C’est une véritable prouesse qui a été révélée au monde dans un article publié le 16 juin dernier par Science, l’une des revues scientifiques les plus influentes : des physiciens chinois sont parvenus à réaliser des téléportations quantiques sur une distance de 1 203 kilomètres. Mais qu’est-ce exactement que la téléportation quantique, et comment l’équipe du professeur Pan Jian-Wei est-elle parvenue à la raffiner à ce point ? Motherboard va tenter de vous l’expliquer.
Le genre de téléportation auquel vous pensez sans doute, celle des oeuvres de science-fiction, n’a pas grand-chose à voir avec la téléportation quantique. La première transmet de la matière ou de l’énergie, la seconde une structure. Désolé les nerds, mais les physiciens chinois n’ont pas déplacé une unique particule grâce à un engin semblable à celui de La Mouche. En fait, ils ont “réincarné” un photon dans un autre photon en exploitant l’un des phénomènes les plus discutés de la mécanique quantique, l’intrication.
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Si vous souhaitez comprendre l’intrication, il vous faudra d’abord assimiler l’un des concepts les plus importants de la physique quantique : la superposition.
Tous les objets qui vous entourent sont caractérisés par des grandeurs qu’il est possible de mesurer comme la position, la masse et la vitesse. L’ensemble de ces grandeurs est appelé état. À notre échelle, l’état d’un objet n’est pas influencé par nos mesures. Votre stylo est posé à tel endroit et pèse tel poids, que vous le regardiez ou non. À l’échelle des atomes, quand les lois de la mécanique quantique prennent le relais, ça ne se passe plus du tout comme ça : une particule peut avoir plusieurs état superposés et simultanés jusqu’à ce qu’un observateur s’intéresse à elle.
On vous l’accorde, ce n’est pas évident. Clément du Crest de Villeneuve, qui prépare une thèse en physique mathématique, précise : “Il faut se dire qu’observer un système quantique, c’est interagir de façon si violente avec ce dernier que cela le change fondamentalement. Observer un électron avec un appareil de mesure, c’est un peu comme attraper un papillon par les ailes. Il est affecté par notre observation.“
Pour comprendre le principe de la superposition quantique, souvenez-vous de cet exercice de pensée mille fois détourné par la culture populaire : le chat de Schrödinger.
Un chat est enfermé dans une boîte avec un mécanisme qui risque de le mettre à mort dans la minute. Ses chances de survie sont de 50%. Soixante secondes s’écoulent ; le pauvre minou est-il mort ou vivant ? À notre niveau macroscopique, ces états sont exclusifs : il est forcément l’un ou l’autre. Mais dans le monde de la mécanique quantique, il est les deux à la fois jusqu’à ce que quelqu’un ouvre la boîte pour observer son état. Les deux possibilités coexistent jusqu’à ce qu’un acte de mesure sélectionne l’une d’entre elles.
La superposition quantique, c’est le chat de Schrödinger avec une particule à la place du félin. Un électron, par exemple, n’est pas dans une position donnée de l’espace : il est partout où il peut être, il s’étend sur une région de l’espace comme une vague à la surface de l’eau, et ce jusqu’à ce qu’un physicien le force à prendre un état en le mesurant.
La superposition est due à la dualité onde-corpuscule, c’est-à-dire au principe selon lequel chaque entité soumise aux lois de la mécanique quantique se comporte à la fois comme une onde et une particule. Ne discutez pas, faites fi des règles que vous connaissez. C’est la physique quantique, c’est comme ça.
Passons à l’intrication. Simone De Liberato, professeur de physique théorique à l’université de Southampton, l’explique ainsi : “Imaginons que j’ai une pièce. En mécanique quantique, elle peut être pile et face en même temps. Si j’ai deux pièces, c’est la même logique, elles peuvent être les deux pile et les deux face en même temps. Maintenant, supposons que je prenne l’une de ces pièces et toi l’autre. Quand tu vas regarder ta pièce, il va se passer quelque chose de très fort : si tu vois pile, la mienne sera pile. Si tu vois face, la mienne sera face. (…) Quand tu regardes ta pièce, tu détermines son état et celui de la mienne en même temps.”
Telle est l’intrication : deux particules partagent la même existence, elles sont liées si profondément qu’elles se comportent, en un sens, comme une seule entité. Cela signifie que le simple fait de mesurer l’une d’entre elles révèle aussi l’état de l’autre, même si elles sont séparées par des années-lumières. Oui, c’est bizarre. Albert Einstein, qui se méfiait de la mécanique quantique, trouvait ce phénomène si étrange qu’il l’a un jour qualifié avec dédain de “spooky action at a distance”. Un peu comme si l’intrication était une histoire de fantômes.
