Maintenant que le soufflé est (un peu) retombé, on peut sereinement affirmer que, pour une fois, on ne se sera pas ennuyé une seule seconde pendant (mais surtout après) la cérémonie des César 2020. Une gageure en soi, quand on sait à quel point l’événement est d’ordinaire un gigantesque concours de bâillements à s’en décrocher la mâchoire, où le petit monde du cinéma s’auto-congratule en smoking et où l’assistance semble rivaliser d’invention pour faire semblant de rire aux blagues de Florence Foresti (on y revient) et de se soucier du sort des réfugiés.
Mais cette année bénéficiait d’un contexte gratiné. Avec, en tête de cortège, les 12 nominations de Roman Polanski, arrivées à point nommé – le témoignage d’Adèle Haenel, nommée comme meilleure actrice, dans Mediapart en novembre dernier, la journée du droit des femmes une semaine plus tard, le verdict de l’affaire Weinstein qui planait au-dessus de toutes les têtes – et qu’il allait bien falloir mentionner d’une manière ou d’une autre. Suivies de près par la démission collective du conseil d’administration survenue à peine deux semaines avant la cérémonie, dans un contexte de manque de parité et de diversité au sein de l’Académie.
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Ajoutons à ça le désistement tardif de Brad Pitt pour recevoir son César d’honneur pour l’ensemble de sa carrière, ainsi que des rumeurs de désistement massif de dernière minute de remettants, et tout concourait pour le prix du meilleur règlement de compte familial à ciel ouvert de l’année. Et si ça n’a pas loupé, on ne se doutait pas que ça allait prendre autant de place, s’étendre autant sur la durée et dans une telle cacophonie. Du coup, on a reconstitué le fil des événements pour essayer d’y voir un peu plus clair.
Le feu aux poudres
Le vendredi, avant même le début de la cérémonie, deux clans s’affrontent sourdement aux abords de la salle Pleyel et/ou sur les réseaux sociaux : pour aller vite, celles et ceux qui voudraient séparer l’œuvre de l’artiste, et pensent que J’accuse est un film d’une utilité publique et d’une importance culturelle et artistique capitales, à l’image de Jean Dujardin, ou du magazine Transfuge.
De l’autre, celles et ceux qui pensent qu’il ne serait pas inopportun d’envoyer l’auteur de l’œuvre en question aux poubelles de l’Histoire. À l’image de l’association féministe Terriennes, qui « relaie » un micro-trottoir de jeunes femmes visiblement disposées à utiliser de méthodes de type, disons, expéditives – même si ça va, on a compris qu’on était dans la symbolique.
En dehors de la mêlée, Samantha Geimer, seule victime reconnue comme telle par Polanski dans les années 70, déclarait plus tôt dans Slate : « Personne n’est en droit de dire à une victime ce qu’elle doit penser et comment elle doit se sentir. Lorsque vous refusez qu’une victime pardonne et tourne la page pour satisfaire un besoin égoïste de haine et de punition, vous ne faites que la blesser plus profondément. » La fracture est non seulement flagrante, mais apparait déjà comme multiple.
La cérémonie se déroule quant à elle dans une atmosphère à la fois tendue et soporifique. C’est-à-dire que les blagues de Florence Foresti, toutes exclusivement nulles, s’efforcent de désamorcer le malaise que suscitent les multiples nominations de Polanski, tout en dénonçant les mécanismes de pouvoir à l’œuvre derrière ces mêmes nominations – soit ce truc très faux-cul de vouloir être à la fois le spectacle et sa propre négation. Aux Etats-Unis, le même procédé est utilisé régulièrement par Ricky Gervais aux Golden Globes depuis 10 ans, et l’effet, bien que souvent facile, est souvent féroce – le parallèle avec les stars hollywoodiennes qui se disent engagées mais qui seraient prêtes à vendre leur âme à Daech pour un rôle. Ici, on se rend vite compte que l’exercice est tellement à côté de la plaque et malvenu que la gêne qui monte en devient presque intéressante au bout d’un moment. On entend même les sièges qui grincent.
