrice ce qu’il me veut. « Quiere papas ? » l’homme continue, plus fort. « Non, non », intervient-elle. « Ce gars essaie de vous vendre des pommes de terre sous le manteau. 

– Des pommes de terre sous le manteau ?

– Il est illégal de vendre des pommes de terre sur les marchés », dit-elle.

« Comme le gouvernement contrôle le commerce de pommes de terre, elles sont la propriété de l’État. La seule façon que les gens ont de s’en procurer, c’est au marché noir. » Tandis que l’on parle, un autre homme vient voir si l’on est intéressé par ses camarones.

« Des crevettes de contrebande ? je lui demande.

– Ouaip. Les crevettes aussi sont perdido. »

Constatant notre manque d’intérêt, le vendeur tente d’autres produits. « Quiere pescado ? Langosta ? Papas ? Papas ? » Nous lui confirmons qu’on ne lui achètera rien, et il part rôder ailleurs comme un dealer de dope à la petite semaine. S’il réussit à vendre ses trucs, je réalise soudain qu’il aura assez d’argent pour s’acheter plusieurs hamburgers.

Il ne s’agit pas d’un incident isolé : c’est ainsi que Cuba fonctionne. Le pays a une économie souterraine florissante. Tout ce que vous pouvez trouver à l’hôtel, vous pouvez également le trouver au marché noir. « La nourriture arrive dans les entrepôts, puis sort par une porte dérobée », me dit ma fixeuse. « Une partie de tout cela est siphonnée. Il y a un énorme marché noir ici. Vous pouvez acheter tout ce que vous voulez, si vous savez à qui demander.

– Même du bœuf ?

– Même du bœuf. »

Le soir, je dîne dans un tout nouveau paladar affichant plusieurs plats à base de bœuf au menu. El Cocinero est niché dans un bâtiment en brique, une ancienne distillerie d’huile de cacahuète dont on distingue encore la vieille cheminée dans la pénombre – un endroit qui aurait tout à fait sa place à Brooklyn. Le propriétaire, Sasha Ramos, a une longue barbe à la Fidel, et d’épaisses lunettes de hipster. Il me dit que son bœuf vient de Cuba, et qu’il se le fait livrer. « Pour être honnête, notre bœuf n’est pas de grande qualité, mais au moins c’est du bœuf », dit-il dans un haussement d’épaules. « Si vous le cuisinez bien… c’est du bœuf. » Il a raison : les plats à base de bœuf à El Cocinero sont OK, mais n’ont rien d’exceptionnel – au contraire de leurs plats aux fruits de mer, délicieux.

Après El Cocinero, j’ai rendez-vous avec la correspondante d’un groupe de médias international. Elle a accepté de me parler sous couvert d’anonymat. « Le bœuf est très difficile à trouver à Cuba », me dit-elle. « Les Cubains le cherchent plus que tout. On entend souvent des histoires de vaches poussées sur l’autoroute. De cette façon, ils peuvent prétendre qu’elles sont mortes de “mort naturelle”, et ainsi, ont légalement le droit de les manger. »

Nous nous sommes retrouvés à La Pachanga, le fast-food le plus célèbre de Cuba. Ici, un burger (à base de bœuf, m’assure-t-on), coûte 3 euros, l’équivalent d’un salaire hebdomadaire moyen à Cuba. Comme dans les paladares chics et les restaurants gérés par l’État, les seules personnes qui peuvent manger ici sont ceux pourvus de hauts revenus : étrangers, propriétaires, Cubains inexplicablement aisés, ou ceux assez chanceux pour recevoir des fonds de l’étranger.

Le serveur nous dit que les burgers sont faits à base de bœuf canadien. « On achète des pièces entières de bœuf que l’on hache sur place », nous dit-il. On peut même trouver de la bière Cristal ici. Rien n’est perdido pour qui a les moyens de payer. Les galettes sont épaisses de 2,5 cm et le pain est légèrement rassis. Le burger est plus grand que la moyenne des burgers américains. Je l’attrape, l’écrase, prends une grande respiration, et mords dedans. Le cheeseburger au bacon de La Pachanga a bon goût, rien d’extraordinaire, ce n’est pas un burger gourmet, mais il est très bon, et il a le même petit arrière-goût artificiel que l’on trouve dans les fast-foods des pays capitalistes.

