C’est un week-end de fête au royaume chérifien. Au lendemain de l’Aïd, la plage des Oudayas, à Rabat, est en effervescence. Au milieu des familles, des footballeurs amateurs et des touristes, des dizaines de surfeur·ses débutant·es ou aguerri·es, marocain·es ou étranger·es sont à l’eau. Randa El Amraoui vient d’en sortir. Ses cheveux au carré encore trempés, elle discute accoudée à une table en plastique, sous les parasols d’un club de surf.
À 31 ans, la Marocaine vient ici presque tous les jours et dit faire partie des pionnières de la plage. Elle a commencé à surfer il y a huit ans. « C’était un rêve d’enfant, depuis que j’ai vu les Hawaïennes surfer sur Disney Channel », rigole cette prof de langue et de communication de la fac de Casablanca.
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Avec ses 3 600 kilomètres de côtes, le Maroc s’est taillé une belle réputation niveau surf depuis l’arrivée des premières planches de glisse dans les années 1960. Longtemps resté l’apanage des hommes, la pratique sportive s’est progressivement ouverte aux femmes – une ouverture plus claire depuis cinq ans, si l’on en croit Chadi Lahrioui, plusieurs fois champion du Maroc et d’Afrique et gérant d’un club de surf sur la plage des Oudayas. « Le phénomène a explosé avec Instagram et les championnes, remet Randa, enthousiasmée par ce regain d’intérêt féminin. Je dis souvent aux filles qu’on se sent belle quand on surfe. On le fait pas pour les autres mais pour soi-même. Mais il faut supporter le sel, la mer… Au début c’est hyper chiant. »
Zainab Rabbaa, 24 ans, fait partie des nouvelles adeptes qui n’ont pas lâché. Passionnée de natation, d’art et de foot, elle découvre le surf alors qu’elle emménage dans la capitale pour ses études. « J’ai vraiment accroché la première fois que je suis venue – c’est une copine qui m’avait proposé », raconte la doctorante en arts appliqués. Depuis, la jeune femme, qui a prévu de s’acheter son propre matériel de glisse, s’entraine toutes les semaines. Prochaine étape : des vacances à Taghazout, une station balnéaire au sud du Maroc, connue pour ses vagues propices au surf. Si Zainab s’est bien lancée dans sa nouvelle passion, elle constate avec regret que beaucoup d’autres filles n’osent pas franchir le pas.
Être une femme sur une plage reste parfois compliqué. « Il faut envisager de pouvoir fréquenter des plages mixtes, de se dénuder et de pouvoir montrer ses formes, ce qui n’est pas toujours évident dans certaines plages du Maroc », m’explique la géographe et chercheuse au CNRS Chadia Arab, également co-autrice d’une étude avec Christophe Gilbert sur les surfeuses marocaines. « Parfois, c’est un peu risqué et difficile d’aller à la plage pour les filles, appuie Zainab. Quand j’y vais seulement avec une copine, ça nous arrive de rencontrer des gens un peu hostiles. Si j’y vais avec un garçon, alors là, tout va bien. » Paradoxalement, c’est une fois la combinaison enfilée et la planche dans les bras que le rapport se modifie entre les surfeuses et certains plagistes. « Quand les gens te voient avec une planche, ils ne t’approchent pas, il n’y a plus de harcèlement sexuel, ajoute Randa. Soit ils se disent que t’es friquée et que tu fais partie d’un des clubs de surf, soit que tu viens juste pour t’entrainer et donc pas pour te faire draguer. »
Le regard parfois réprimandeur ou intéressé de gens qui fréquentent la plage n’est pas le seul qui peut peser sur les jeunes surfeuses. Les proches constituent souvent le principal frein pour se lancer. « Surfer implique une négociation avec sa famille », écrivent Chadia Arab et Christophe Guilbert. « La mienne avait peur de l’eau, au début ils m’ont complément interdit de surfer », se souvient Randa. Zainab avance quant à elle que « les parents des filles qui ne sont jamais sorties seules de chez elles ou qui n’ont jamais voyagé dans le pays ont, souvent, très peur. » Si ses parents ne se sont jamais opposés à ce qu’elle surfe, c’est selon elle grâce à son indépendance précoce. « Dès petite, je voulais sortir seule, j’ai fait mon premier voyage à 20 ans, j’allais à la plage, alors ils se sont habitués », rigole-t-elle avec fierté. La jeune femme originaire de Meknès confie aussi que les familles « ont plus peur des hommes que des vagues ».
