Culture

Art & Taxidermie

Aujourd’hui, il n’est plus question d’embaumer ce bon vieux Médor pour garder intact le souvenir de son affection canine. En s’invitant dans les galeries et musées d’art contemporain, par le biais de la sculpture, la photographie ou l’installation, la taxidermie épouse d’autres visées, aussi esthétiques que préoccupantes, et nous tend un miroir qui reflète notre propre condition humaine, inévitablement mortelle. Car, comme le résume l’artiste française Murielle Belin, « la taxidermie interroge la vie, la mort, la nature humaine et notre animalité ».

Si cette pratique remontant au XVIe siècle a connu son heure de gloire au XIXe, à travers la médecine et les cabinets de curiosité, elle s’est peu à peu dissipée jusqu’à disparaître des écrans de radar. Ringardise, dégoût, sans oublier la montée en puissance de l’éthique animale, la pudibonderie l’a mise au placard. Mais depuis peu, elle se vend à prix d’or dans les foires d’art, fait des apparitions remarquées au Palais de Tokyo ou au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris, toujours à l’affût d’une créativité d’avant-garde. Elle s’expose actuellement en Belgique à l’occasion de l’événement « The Beauty of the Beast », aux côtés des fleurons de l’art animalier. Mais que s’est-il passé pour qu’un tel revirement s’opère ? Il faut, dans un premier temps, aller voir voir du côté des contre-cultures et de la subversion.

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Kate Clark, Pray, 2012 © Kate Clark Studio

Chimères et bestiaires médiévaux

Il faut attendre les années 90 pour que cette pratique refasse surface sous une forme plus vivace, fantasque et introspective. Avec notamment Les pensionnaires d’Annette Messager. En ligotant des moineaux morts, l’artiste rejoue ainsi les pulsions morbides infantiles, les souffrances inhérentes à la création, entre folie et fantaisie. D’autres rares artistes lui emboîtent le pas, mais c’est surtout un courant underground qui servira de déclencheur : la Rogue Taxidermy. Sarina Brewer s’impose comme la pionnière de ce mouvement apparu au début des années 2000, dans un esprit pop-surréaliste. Ses héritiers, comme Kate Clark, puisent leur inspiration dans les bestiaires médiévaux et l’imagerie mythologique pour confectionner de toutes pièces des chimères farfelues et lugubres, à la fois séduisantes et repoussantes. Et certains n’hésitent d’ailleurs pas à avoir recours des croisements incestueux.

Mi-rat mi-homme, mi-lapin mi-catin, les premières créations de Murielle Belin semblaient s’être échappées du Jardin des Délices de Jérôme Bosch ou de La Chute des Anges Rebelles de Pieter Bruegel l’Ancien. « Peu à peu, je me suis détachée du bestiaire », confie celle qui explore aujourd’hui les tourments intimes de l’âme. « Les animaux sont une façon détournée de parler des hommes, d’êtres humains qui ne s’accordent pas avec le costume qu’ils ont envie de revêtir. » Un corps hagard et décapité trimballe une tête de guêpier d’Europe sur un piqué. Une grand-mère nue comme un ver, aux seins lourds, nous fixe avec son regard tendre, un peu interloqué, de chouette effrayée.

Murielle Belin, Le Coucou, 2017 © Murielle Belin

La Lyonnaise récupère ou achète sur Internet, chez des antiquaires ou dans les vides-greniers, des animaux déjà naturalisés, de préférence en mauvais état, dont elle va utiliser seulement certaines parties, les pattes, la tête, le ventre, pour créer des combinaisons. « Si j’ai affaire à une trop belle taxidermie, je ne peux pas la travailler car l’animal est trop présent, j’ai peur de l’abîmer. Ce serait comme le tuer une seconde fois. » C’est pourquoi, chaque sculpture prend d’abord vie sur le papier afin de déterminer les justes proportions avant la phase de modelage. « Une seule pièce nécessite parfois des heures de travail ! » admet Belin en insistant sur le savoir-faire artisanal.

Sublimer le macabre

Qu’ils soient eux-mêmes empailleurs ou fassent appel à des professionnels en la matière, ces créateurs du mortuaire réaffirment l’importance du fait-main, du doigté de la dentelière. La taxidermie artistique, parce qu’elle sublime le macabre comme le majestueux cerf brodé de perles de rocailles de Julien Salaud, révèle une beauté peu commune qui ne trouve pas grâce aux yeux de tous. « Si les gens pensent que ce nous faisons est dégoutant, horrible ou tout simple moche, on prend ça comme un compliment », réagit Mothmeister, duo responsable de créations relativement déjantées.

© Mothmeister

Le couple d’artistes belges est suivi par plus de 100 000 abonnés sur Instagram. Dans le sillage d’un Joel-Peter Witkin et fortement inspiré par la photographie mortuaire de l’ère victorienne, ils font partie des rares artistes à passer devant et derrière l’objectif pour incarner leur univers « morbide et fantaisiste. » Leur « Wounderland » est une contrée imaginaire peuplée de clowns cauchemardesques et de freaks en guenilles qui posent avec leurs animaux de compagnie — zèbre momifié, chimpanzé rafistolé et perdrix flamboyante.