En parlant du manque de diversité des mêmes rôles qu’on assigne toujours aux Noirs dans les films français, Aïssa Maïga apostrophe Vincent Cassel en lui démontrant par l’absurde qu’il a été un temps la seule minorité visible du cinéma français. Ce discours complètement foireux montre à ce moment-là une chose, assez symptomatique de ce genre de cérémonie : les sujets potentiellement importants et brûlants sont rendus totalement illisibles par des blagues foireuses. Et quelqu’un qui se force à rire, même si ce qu’il a à dire est pertinent, ce sera toujours gênant.
Dans les catégories « insolite » et « humour », personne n’attendait que ce soit Emmanuelle Devos qui sauve la soirée de l’ennui et du sourire-rictus forcé. Et pourtant.
Mais le moment le plus saillant est bien évidemment la victoire de Polanski au titre de meilleur réalisateur (sapant par la même occasion toutes les justifications des ardents défenseurs de la séparation entre l’artiste et l’œuvre) ainsi que de la sortie d’Adèle Haenel dans la foulée. Bien sûr, c’est là que ça devient crousti.
L’after party qui dégénère
La détonation médiatique se produit en deux temps, la sortie d’Adèle Haenel ayant besoin d’un socle théorique pour la rendre « légendaire », comme l’écrira plus tard Daniel Schneidermann sur Arrêt sur Images. Intitulée « Désormais on se lève et on se barre », la tribune de Virginie Despentes publiée sur Libération le dimanche soir héroïse le geste d’Adèle Haenel en en faisant le porte-voix générationnel d’un refus désormais acté des victimes de violences sexuelles à subir le système de domination des puissants. Au début, on n’y fait pas trop gaffe, car des phrases « rock » viennent par endroits parasiter le message. À l’image de la désormais fameuse : « Le temps est venu pour les plus riches de faire passer ce beau message : le respect qu’on leur doit s’étendra désormais jusqu’à leurs bites tachées du sang et de la merde des enfants qu’ils violent. »
Dans un premier temps, la réaction des médias est d’ailleurs plutôt timide, les rares voix se prononçant sur le parallèle douteux établi par le texte, entre l’utilisation du 49.3 par le gouvernement et les inclinations réactionnaires de l’industrie du cinéma français. Mais sur les réseaux sociaux, c’est une autre histoire.
Des milliers d’internautes se mettent à partager la tribune, son titre-manifeste devenant quasi instantanément un slogan repris, dans le désordre, par des twittos qui l’accolent à la démission collective des Cahiers du Cinéma survenue quelques jours plus tôt, La France Insoumise quand ses députés quittent l’hémicycle plus tard dans la semaine lors de l’examen du projet de loi sur la réforme des retraites, des manifestantes reprenant la formule sur des pancartes lors de la journée du droit des femmes le week-end suivant. Et entre-temps, un Jean-Luc Mélenchon, qu’on renommera pour l’occasion « Méluche, roi de la récup’ », qui reprend à son compte sur sa chaîne Youtube les parallèles de Despentes entre le 49.3 et l’impunité de Polanski – mais également la gestion gouvernementale du coronavirus parce que pourquoi pas après tout.
Mais c’est bien le cinéma français qui semble dans un premier temps le plus sonné. Entre ceux qui ne comprennent pas, comme la cinéaste Claire Denis qui déclare dans Le Monde « qu’on a sans doute récompensé le film le mieux réalisé », ceux qui accusent Lambert Wilson ou Dujardin de complaisance envers la pédophilie pour avoir soutenu le cinéaste désormais primé/supprimé, la femme de ce dernier, Emmanuelle Seigner, qui enjoint sur Instagram tout le monde « d’arrêter de la faire chier », un ex directeur de casting menace Adèle Haenel sur sa page Facebook en la traitant de « grosse pute », certains dont on se cogne complètement de l’avis mais qui le donnent quand même, puis enfin, Gérard Lanvin qui se fend d’un déchirant « j’ai croisé Polanski quatre ou cinq fois dans ma vie, il ne m’a jamais dit bonjour », personne ne semble disposé à se parler, et encore moins à s’écouter.