En finissant nos burgers, je réalise qu’une partie du plaisir vient de l’excitation procurée par le fait d’être en train de commettre un impair potentiellement dangereux. « Je suis toujours malade à cause de la bouffe ici », me dit la correspondante. « Dès qu’il y a des événements médiatiques, la presse étrangère se retrouve pour comparer sa diarrhée. Mais à La Pachanga, ça va. Avant on mangeait des burgers dans un resto, le Burgui – ils étaient horribles. Ça a fermé aujourd’hui. 

– Vous pensez qu’ils utilisent de la viande américaine ? je lui demande.

– Peut-être. Je sais qu’on peut se procurer du bœuf brésilien, uruguayen et canadien ici – et parfois américain. Mais je n’ai aucune idée d’où il atterrit.

– Est-il possible que le bœuf américain ne soit consommé que par les touristes ?

– Oui, répond-elle, mais gardez en tête que tous les restaurants d’ici sont pour les touristes. Les Cubains n’ont ni les moyens de manger ici, ni dans n’importe quel autre paladar.

– Alors, leur arrive-t-il de manger du bœuf ?

– Rarement. La meilleure façon pour eux de manger du bœuf, c’est d’acheter des tubes de viande hachée mélangée à du soja et d’autres additifs. On appelle ça le picadillo la viande hachée mystère. Ne cherchez pas à savoir ce qu’il y a dedans.

– Quel goût ça a ?

– Oh mon Dieu – et si vous saviez combien de Cubains en mangent ! Certains expats nourrissaient leurs chiens avec. Vous la mélangez à de la patate douce et vous la donnez aux chiens. J’en ai fait une fois, et ma maison puait tellement que j’en ai presque vomi. »

« Le problème quand on mange dans un restaurant cubain, c’est que les chefs n’ont pas de bons ingrédients à disposition », explique Tyler Wetherall, fondateur de Our Girl in Havana, un blog du Huffington Post sur le Cuba d’aujourd’hui. « Si vous êtes à la recherche d’une expérience culinaire typique, allez dans ces petits restaurants à emporter, les cajitas. On vous donne une petite boîte en carton avec des bananes plantain, du riz et des haricots, du porc ou du poulet. Bon, vous aurez peut-être mal au ventre à la fin du repas. J’ai mangé les pires trucs du monde à La Havane. On m’a servi des plats dont j’étais sûr à l’avance qu’ils seraient infernaux. »

Tyler Wetherall m’a suggéré de me rendre dans un autre paladar, Casa Miglis, célèbre pour ses boulettes de viande à la suédoise. Le propriétaire, Michel Miglis, est un émigré suédois. En passant, je tombe sur l’un des fournisseurs de Miglis, Enrique Ramón 5. Il est heureux de dévoiler comment il se procure la viande servant à la confection des boulettes. Ramón est un Cubain à la voix douce et vif d’esprit. Pour les restaurateurs du pays, trouver un bon fournisseur est crucial. Dans un pays développé, il serait vêtu d’un costume trois-pièces mais ici, il se contente d’un T-shirt et d’un short.

« À Cuba, on appelle le bœuf oro rojo – l’or rouge », me dit Ramón. « L’État contrôle les ventes de bœuf et bien que les Cubains adorent le bœuf, ils n’y ont simplement pas accès.

– Mais comment les paladares peuvent s’en procurer, alors ?

– En tant que paladares, on a les moyens, les devises et les conditions pour en acheter légalement », explique Ramón. « Mais ce n’est pas facile. On recherche de la qualité, et la qualité ce n’est pas facile à trouver.

– Mais le bœuf n’est-il pas de toute façon difficile à trouver ?

– C’est vrai », répondit-il avec un rire contrit. « Mais il est plus facile de trouver de la carne de segundo (viande de seconde classe) que de trouver de la primero (viande de première qualité). » Ramón propose de m’emmener voir où il achète son bœuf. Il ne peut pas dire précisément d’où proviennent les viandes, puisqu’il les achète dans la boucherie d’une grande épicerie qui vend de la nourriture en pesos convertibles. Il s’agit du Centro Comercial Palco, géré par l’armée. Ramón me dit que le dimanche est généralement un bon jour pour trouver du bœuf, et nous nous mettons d’accord pour nous y retrouver le lendemain.



​5Ce n’est pas son vrai nom.