Ces doux-fêlés, pour qui « la controverse est inscrite dans [leur] ADN », assument leur côté « tordu » et marginal jusque dans leur intimité. Leur maison ressemble à un cabinet de curiosité, à mi-chemin entre le zoo et le refuge pour taxidermies décrépies, qui recèle une collection riche de plus d’une centaine d’espèces, débutée il y a vingt-cinq ans. C’est avec une infinie tendresse qu’ils racontent leur affection passionnée pour ces animaux défunts. « En les immortalisant, on a la sensation de leur d’offrir une seconde existence, les rendre immortels en quelque sorte », défendent-ils. Projections mentales de leur inconscient, leurs images ont trouvé leur public auprès d’âmes sensibles qui, comme eux, « considèrent la taxidermie comme une manière de célébrer la vie. »

Polly Morgan, Harbour, 2012 © Polly Morgan / Photo : Tessa Angus

Une dépouille qui grouille de vie

On touche peut-être là le nerf le plus sensible de cette pratique artistique. Embaumer, naturaliser, c’est une façon de figer ce qui n’est plus, déguiser la pire crainte des bipèdes : la mort. La taxidermie nous met face à notre propre finitude et interroge de son œil de verre notre rapport au vivant. Fascinée par les dépouilles en décomposition qui grouillent de vie, la plasticienne Polly Morgan réalise elle-même ses taxidermies symbolisant l’idée d’une mort féconde. Dans ses œuvres Harbour et Hide and Fight , des colibris extirpent des tentacules du ventre d’un renard, une nuée de chauves-souris s’est installée dans la carcasse d’un cerf devenue caverne. Ces métaphores cadavériques mettent en scène l’instinct de survie qui agite tout être sur terre. Une manière de transcender les questions existentielles, tisser des propos sur nos habitus et même interroger l’objet d’art.

Certains artistes prennent aussi le contre-emploi de la taxidermie scientifique et décorative, telle qu’elle se pratiquait à la Renaissance. À cette époque, l’animal, naturalisé après maintes opérations chirurgicales et artisanales, devait être restitué intact, sans trace de meurtrissures. Dans la série Accidents de chasse, les animaux pansés, écorchés, blessés de Pascal Bernier portent au contraire les stigmates d’une confrontation. Il n’est plus ici question d’« illusion de vie » mais bien au contraire des désillusions d’un monde désenchanté, véritable laboratoire des souffrances actuelles.

Pascal Bernier, Accident de chasse, 2013 © Pascal Bernier / Photo : Enzo Isaia

Pour ajouter un peu d’humour dans ce monde de brutes, Les Deux Garçons et leurs adorables taxidermies rococo — agnelet déguisé en licorne, porcelaines à tête de perruche — transforment les animaux empaillés en objets usuels ou d’apparat, kitchs et clinquants. Entre humour et absurdité, Ghyslain Bertholon prend lui aussi le contre-pied de la naturalisation avec ses Trochés de face. Il détourne les habituels trophées de chasse en remplaçant la tête de l’animal par son arrière-train. L’artiste critique ainsi avec espièglerie la domination de l’homme sur la nature. Et il est loin d’être le seul.

L’homme, ce prédateur vorace

Nombre de taxidermistes contemporains s’emparent des questions environnementales et sociétales. Sans toutefois faire l’unanimité. On se souvient par exemple de la polémique suscitée par les cochons tatoués de Wim Delvoye, exposés en 2010 au Musée d’art moderne contemporain à Nice. Les porcelets avaient été élevés en Chine, choyés et grassement nourris, tatoués sous anesthésie, puis naturalisés à leur mort. L’agitateur s’était alors attiré les foudres des associations de défense des animaux et mouvements écolos. L’œuvre dénonçait pourtant le consumérisme vorace et posait une question éthique : élever un animal à des fins artistiques est-il plus cruel que le voir finir dans une assiette ?

Claire Morgan, On Impact, 2014 © Claire Morgan / Galerie Karsten Greve

Si contrairement à Wim Delvoye, la plupart des artistes utilisent des animaux déjà morts et évincent donc les questions morales, la problématique environnementale demeure brûlante. Animé par une écologie émotionnelle et mystique, l’œuvre du plasticien et performeur français Julien Salaud — qui a étudié en Guyane l’impact de l’activité humaine sur la faune sauvage guyanaise — est traversé par la représentation du devenir et de la disparition des espèces animales. C’est le même intérêt qui sous-tend les spectaculaires installations de Claire Morgan. L’artiste irlandaise conçoit, avec patience et rigueur, des structures géométriques aériennes, confectionnées à partir de feuilles d’automnes et de graines de pissenlits, traversées par des rapaces et des prédateurs. Ces instantanés poétiques évoquent la fragilité de nos ressources naturelles et matérialisent avec délicatesse les trajectoires dévastatrices de notre société.

Impérialisme et corporatisme, urbanisation rampante et usage à outrance de produits toxiques, Morgan pointe du doigt la responsabilité des hommes dans le changement climatique et l’extinction massive des espèces. Elle développe actuellement une série de travaux qui mettent en scène des oiseaux captifs ou des espèces migratoires sauvages, dont la mort a été directement ou indirectement causée par l’Homme. « En observant les milieux de vie et les paysages qu’ils habitent, on peut établir des parallèles entre les problèmes auxquels ils sont confrontés et les situations politiques, sociales et environnementales en cours. » Une préoccupation qui sonde aussi bien notre capacité d’adaptation que la possibilité d’une résilience. Du coup, on se pose une question la suivante : et si, à travers la taxidermie contemporaine, c’était les animaux qui volaient au secours des hommes ? De quoi rabattre son caquet à l’ Homo sapiens, toujours considéré au sommet de la chaîne alimentaire.

Élodie Cabrera est sur Twitter.