Une bataille esthétique tout autant que morale s’enclenche alors, où se mêlent art et idéologie, droit des femmes et état de droit, défense de la liberté d’expression et combat contre le patriarcat nécropolitique. Rokhaya Diallo et Caroline Fourest se lancent dans une battle de féminisme, le philosophe Paul B. Preciado lâche pépouze des petites boules puantes dans Libération :
« L’hétéropatriarcat ne considère pas seulement le viol comme une possibilité, mais l’exige, au moins conceptuellement, comme une condition de possibilité pour l’exercice de la souveraineté masculine hétérosexuelle », tandis que le collectif Came (Collectif Auto media énervé) lâche sur son site un définitif : « Non, le féminisme n’est pas soluble dans la lutte des classes. »
De l’autre côté du spectre, l’inénarrable Patrick Eudeline, ex-diseuse de bonne aventure des pages de Rock’n’Folk (et accessoirement modèle de Virginie Despentes au début de sa carrière), se lâche dans le non moins « truculent » l’Incorrect, entre deux anecdotes complètement hors-sujet sur Gabriel Matzneff : « J’ai un peu connu Polanski. Il y a très longtemps. Et à cette époque, je l’ai vu se comporter, le Roman, en gentleman, avec ces amies communes (des filles toutes majeures) qu’il fréquentait. […] Et je suis allé à des “fêtes” où des gamines de 14 ans harcelaient les rock stars, où tout le monde était défoncé. Oui. C’étaient les seventies. Tous les débordements étaient permis et même encouragés. »
Mais tout ça n’aurait pas la même saveur si la presse généraliste ainsi que les réseaux sociaux ne déversaient pas en parallèle leur ignorance crasse et leurs envies de carnage. 72 heures, c’est en général le temps d’incubation qu’il faut pour que les tarés médiatiques sortent du bois. Et on trouve en général les meilleurs spécimens sur le site du Figaro. Des journalistes visiblement spécialistes du sujet se demandent si « les intersectionnels ont gagné la bataille », certains se croient malins en balançant des punchlines qui n’en sont pas sous le hashtag #cesar de la honte sur Twitter, d’autres n’ont toujours pas compris le principe d’une remise de prix et créent une pétition pour retirer le César à Polanski.
Comme si ça ne suffisait pas, les pires specimens terrestres de type Hanouna s’en mêlent en dévoilant le salaire de Foresti pour la cérémonie sur TPMP, Vincent Cassel et Saïd Tagmaoui se foutent sur la gueule, Mimie Mathy prend pour tout le monde, Yann « c’était les années 70 » Moix ose donner son avis, tandis que Beigbeder veut à tout prix nous prouver que maintenant, il a fini de rigoler. Même Pascal Praud, pourtant d’ordinaire pas forcément le plus fin limier de la télé, flaire quelque chose de pas net et regrette que « chaque jour, il y ait une pièce dans la machine ».
On pense un moment que ça va s’arrêter et qu’on a un semblant de répit, à travers notamment les textes de Claude Askolovitch ou de Natacha Polony qui font ce que personne n’ose plus faire, c’est-à-dire tenter d’apporter de la nuance et de la hauteur à tout ce merdier – évidemment, ils se font éclater dans la seconde. Mais dès qu’on pense avoir atteint un tant soit peu de répit, la machine repart. Le summum est sans doute atteint avec les supposées accointances
« dieudoniennes » de Florence Foresti, ces génies d’Égalité et Réconciliation s’étant incrusté dans la partie entre-temps, et Raphael Enthoven qui tente de démontrer par a + b que le discours de l’humoriste pendant la cérémonie regorge d’antisémitisme larvé. Ce qui donne ce genre de moments de grâce :
Mais la véritable cerise sur le gâteau arrive vendredi soir, avec Le Parisien qui nous indique que le magicien Gilles Arthur a trouvé irrespectueuse la parodie d’un tour de magie réalisée lors de la cérémonie. Comme si ça ne suffisait pas comme information, dans une lettre adressée à l’académie des arts et techniques du cinéma, l’offensé ose un sublime : « Je considère que vous avez violé la déontologie des magiciens ». Oui, Gilles Arthur a bien écrit « violé » en italiques pour nous signaler que l’utilisation de ce verbe n’était absolument pas fortuite. Et que la décence, il la prend bien par derrière.