Pourquoi le bœuf est-il si difficile à trouver à Cuba ? C’est étonnant, surtout quand on sait qu’en 1959, avant la révolution de Castro, on y trouvait plus de vaches que d’habitants. Plus de 6 millions de vaches pour une population d’un peu moins de 6 millions d’humains, selon John Parke Wright IV, commerçant basé en Floride et qui vend des bovins à Cuba. Sa famille, qui possède Lykes Ranch, l’un des plus grands élevages de bovins en Amérique, fait du commerce avec Cuba depuis le xixe siècle.

« Cuba avait la plus grande et la plus productive des fermes d’élevage de l’hémisphère nord », me dit Wright au téléphone depuis Naples, en Floride (qui est si proche de Cuba, dit-il, que « par une nuit claire avec un bon cigare », il peut presque voir La Havane depuis son porche.)

– Qu’est-il arrivé à leur grande tradition d’élevage bovin ?

– Ils ont mangé toutes leurs vaches », répond-il.

Je ris, pensant qu’il s’agit d’une blague. « Non, vraiment, c’est la vérité », insiste-t-il.

« Il y a quelques années, j’ai demandé à l’un des commandants de la révolution ce qui s’était passé. Il a répondu, “nous avions faim, nous étions jeunes, nous avons mangé nos vaches.” »

Dans les années 1970 et 1980, les Soviétiques ont aidé à reconstituer l’alimentation bovine locale avec de beaux Holsteins. Mais ces derniers avaient besoin d’être nourris au grain, et lorsque l’URSS s’est effondrée, les importations de céréales se sont effondrées avec. Incapables de survivre grâce aux graminées cubaines, la majorité des troupeaux – des dizaines de milliers de vaches – ont péri dans les champs.

Aussi connecté soit-il, Wright ne connaît pas la quantité de bœuf exportée depuis les États-Unis.

A-t-il un chiffre approximatif ? « Poco, poco », il répond. Les montants ont diminué au cours de la dernière décennie, ajoute-t-il, en raison à la fois des exigences du commerce et de la flambée des prix de la viande bovine. De l’avis de Wright, la principale raison pour laquelle le bœuf est si difficile à trouver est son prix. « Il est déjà assez difficile pour eux de nourrir la population humaine, alors la population animale… L’idée, c’est simplement que les gens ne peuvent pas se permettre de consommer du bœuf à trois ou quatre euros la livre. »

Je m’interromps pour lui dire que quand on trouve de la viande de bœuf à Cuba, elle est plutôt vendue 23 euros la livre. « Oh, ce n’est pas normal », s’exclame-t-il. « Ça va devoir changer. Mais il y a beaucoup de choses à changer là-bas. »

Ses mots font écho aux sentiments d’un restaurateur avec lequel j’ai parlé une nuit, en buvant du rhum et en fumant des cigares. Nous nous sommes assis ensemble dans un paladar de pierres en ruines qui surplombait un paysage apocalyptique de plusieurs maisons sans fenêtres. Comme la plupart des gens que j’ai rencontrés à Cuba, il était généreux, et comme eux, il a demandé à rester anonyme. « Cuba est prêt pour le changement », a-t-il dit, ajoutant qu’il souhaitait que Cuba devienne une démocratie, où il serait possible d’échanger des produits commerciaux avec le reste du monde. Tandis que je prenais des notes, il m’a rappelé qu’il ne voulait être lié à cette citation sous aucun prétexte. « Nous vivons dans une dictature, souvenez-vous », a-t-il souligné, me proposant un autre verre de rhum.

Ce qu’il m’avait dit me semblait assez inoffensif, mais l’angoisse que j’ai lue dans ses yeux cette nuit-là, cette inquiétude que j’ai vue dans d’autres regards au moment où je leur ai raconté cette histoire, fut comme un rappel que Cuba demeure une partie du monde où l’on ne peut pas parler ouvertement de démocratie.

Les révolutionnaires et les combattants de la liberté avaient libéré leur peuple du joug de l’oppression. Cinquante-cinq ans plus tard, voilà le résultat : une autocratie qui dépense des milliards d’euros pour des denrées alimentaires, en achète une grande partie à son principal ennemi, et une population très pauvre, quoiqu’elle ait accès gratuitement aux soins et à l’éducation. Les Cubains sont « libérés » dans la mesure où ils sont interdits de voyage, stressés quand ils disent ce qu’ils pensent du gouvernement, et souffrent de malnutrition – sans oublier qu’il leur est impossible de se procurer leur viande bien-aimée, le bœuf.

