La façade de la boulangerie Chia Te ne paie pas de mine. Située au cœur de Taipei, capitale de Taïwan, elle fait face à une route à huit voies (ou peut-être dix, allez savoir). Mais la boulange est connue pour vendre les meilleurs gâteaux à l’ananas de l’île.
Quand j’y suis allée, j’étais probablement la seule personne à n’acheter des chaussons feuilletés que pour moi. J’étais aussi, et cela va sans dire, la seule étrangère présente dans la boutique. Alors que je faisais la queue pour choper deux portions individuelles – un gâteau purement à l’ananas, l’autre agrémenté d’un jaune d’œuf cuit – tout le monde autour de moi croulait sous des piles de boîtes à tel point que leur champ de vision en était considérablement réduit.
Videos by VICE
J’ai vite compris que tous les clients étaient venus dans le but de nourrir la famille – voire de lointains cousins partis à l’étranger et réclamant assez de pâtisserie pour tenir une année entière sans réapprovisionnement – plutôt que pour un petit plaisir solitaire. À Taipei, il y a aussi ceux qui ne feraient la queue à Chia Te pour rien au monde puisqu’ils ne jurent que par les chaussons à l’ananas de la boulangerie Shun Chen.
La seule fois où j’ai rencontré une femme au volant d’un taxi, elle a refusé de me conduire jusqu’à l’endroit où je devais retrouver des potes pour manger un bol de nouilles au bœuf. À la place, elle m’a lâchée devant, selon elle, « la meilleure adresse de tout Taipei – la vôtre n’est que troisième ! ».
De la même manière, les personnes que je retrouvais à Taïwan – l’équipe de Bao, un établissement de streetfood basé à Londres – m’ont emmenée en dehors de la ville, au petit matin, jusqu’à la jungle montagneuse qu’on trouve au sud de Taipei. Le genre d’endroit que ne connaissent même pas les chauffeurs de taxi du coin. Je l’ai immédiatement baptisé La Montagne aux nouilles magiques.
Même si on nous a donné l’autorisation de toucher les nouilles, de les étirer pour les rendre plus fines, plus longues et plus élastiques, on est d’abord resté prudent.
Comment ai-je fait pour me retrouver au milieu de la végétation, dans la banlieue de Taipei, avec un trio de Britanniques décorés plusieurs fois pour leurs bao vapeur au porc ? Figurez-vous que ces trois jeunes chefs – les frères Ting et Shing Chung nés au Royaume-Uni et le Taïwanais Erchen Chang, devenus les coqueluches de tout l’East London avec un Bao Bar au Netil Market de Hackney – ont eu l’idée de faire découvrir d’autres saveurs à leur communauté d’adeptes.
Ils se sont donc associés à Florian Siepert, un Allemand qui vient de fonder à Londres Opentrips, un site de voyages interactif où tout le monde peut proposer des destinations et organiser des petits trips. D’où notre présence dans cet endroit reculé qui nous est totalement inconnu.
Même Erchen, né en plein Taipei, a dû mettre sa mère à contribution pour dénicher le coin. On s’est arrêté la dernière station de la ligne de métro Wenhu. Une meute de tacos attendait devant la gare. Après avoir débauché quelques chauffeurs, on s’est engagé sur une autoroute. Les grands immeubles s’éloignaient au loin à mesure que la voie rapide perdait en largeur. On a finalement atterri sur une petite route de campagne assez pentue. Après une série de virages en épingle, on a traversé plusieurs villages bordés de rivières à l’eau vive et de petits temples perdus dans les montagnes. On a fini par caler au bord d’une route de graviers.
D’un côté, un terrain très escarpé, de l’autre, un petit sentier pour monter la colline. En haut du chemin, on aperçoit un bâtiment fait de bric et de broc qui semble avoir différentes hauteurs à différents endroits. Devant, une sorte de patio sert apparemment à étendre une matière couleur crème entre des poutres en bois. Aucune brise à l’horizon et pourtant, ces enchevêtrements se balancent doucement. Contrairement aux apparences, cette matière n’est pas le produit d’un millier de vers à soie. On est arrivé à la fabrique de pâtes Shihding Hsu et ce sont des nouilles qui sont en train de sécher au soleil.
Même si on nous a donné l’autorisation de toucher les nouilles, de les étirer pour les rendre plus fines, plus longues et plus élastiques, on est d’abord resté prudent. D’accord, elles sont souples. Mais elles donnent quand même l’impression de pouvoir se casser à tout moment. Le propriétaire, souriant, nous rassemble pour nous expliquer ses méthodes de production. Ne parlant pas un mot d’anglais, c’est Erchen qui s’occupe de la traduction :
Étape 1 : Les Si Fu (aka les pros des nouilles) mélangent de la farine avec de l’eau salée et un peu de pâte de la veille pour enrichir le goût. Plus de sel donne une texture plus élastique mais il faut alors plonger les nouilles dans de l’eau glacée après cuisson pour l’éliminer.