Deux particules peuvent s’intriquer en interagissant ensemble ou en étant créées au même endroit, au même moment. Heureusement pour ceux qui préfèrent l’expérimentation à la théorie, on sait fabriquer de l’intrication en laboratoire, explique Simone De Liberato : “Pour créer des photons jumeaux, je tire avec un laser sur un cristal non linéaire, je fais un faisceau avec des photons à haute fréquence, très puissant. Le cristal fait éclater le faisceau et je me retrouve avec deux photons de fréquence moindre, un qui va à gauche et un qui va à droite.”
L’intrication entre ces deux photons demeure tant qu’un chercheur ne vient pas fixer l’état de l’un d’entre eux en l’observant. Rappelez-vous du principe de superposition. Tout le sel quantique de la situation, c’est que ces particules ne sont pas des pièces de monnaie : elles peuvent être bien plus que pile ou face. Reste que ce que l’on apprend du photon mesuré révèle nécessairement l’état de son jumeau. Il n’y a pas d’action à distance, pas de transmission instantanée d’énergie, de matière, d’information. Pourtant, la téléportation quantique repose bel et bien sur l’intrication.
La téléportation quantique transmet l’état quantique d’une particule, c’est-à-dire une “structure” selon le physicien suisse Nicolas Gisin. Cette prouesse technique est réalisée à l’aide d’un protocole désormais bien connu. D’abord, deux particules intriquées sont créées en laboratoire puis séparées, souvent à l’aide de fibres optiques. On projette ensuite une troisième particule sur l’une d’entre elles. Grâce au phénomène d’intrication, cette interaction se répercute immédiatement sur l’autre membre du couple. Ce qu’on appelle un qubit, un bit d’information quantique, a été transmis. C’est ça, la téléportation quantique.
La première téléportation quantique a été effectuée en 1997, quatre ans après que le protocole a été théorisé par six physicien théoriciens. Depuis, de nombreuses équipes de chercheurs ont reproduit l’expérience avec succès. Les progrès technologiques ont permis de mettre des distances toujours plus grandes entre les particules intriquées : un mètre à la fin des années 2000, 16 kilomètres en 2010, 97 puis 143 kilomètres en 2012… Puis, soudain, 1 203 kilomètres en 2017. Pour repousser le record à ce point, le professeur Pan Jian-wei et ses 29 collaborateurs ont dû réaliser la première transmission de photons intriqués de l’espace à la terre.
Le 16 août 2016, la Chine a mis en orbite le premier satellite quantique de l’histoire, un engin de quelque 600 kilogrammes baptisé Micius. C’est lui qui a permis aux physiciens chinois d’envoyer des paires de photons intriqués vers des observatoires terrestres distants de 1 203 kilomètres. Mettre une telle distance entre deux photons intriqués à l’aide de fibres optiques est impossible ; au bout d’une centaine de kilomètres, la particule finit par se perdre. Si le photon intriqué est lancé depuis l’espace, il effectue la majeure partie de son voyage dans le vide, ce qui augmente considérablement ses chances de parvenir à sa cible vierge de toute interaction.
La transmission de photons intriquées sur une aussi grande distance était la partie la plus difficile de l’expérience. Dans un article pré-publié par arXiv le 4 juillet dernier, Ground-to-satellite quantum teleportation, l’équipe du professeur Pan Jian-Wei décrit ce qu’une telle réussite a permis et va permettre d’accomplir : “Nous démontrons la téléportation quantique réussie de six états quantiques (…). Ce travail établit la première liaison terre-satellite destinée à la téléportation quantique fiable et ultra-longue distance, une étape essentielle dans la création d’un Internet quantique à grande échelle.” Car c’est bien là le but de toutes ces expériences affreusement compliquées.
Grâce à la téléportation quantique, nous pourrions connecter des ordinateurs quantiques distants de plusieurs milliers de kilomètres. La puissance de calcul d’un tel réseau serait phénoménale ; tout ce que nous avons tiré de l’informatique, d’Internet et de la cryptographie contemporaine serait balayé. Vous feriez mieux de vous intéresser à la mécanique quantique d’un peu plus près si vous ne voulez pas avoir l’air d’un grand-parent dépassé quand le consortium Google lancera son premier netbook quantique.
Clément du Crest de Villeneuve a relu et corrigé cet article ; nous l’en remercions chaudement.