Le stade de(s) Bauer
Illustrations : Leïla Courtillon pour VICE

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histoire

Le stade de(s) Bauer

Retour sur la vie mouvementée du docteur Jean-Claude Bauer, l'homme qui a donné son nom à l'antre historique du Red Star, entre blessures de guerre et vie de couple placée sous le signe de l'engagement communiste.

VICE et le Red Star se sont associés pour suivre la saison des Vert et Blanc de Saint-Ouen sur et hors des terrains, auprès des joueurs, du staff, des supporters et de tous ceux qui gravitent autour de ce club historique du foot français qui joue en National, la troisième division française. Aujourd'hui, on vous présente Jean-Claude et Marie-Jeanne Bauer, dont le nom est aujourd'hui l'appellation du terrain de jeu du Red Star.

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« Hier, aujourd'hui, demain… Seulement à Bauer. » Le 4 août 2017, à l'occasion du grand retour du Red Star dans son antre lors de la première journée de National face à Pau, et après deux saisons de Ligue 2 hors de leur base – à Beauvais puis au stade Jean-Bouin dans le XVIe arrondissement de la capitale –, les supporters audoniens ont tenu à célébrer leur attachement à ce stade mythique. Le mot n'est pas trop fort, tant l'histoire de l'enceinte est riche : depuis sa fondation en 1909, elle a accueilli des matches internationaux, et servi de cache d'armes pendant l'Occupation. Un A.D.N. qui lui vaut le titre de « lieu unique de convivialité et de mixité sociale » aux yeux du collectif Red Star-Bauer, un lieu rendu encore plus particulier par son emplacement : un stade dans la ville comme on n'en fait plus aujourd'hui. Sans compter une dernière spécificité, et pas des moindres, son nom d'usage – stade Bauer – est en fait un nom officieux.

Officiellement, cette enceinte s'appelle le « stade de Paris », et ce depuis sa création. L'appellation « stade Bauer », aujourd'hui reprise par tous les habitués du coin et d'ailleurs, a été lancée par les supporters du club fondé par Jules Rimet. La raison ? La volonté d'honorer la mémoire de ce docteur résistant et communiste, fusillé au Mont-Valérien en mai 1942, et dont la rue qui jouxte le stade de Saint-Ouen porte justement le nom.

Né le 3 octobre 1910 à Saint-Dié dans les Vosges, Jean-Claude Bauer est étudiant en médecine lorsqu'il adhère au Parti communiste français (PCF) en 1934. Après avoir milité dans la Centrale sanitaire internationale pendant la guerre d'Espagne [une structure montée par la Confédération générale du travail afin de coordonner les actions d'aide médicale des pays en faveur de la République espagnole, ndlr], il se marie avec Marie-Jeanne Gantou, née en 1913 dans une famille de petits paysans de Saint-Affrique dans l'Aveyron, avant de s'installer à Saint-Ouen en 1937.

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« Mobilisé en 1939, il fut gravement blessé en juin 1940 à son poste de secours régimentaire. Fait prisonnier, il s'évada lors d'un transfert vers un hôpital parisien. » En plus de reprendre son travail au cabinet, Jean-Claude Bauer profite de son retour à Saint-Ouen pour rejoindre immédiatement la Résistance sous les couleurs du Parti et prend le pseudonyme de « Clément ». Il forme notamment des comités d'intellectuels à la demande de la « direction des intellectuels communistes » ayant vu le jour pendant la guerre (notamment composée du philosophe marxiste Georges Politzer) et intègre l'appareil technique central du PCF. De là, il participe également au lancement, à l'édition et à la rédaction de plusieurs revues clandestines [La Pensée libre en février 1941, Le Médecin français en mars de la même année, ndlr].

« Tout comme Georges Dudach, Jean-Claude Bauer fut mandaté par Georges Politzer auprès de militants d'autres sphères socioprofessionnelles que la sienne, apprend-on dans le Maitron. Il rencontra ainsi l'avocat Joë Nordmann à plusieurs reprises pour préparer le lancement du Palais libre et la création d'un comité de juristes. » En parallèle, les époux Bauer sont aussi chargés de tâches plus classiques dans le réseau résistant du Front national de lutte pour la libération et l'indépendance de la France (créé par le Parti communiste) dont ils sont devenus membres. Ils « servent de boîte à lettres », « recherchent des cachettes pour les combattants clandestins qu'ils approvisionnent en nourriture et en argent » et « transportent également des tracts ».