Étape 2 : Après avoir enfilé des protections en plastique aux pieds, les Si Fu piétinent la pâte pour la pétrir jusqu’à ce que tout l’air s’en échappe. Ils placent ensuite une grosse planche de bois par-dessus la pâte et continuent de marcher dessus jusqu’à ce que tout soit égalisé. Au final, la pâte ressemble à un gros disque aplati.
Étape 4 : la pâte passe alors trois fois par une machine qui l’aplatit très finement. Les Si Fu parsèment les pâtes de fécule de maïs et de son de riz pour éviter qu’elles ne collent entre elles.
Étape 6 : Le premier étirage requiert deux personnes. Chacune tire une barre de métal d’un côté. Après ça, la pâte est mise encore une fois à reposer pendant une heure. Le second étirage est plus sportif et les nouilles peuvent alors être étirées jusqu’à atteindre une épaisseur et une souplesse idéales. Impossible de savoir à quoi ces critères correspondent exactement, sauf si vous êtes Si Fu.
Étape 8 : Décrocher les barres en métal et enlever les nouilles. Pour cela, découper les bords et rassembler les nouilles en un ballot comme un tas de corde. (La meilleure technique est de les enrouler entre le coude et la paume de main : les nouilles s’enroulent ainsi autour de votre avant-bras sans se mélanger).
Étape 9 : Quand vous voulez les cuire, faites chauffer une casserole d’eau et préparez à côté un récipient d’eau froide voir glacée. Pour obtenir la texture encore élastique qu’on appelle chez nous al dente, les nouilles doivent être cuites seulement quelques minutes dans l’eau bouillante. Après ça, il faut directement les balancer dans l’eau froide et les y laisser pendant au moins dix minutes. C’est à ce moment que le sel dégorge. Cela les empêche de cuire plus longtemps.
Avec toutes ces explications, on était à la fois curieux et affamé. Mais Monsieur Hsu nous a d’abord invités à nous mettre par deux pour essayer d’étirer les nouilles. Il détache quelques nouilles d’une des tiges et commence tranquillement à jouer à la corde à sauter avec pour nous montrer que ses nouilles, c’est du solide. Il veut nous rassurer : on peut y aller de toutes nos forces, les nouilles ne vont pas se casser.
S’en est suivi un véritable tir à la corde. Tous avec une barre en métal entre les mains, nous tirions en sens opposés de toutes nos forces. À côté, Monsieur Hsu nous conseillait de bien engager notre dos dans l’effort. Les nouilles résistent incroyablement. Les étirer est plus dur qu’il n’y paraît – sans doute aussi dur que d’essayer de débloquer une porte en bois coincée dans ses gonds. L’idée est d’utiliser le poids du corps pour appuyer sur les nouilles sans trop s’inquiéter de la possibilité que ces nouilles se cassent et que nos corps soient projetés dans la jungle et dévalent la pente en se prenant tous les bananiers en chemin. Monsieur Hsu et les autres hommes de son équipe ont beau être petits, la force que chacun a dans le haut du corps est plus grande que celle de toute notre équipe, et on comprend pourquoi.
Un tel travail creuse évidemment l’appétit. Pendant qu’on s’acharne à la tâche, les pros des nouilles nous ont préparé un festin. Nous avons eu un plat de scotch eggs [œuf dur enrobé de char à saucisse et pané] – ou disons, la version « nouille » des Scotch eggs.
À côté, un plat est joliment rempli de nouilles de trois couleurs différentes (crème, vert clair avec du thé et rose pâle avec du riz fermenté). Il suffit ensuite de les assaisonner avec une sauce épaisse aux cacahuètes. Après ça, une énorme cocotte remplie de nouilles plongées dans un bouillon de poulet est arrivée. Il était clairement impossible d’y résister.
Au milieu de ce festin, on a soudain levé les yeux et aperçu un groupe d’hommes aux visages familiers : nos chauffeurs de taxi, attirés par la bonne odeur, venaient de se pointer. Dans la joie et la bonne humeur, ils se sont installés à une table à côté et tremper leur baguette.
Ça fait partie de leur formation. Nos chauffeurs de taxi se devaient de goûter les nouilles de Shihding Hsu pour pouvoir dire à leurs prochains clients « vous voulez goûter les meilleures nouilles faites à la main de tout Taïwan ? Je sais exactement où vous emmener… »
Shihding Hsu, Handmade Noodle Company, 3 Si Fen Zi, Wu Tu Village, Shi-Ding District
Cet article a été initialement publié sur MUNCHIES France en novembre 2016.