Dans l’appartement familial d’Ines Tebbai, à Casablanca, une série de planches sont alignées dans le salon, des médailles sont empilées et des coupes trônent sur les étagères. Dans sa famille, son père la conseille et sa mère l’encourage. Elle suit sa scolarité à distance et vit à une centaine de mètres de la mer. Dans deux ans, elle ira étudier dans les Îles Canaries, en Espagne. « Si je vais à l’étranger, j’aurais une carte de résidence pour me déplacer en Europe, donc plus d’expérience, je pourrais rencontrer des surfeurs internationaux et peut-être avoir des opportunités de compétitions », espère-t-elle.
À 17 ans seulement, Ines est déjà une surfeuse de haut niveau. Elle représente le Maroc lors des compétitions, comme sa grande sœur, Lilias Tebbai, avec qui elle fait partie des trois représentantes du Maroc à l’internationale. « Ma sœur a plus d’expérience que moi, donc ça reste un défi de la battre », s’amuse Ines, qui a notamment participé aux championnats du Maroc, d’Europe et d’Afrique, dans le sillage de Fatima Zahra Berrada, la première marocaine à avoir représenté le Maroc en compétition internationale, en 1996.
Au niveau d’Ines, la pratique intensive du surf implique évidemment des investissements personnels et économiques importants. La discipline nécessite un coût conséquent, même pour une amatrice. Dans un pays où la pauvreté est en hausse, après un recul majeur – elle était passée de 15,3 % en 2001 à 4,8 % en 2014 selon la Banque Mondiale –, où l’inflation galope et les inégalités sociales se creusent, le surf, comme d’autres loisirs, reste un privilège.
« Les gens ont souvent l’impression que les jeunes du monde arabe sont un groupe uniforme, avec des valeurs et des normes communes. » – Mériam Cheikh, anthropologue et spécialiste de la dissidence morale et sociale des jeunes des classes populaires au Maroc
« Quand on était petites, nos parents nous disaient que c’était pour les riches, et c’est vrai que la plupart du temps, les gens [qui pratiquent le surf] sont riches », constate Randa. Il faut compter entre 5 000 dirhams (environ 450 euros) pour une planche neuve et 2 000 (180 euros) pour une d’occasion. À titre comparatif, le SMIG (salaire minimum interprofessionnel général) est de 2 769 dirhams, soit 251 euros. Si le sport s’est malgré tout démocratisé, c’est par exemple grâce à la connexion entre touristes et locaux, qui permet parfois de récupérer du matériel, notamment dans les villages touristiques proches d’Agadir. « Des étranger·es viennent, laissent leur matériel et les jeunes le prennent », explique Mériam Cheikh, anthropologue et spécialiste de la dissidence morale et sociale des jeunes des classes populaires au Maroc – même si ce sont les planches de skate qui constituent la plupart du matériel récupéré.
Entre locaux aussi, la solidarité permet d’aider les plus précaires qui souhaitent vraiment essayer. « Y’en a qui sont très bons, mais les pauvres ont généralement des planches anciennes et en mauvais état, soupire Randa. Les jeunes des Oudayas se prêtent aussi les combinaisons, ils s’arrangent ou ils payent plus tard. » Mais cette solidarité touche selon elle davantage les garçons, souvent plus entourés.