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Mais le 1er ou le 2 mars 1942 – les dates diffèrent selon les versions – le docteur Bauer est arrêté par des hommes de la préfecture de police de Paris au cours d'un rendez-vous dans la capitale avec le coordonnateur des comités d'intellectuels, Jacques Solomon. Emprisonné à la prison du Cherche-Midi, puis à celle de la Santé, torturé, Jean-Claude Bauer ne parle pas. Comme il est porteur d'une fausse carte d'identité au nom de Jacques Besson, les policiers des brigades spéciales mettent plusieurs jours pour découvrir sa véritable identité. Qualifié de « juif communiste », le docteur Bauer est finalement fusillé au Mont-Valérien le 23 mai 1942 en représailles à une action armée menée par les communistes quelques jours plus tôt, aux côtés de ses camarades Georges Politzer, Georges Dudach et Jacques Solomon…

Mais si l'on évoque le sacrifice de Jean-Claude Bauer, il est impossible de ne pas parler de Marie-Jeanne, son épouse. Arrêtée quelques jours après son mari à l'hôpital Claude Bernard où elle travaillait comme infirmière, elle est longuement interrogée par des policiers. Si elle a beau nier sa participation dans la Résistance, la police possède un dossier prouvant son implication dans le syndicat CGTU avant 1936. Le rapport d'arrestation rédigé par les Renseignements généraux à son sujet précise qu'elle « partageait les convictions politiques de [son mari et que] […] malgré la dissolution du Parti communiste, elle avait conservé ses sympathies aux doctrines mouscoutaires ».

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Successivement transférée à la prison de la Santé puis aux camps de Romainville et de Compiègne, Marie-Jeanne Bauer est déportée le 24 janvier 1943 avec 230 autres femmes résistantes [le convoi dit des « 31 000 », ndlr]. Elle arrive en gare d'Auschwitz le 26 au soir. Conduite au camp des femmes de Birkenau, elle est enregistrée et tatouée sous le matricule 31651. Le 24 février 1943, Marie-Jeanne Bauer est prise comme infirmière au Revier [« l'hôpital » des prisonniers du camp, ndlr]. Attachée au block des contagieuses, elle voit mourir nombre des camarades du convoi. Elle est elle-même victime d'un typhus particulièrement long et éprouvant, accompagné de phases de délire. Autour d'elle , c'est l'hécatombe, à tel point qu'elle se retrouve un jour entourée de quatre de ses compagnes d'infortunes, toutes mortes.

Marie-Jeanne traverse cette épreuve comme elle le peut. Remise du typhus, elle fabrique des tresses de cellophane, matière utilisée pour faire des sangles qui garnissent les brancards de l'armée allemande. Au-delà de la tâche, abrutissante, elle doit parcourir chaque jour trois kilomètres pour se rendre à l'atelier, non sans mal après avoir perdu 25 kilos au cours de longues semaines de typhus et de fièvre. Le 3 août 1943, elle bénéficie de la mesure de quarantaine avec les survivantes du convoi. Mais début octobre, elle est atteinte d'un double trachome [une infection oculaire bactérienne, ndlr], et renvoyée au Revier.

Le 27 janvier 1945, l'Armée rouge libère le camp d'Auschwitz, mais Marie-Jeanne Bauer n'est pas au bout de ses peines. Alors qu'elle se remet difficilement d'un nouveau trachome [la vision de son œil droit est perdue, celle du gauche très endommagée, ndlr] et de ses conditions de détention terribles, l'épouse du docteur se fait tirer dessus par un soldat russe ivre. Si elle survit miraculeusement (la balle est passée dans la crosse de l'aorte et ressortie sous l'omoplate, sans toucher ni le cœur ni les poumons), son rapatriement en France ne sera pas des plus simples. Elle part d'abord pour Odessa, en Ukraine, en camion et en train, mais le voyage est interrompu à Chepetowka, ville frontière pleine de prisonniers français. On dit qu'un bateau anglais devait les récupérer à Odessa mais qu'à la suite d'un incident avec les Russes, il n'est jamais venu. En définitive, elle rentre par voie terrestre via Cracovie, Breslau, Berlin, avec mille détours du fait des aiguillages détruits. Marie-Jeanne arrive à la gare du Nord le 15 juillet 1945 : elle est la dernière des rescapées du convoi des « 31 000 » à être rapatriée. Elle est malade ; personne ne l'attend ; sa maison a été bombardée ; son appartement pillé. Elle apprend que son frère a été fusillé à Saint-Affrique le 13 août 1944. Elle finira par quitter Saint-Ouen pour l'Aveyron et y décédera en 1984.

Aujourd'hui, ce sont les mémoires de Jean-Claude et Marie-Jeanne Bauer (et d'autres comme celle de Rino Della Negra) que les fans de l'équipe audonienne souhaitent faire perdurer en militant notamment pour le maintien définitif du club de l'étoile rouge au stade Bauer. Des « symboles de la Résistance à l'occupation nazie » particulièrement importants aux yeux du collectif Red Star-Bauer pour qui « les supporters du Red Star, quel que soit leur âge, perpétuent et revendiquent les idées antifascistes des anciens ».

Tous propos tirés du collectif Red Star-Bauer, du site de Mémoire Vive et du Maitron, le dictionnaire de l'histoire ouvrière.