Fuck Simon-Pierre Beaudet

La relation passive agressive que j’entretenais jusqu’à récemment avec Poste Canada, par l’entremise de l’autocollant « Bourrez-moi ça; le plus de pub possible, SVP », ornant le passe-lettres de ma porte d’appartement, a frappé son Waterloo en novembre dernier, lorsqu’un facteur m’a surpris à la sortie de la douche. On fanfaronne moins lorsqu’on doit se cacher le bandit d’une main et signer un accusé de réception de l’autre. Mais le jeu en valait la chandelle, puisque le colis en provenance de Québec contenait le recueil d’essais Fuck le monde, de Simon-Pierre Beaudet, paré d’une dédicace rouge vif :

« Ralph, Philippe [Gohier, rédacteur en chef de VICE Québec] m’a demandé d’écrire dans le VICE. J’ai pensé leur faire un « Fuck le VICE », mais je me suis dit que ça risquait d’être publié quand même. Alors je te laisse ça. Enjoy! xx Simon-Pierre »

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Beaudet est l’un des esprits les plus caustiques s’étant retrouvés derrière un clavier au cours des dernières années. Un hostie de baveux, mais aussi l’une des meilleures voix de la Conspiration dépressionniste, l’organe de propagande des trublions qui avaient parodié, en 2005, le manifeste Pour un Québec lucide, en y allant du détournement Pour un Québec morbide. Le coup avait été assez fumant pour que la maison d’édition Pearson ERPI s’y méprenne et reproduise le mauvais manifeste dans un ouvrage destiné aux étudiants de secondaire quatre. On plaint le diplômé en sciences de l’éducation qui a dû expliquer le tout à sa cohorte d’acnéiques mitigés.

Premier ouvrage de l’auteur à qui l’on doit le blogue du même nom, Fuck le monde s’ouvre sur un avant-propos signé par Catherine Dorion, auteure et comédienne qui reprenait dernièrement des textes de Beaudet dans son spectacle « Fuck toute », présenté au Théâtre Premier Acte.

Voyons voir ce qu’écrit Simon-Pierre Beaudet à propos de quelques sujets :

  • Le Manifeste des 343 salauds [devenus ici 343 nazes] : « Il n’y a plus de littérature en France, seulement des « écrivains », c’est-à-dire des nazes qui vont aux putes. »

  • Les sorties au restaurant comme pratique culturelle : « Cette pratique ne relève pas de la représentation symbolique, comme c’est le cas pour les différentes formes d’art; elle ne demande aucun effort, elle n’est pas confrontante, elle ne plonge pas dans les méandres de l’être humain, elle ne discute pas des travers du monde; la seule chose qu’elle dégage, c’est le plaisir et la réussite sociale. »

  • Génération d’idées et Mélanie Joly : « Malheureusement questionnée sur ce qui distinguerait la sienne des précédentes [générations], Joly ne peut produire que les poncifs d’usage […] « On est plus international parce qu’on va sur Internet », assure-t-elle. Hélas, dans le meilleur des cas, Génération d’idées se voudrait un gros brainstorming où tout le monde dit n’importe quoi sur n’importe quel sujet; c’est la manière dont les gens de communication envisagent la créativité. On connaît malheureusement leur sécheresse légendaire. »

  • Le Canada : Pays souffrant d’un déficit sémantique (pauvre en signes).

  • Le Sudoku : « […] bientôt, le fameux casque à sudoku révolutionnera le domaine en expansion de la vacuité productive et multipliable et nous fera entrer dans le monde infini où s’incarne la finalité de la logique occidentale dans ce qu’elle a de plus achevé : un être humain dans sa bulle, tout occupé à mettre des chiffres dans des cases. »

  • L’application Class Dojo : « […] alors qu’on débat de ce qui devrait être ou pas au programme de l’école, voici un merveilleux exemple de ce qui devrait rester dehors. Le narcissisme contemporain, l’existence dans le regard de l’autre, la popularité instantanée […] ils seront en contact avec ça toute leur vie […] Laissez-leur le temps, bon sang. »

Réflexion faite, qui écrit comme ça, ici et aujourd’hui? Croisé à l’occasion du lancement montréalais du livre, dans le décor space age du Atomic Café, l’auteur et critique Mathieu Arseneault explique : « Beaudet écrit avec le ton pamphlétaire de gars comme Jules Fournier… Mais lui écrivait en 1910. Dans ce registre idéologique, personne n’a cette voix au Québec en ce moment. »

Qu’ajouter de plus? Une maison d’édition québécoise francophone qui publie un livre à l’automne, une semaine APRÈS le Salon du livre de Montréal… en termes de marketing, le mot « fiasco commercial » relève de l’euphémisme. Néanmoins, en termes d’éthique, on appelle ça vivre en adéquation avec ses convictions; tout ce qu’une démarche de contre-pouvoir implique.

À ce titre, Moult est sans doute la seule maison d’édition québécoise qui se targue d’instaurer un rapport de désolidarisation entre elle et le milieu littéraire. On se souviendra que l’éditeur a récemment pris plaisir à souligner, par l’entremise de sa page Facebook, en s’appuyant sur les mots de Beaudet, que « la pensée qui n’a pas pour objet la liberté, qui ne vise pas l’émancipation de l’homme dans ses conditions empiriques […] ne mérite pas d’être autre chose qu’un divertissement pour lettrés […] Si elle ne fait que tourner en vase clos, si elle se répète sur toutes les tribunes, elle n’est plus que complaisance », avant d’ajouter « Voilà pourquoi Moult n’est pas Nouveau Projet ou la Peuplade ou le Quartanier. » Voulez-vous une meilleure raison de ne pas être invité au prochain party?

Les écrits de Beaudet reprennent les dispositifs théoriques des avant-gardes du siècle dernier : « L’attitude qu’il faut retrouver, c’est celle de ne rien laisser passer. […] La seule position honnête est celle qui met tout en jeu chaque fois qu’elle se prononce. » Néanmoins, l’auteur que certains ont le malheur d’avoir comme professeur au Cégep de Limoilou, le fait avec une capacité de synthèse qui devrait être le modus operandi de toute critique cooptant la « culture » dans l’élaboration de son argumentaire.

On imagine donc mal le principal intéressé s’indigner de manière ludique derrière un micro en compagnie de Koriass, le rappeur pédagogue, ou bien encore en train de dresser le top 10 de ses riffs de guitare préférés dans le loft à Diaz. D’aucuns oseront l’avouer, il y a peut-être autant de portes tournantes dans le milieu de la culture qu’au Parti Libéral (comme si les deux étaient mutuellement exclusifs…). Il faudra un jour achever le procès d’un milieu qui agit comme son propre laboratoire, son propre dépotoir et son propre bac de recyclage. En attendant, permettons-nous de ne pas dire « Fuck Simon-Pierre Beaudet » trop rapidement, on ne saurait s’en passer.