Les leçons à en tirer
On peut légitimement se demander ce qu’on peut tirer comme enseignement à s’infliger pareille torture. Non seulement tout le monde y est allé de son petit commentaire, de sa petite diatribe individuelle et belliciste (de « c’est le cinéma qu’on assassine », à « c’est le féminisme qu’on assassine », en passant par « c’est l’état de droit qu’on assassine », jusqu’à un plus curieux, et surtout bien plus acrobatique,« c’est le groupe Canal qu’on assassine »), mais personne n’a semblé être disposé à bien vouloir écouter qui que ce soit. À croire que toute idée s’apparentant à une certaine convergence des luttes deviendra bientôt un fantasme rincé de vieux marxiste radical-sénile.
On en oublierait presque que le texte de Despentes est au bout du compte un des seuls qui ait mis en avant un système de domination global, en s’attaquant à l’une des causes premières de l’impunité de Polanski au sein de la large industrie du cinéma français : ses sources de financement. Gaumont Distribution, les crédits d’impôts, France 2, France 3, OCS, Canal +, la RAI sont nommément cités, Despentes allant jusqu’à railler « le téléfilm à 25 millions d’euros » qu’est J’accuse.
C’est sans doute grâce à sa manière désinvolte de se rire des décideurs que son texte a autant résonné, et a autant été réinvesti par les manifestantes dans la marche du dimanche d’après. Et sans doute aussi car la veille, quand certaines manifestantes se faisaient défoncer aux abords de la Place de la République, et que la féministe cosmétique de circonstance Marlène Schiappa justifiait les violences policières par le fait que le tracé de la manifestation n’aurait pas été respecté, on se disait alors qu’il y avait peut-être bel et bien un rapport entre la confiscation de la parole des femmes et la violence arbitraire du gouvernement.
Les (vraies) leçons à en tirer
Mais tout ça serait bien beau si le temps médiatique ne donnait pas l’impression de tout broyer, et que chaque parole et évènement s’annulaient en permanence. Personnellement, au bout d’une semaine à m’aventurer dans les pires tréfonds d’Internet et de la télé, tout est devenu tellement inaudible que je ne sais même plus vraiment pourquoi j’avais commencé à tendre l’oreille. La vie ressemble désormais à BFMTV, où toutes les causes semblent appelées à se bouffer entre elles pour nourrir le flux continu. Rien ne se crée, tout se transforme en boue. Même cette idée vaguement grandiose que le petit monde du cinéma français explose dans une gerbe de sang, de larmes et de merde, n’aura duré qu’un tout petit temps médiatique, le temps d’une cérémonie que tout le monde a déjà oubliée.
Éteindre la télé et couper Internet semble relever du bon sens. Mais ce serait malhonnête de ne pas voir que tout ce qu’il vient de se passer la semaine dernière ne résulte pas exclusivement d’une construction médiatique – le relai de la sortie d’Adèle Haenel, le texte de Despentes, les vidéos des violences policières amplifiées par les réseaux. Et vu que le principe du temps médiatique est de dégager pour laisser sa place à un autre, je me demande si on a assisté à un évènement sociétal important, un avant et un après Haenel-Despentes comme certains s’empressent de l’écrire dans des éditos enflammés, ou si on a affaire encore et toujours à la même bouillabaisse médiatique gonflée pour faire du trafic et que tout le monde aura oubliée la semaine prochaine ?
Dans tous les cas, après un tel gavage, plus rien n’a de sens. Après en être rendu à rigoler nerveusement devant une chronique de Marina Rollman, j’en viens à cette conclusion de lâche que la vérité doit sûrement se situer entre les deux, et que de toute façon seule l’Histoire jugera. Et quel que soit son verdict, je lui fais au moins confiance pour effacer de la mémoire collective tous les journalistes, présentateurs télé, animateurs de matinales, éditorialistes et utilisateurs de Twitter réunis. C’est déjà ça de pris.
Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.
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