En plus du matériel, la géographie des spots constitue aussi un facteur discriminant. Situés dans le sud du Maroc, à Rabat, Casablanca, Mehdia ou Oualidia, ces emplacements prisés nécessitent un véhicule ou des moyens pour y aller en vacances, pour celles et ceux qui n’ont pas la chance de vivre dans ces zones. « Les jeunes femmes des classes plus populaires n’ont pas le privilège de surfer partout où elles veulent, souligne Chadia Arab. Celles qui sont issues de catégories sociales plus aisées peuvent aller à l’étranger et fréquenter au Maroc des plages plus éloignées et/ou moins populaires, et/ou plus mixtes. »
Aussi, avant d’apprendre à prendre des vagues, il faut évidemment savoir nager, ce qui n’est pas à la portée de toutes les femmes non plus. « Partout dans le monde, y compris en France, le gap social à ce niveau reste très situé socialement, rappelle Mériam Cheikh. Pour les garçons, il y a davantage une construction du genre qui les pousse à apprendre par eux-mêmes. »
Ainsi, si les Marocaines s’intéressent de plus en plus au surf, à Rabat comme ailleurs dans le pays, les garçons restent encore majoritaires à surfer. « L’engagement [des femmes] dans un monde masculin s’explique avant tout par des modes de socialisation spécifiques et par les relations aux groupes de pairs », remet Chadia Arab. En gros, plus que la volonté de vouloir lutter contre les discriminations de genre et briser les normes, la chercheuse explique que les filles se mettent à surfer en reproduisant des comportements « masculins » ou en se sociabilisant avec des frères, des cousins, des amis. Malgré ces normes dues à des processus différenciés, les surfeuses rencontrées sont unanimes : toutes disent être encouragées dans leur progression. « Ce sont les garçons qui me motivent le plus, explique Randa, qui ne surfe presque qu’avec des hommes. Y’a un spot ici où ce ne sont que les meilleurs qui le surfent. Quand j’y vais, les surfeurs me motivent parce qu’ils sont contents qu’il y ait au moins une fille. Les filles ici se comptent sur le doigt d’une main alors que les garçons sont vraiment mes potes. »
Le sens de la communauté semble fort dans le microcosme marocain du surf. Plus qu’ailleurs, la culture surf constitue une sous-culture à part entière, dans un pays où l’on pratique davantage les sports collectifs, comme le foot, le handball, l’athlétisme ou le basket, d’après les données du Ministère de la jeunesse et des sports marocain. Dans cet univers aquatique connu pour sa liberté, les surfeuses sont donc en « rupture avec les normes de genre », d’après les mots de Mériam Cheikh. Une fois sur la planche, plutôt qu’être perçues comme des déviantes, elles jouissent d’une « valorisation par le haut » selon l’anthropologue, « parce que c’est du sport et que les filles le font pour elles-mêmes ». Signe de la volonté de démocratiser officiellement la pratique féminine, en 2016, la Fédération royale marocaine de surf (FRMS) organise, pour la première fois au Maroc cette année-là, une compétition internationale qui présente en son sein un parcours féminin.
Malgré la volonté politique d’encourager la pratique féminine et le nombre croissant de filles qui prennent confiance sur les planches, on sent quand même encore le manque de figures sportives féminines au niveau professionnel. « C’est simple, on est que trois à se battre à l’internationale pour défendre les couleurs du Maroc, rappelle Ines. Et si jamais on se blesse, il faudrait plus de filles pour montrer que notre présence n’était pas qu’une question de chance. »
En mars 2023, le premier Championnat du continent s’est tenu à Taghazout. La compétition de surf réunissait le Sénégal, le Cap-Vert, la Côte d’Ivoire, Madagascar, Maurice, le Burkina Faso, la République du Congo et le Maroc. Pour rendre la compétition plus équitable, « ils ont pensé à faire plusieurs tours pour les filles avant d’arriver en finale et ça, c’est vraiment bien », explique Ines, qui a remporté le premier prix en U18 – elle a aussi fini à la deuxième place de la catégorie femmes, derrière sa soeur Lilias.
Si les femmes se font une place sur les podiums et dans les vagues de l’Atlantique, elles ne sont pas les représentantes d’un phénomène isolé dans le pays. D’après Mériam Cheikh, il y aurait « une construction des individualités qui a de plus en plus de place au Maroc ». Surtout, à l’image de ces surfeuses, skateuses ou même artistes, la mise en lumière de ces parcours permet de rappeler l’existence de multitude de cultures chez les jeunes, « même si les gens ont souvent l’impression que les jeunes du monde arabe sont un groupe uniforme, avec des valeurs et des normes communes », explique-t-elle. « C’est important de montrer la multiplicité des manières d’être jeune dans le monde arabe, et les cultures sportives sont l’une d’entre elles. »