Pour eux, le moringa n’a rien à voir avec le bistec de palomilla. Les Cubains se revendiquent carnivores, ils aiment le bœuf plus que n’importe quel autre aliment. Mais, plus triste encore que les tentatives du gouvernement de remplacer les steaks par des fruits et des légumes : les enfants n’ont pas de lait. C’est ce qui arrive quand toutes les vaches appartiennent au gouvernement, que l’État est un régime autoritaire dont les chefs ont mangé toutes les vaches et créé leurs propres lois.

« La vie n’a pas de sens sans idées », a déclaré Fidel un jour. « Il n’existe pas de plus grande joie que de se battre en leur nom. » Il s’agit certes d’un beau sentiment, mais les Cubains font aujourd’hui face à un nombre conséquent de sanctions de la part de l’État en réponse à ces mêmes idées. Vous pouvez être tué pour avoir parlé ; vous pouvez aller en prison pour l’abattage d’une vache. 53 000 dissidents ont été arrêtés arbitrairement au cours de la seule année 2013.

Ceux qui ont trop de succès dans le secteur privé peuvent toujours se retrouver convoqués à une réunion avec des représentants du gouvernement. Ils ont alors deux choix : donner leur entreprise à l’État ou aller en prison. La libéralisation signifie peu dans ce pays de cocagne où les gens risquent tous les jours leur vie en mer, essayant de fuir les idées pour lesquelles Fidel et le Che ont si vaillamment combattu.

Photo de l’ambassade russe : Manuel Castro, via Flickr Creative Commons

Dimanche matin, Enrique Ramón de Miglis m’appelle pour me dire qu’il ne peut pas me rejoindre au Centro Comercial Palco pour acheter du bœuf, c’est pourquoi je m’y rends seul. Je conduis à travers le beau quartier de Miramar, autrefois prospère. L’enclave abrite quelques-uns des plus beaux immeubles de la ville, du théâtre Karl Marx à l’extraordinaire ambassade russe, édifice massif dont on dit qu’il ressemble à une épée plongée dans le cœur de l’Amérique.

Le supermarché est plutôt fade, on dirait une sorte d’Intermarché tropical muni d’un étrange assortiment de produits importés ; des meules de fromage français au lait cru, du vin espagnol Ribera del Duero, etc. La section de produits congelés est pleine de poulet en provenance des États-Unis. Il y a aussi, malgré une queue de dix minutes à la section boucherie, quelques coupes de bœuf à la vente. Elles sont importées du Canada.

Mais alors, où est le bœuf américain ? Pendant toute la durée de mon voyage, je n’ai pas trouvé de bœuf dont j’ai certifié qu’il était américain. Il n’existe que de rares endroits où l’on pourrait en trouver : dans les restaurants d’État, les grands hôtels (contrairement aux paladares, ces restaurants n’ont pas à aller faire du shopping à Palco, puisqu’ils obtiennent leur viande directement des entrepôts du gouvernement), dans les arcanes ministériels ou encore dans ces infects tubes de bœuf picadillo. Cela dit, les tubes que j’ai trouvés dans une bodega sur le chemin du retour listaient plusieurs ingrédients en provenance du Mexique.

En parlant avec des amis cubains lors ma dernière soirée à La Havane, ils m’ont dit que le bœuf n’était plus la viande à éviter absolument dans les restaurants cubains – c’est le poulet. Au final, c’est Wright qui avait raison. Les États-Unis vendent relativement peu de bœuf à Cuba. La raison pour laquelle il est si difficile de trouver des statistiques réside dans le fait qu’ils exportent beaucoup moins de bœuf que de poulet congelé. N’importe quelle personne disposant d’une connexion internet, aussi mauvaise soit-elle, comme ma connexion à 18 euros la journée à l’Hotel Nacional, peut trouver combien de pollo Cuba importe. La réponse est : énormément. Les importations représentent une somme monstrueuse, 600 millions d’euros ces cinq dernières années, la plupart en provenance de Tyson Food, la plus grosse entreprise de viande des États-Unis. Je me suis rendu compte, en regardant les vagues clapoter, que c’était donc là que le bœuf se trouvait : au Nord, sur les côtes de la Floride. À 140 kilomètres et une idéologie d’ici.