L’enfer des centres d’appels

J’avais décidé d’arriver à l’heure pour mon premier jour en tant que télé-collecteur. Dès mon entrée dans l’open-space, un de mes voisins a poussé un très long soupir et s’est vautré au plus profond de son fauteuil. Il venait de se taper plusieurs heures sans prendre de pause. « Tu dois t’accrocher, mec », m’a-t-il conseillé en remettant son casque sur ses oreilles.

Habituellement, voir un jeune obligé de s’enchaîner une nuit et une journée de travail pour gagner juste un peu plus que le salaire minimum me rend compatissant. Mais dans cette situation, il n’existait aucune différence entre lui et moi. Nous étions tous les deux dans la même galère. En tant que collecteurs de fonds pour des ONG, notre boulot consistait essentiellement à gratter du pognon à des vieillards qui n’avaient plus toute leur tête. Je me suis immédiatement questionné sur la moralité du job.

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Il y a quelques mois, Channel 4 a diffusé une émission qui accusait les organismes chargés de lever des fonds pour des ONG d’user de tactiques immorales. Selon l’enquête, ces entreprises cibleraient en priorité les donneurs les plus vulnérables et n’hésiteraient pas à exercer une pression injustifiée sur leurs « clients » potentiels. Ils donneraient aussi des scripts à leurs employés afin qu’ils aient le plus de chances de ramener de l’argent.

Les télé-collecteurs sont tout à fait conscients de ces pratiques douteuses. D’expérience, passer chaque journée de travail à harceler des retraités pour leur soutirer de l’argent dans le seul but de payer votre loyer est terriblement déprimant. Pour preuve, à peine une demi-heure après mon arrivée, une nouvelle recrue a rassemblé ses affaires et s’est barrée en claquant la porte. Tous les employés des centres d’appels détestent leur job.

Si tout suggère que cette méthode est odieuse, lever des fonds par téléphone reste très efficace : plus de 2,5 milliards d’euros ont été récoltés en 25 ans. Je n’ai donc pas été surpris quand Alistair McLean, directeur du Fundraising Standards Board, un organe de régulation des collecteurs de fonds, m’a expliqué que ces collectes permettaient aux organisations humanitaires d’être rentables.

« Nous vivons dans un pays qui garantit le droit aux consommateurs de donner, a-t-il expliqué, mais les ONG ont aussi le droit de quémander. »

Leur logique est compréhensible, mais elle ne prend pas en compte le fait que beaucoup de gens ne supportent pas qu’on les sollicite de cette façon. Aujourd’hui, cette méthode soulève plus de mécontentement que les autres techniques des collecteurs de fonds.

Selon Alistair McLean, cette exaspération est dûe au fait qu’il soit plus difficile de raccrocher au nez de quelqu’un que de jeter un tract à la poubelle ou d’ignorer un pauvre étudiant chargé de recruter des donateurs dans la rue.

« Je comprends très bien ces récriminations car ce procédé relève d’une approche très personnelle. Si vous appelez quelqu’un et que vous le contrariez, les probabilités sont plus grandes pour qu’une plainte soit émise », a-t-il résumé.

Les télé-vendeurs expérimentés sont habitués à ce que leurs destinataires ne répondent pas. Du coup, en attendant que quelqu’un daigne leur décrocher, ils laissent sonner les six tonalités réglementaires tout en continuant à discuter avec leur collègue. Si le destinataire de l’appel répond, il risque d’entendre la fin de votre conversation avec votre collègue à propos de votre gastro de la semaine dernière ou du match de foot de la veille.

Mon rôle dans mon nouveau travail était de convaincre des donateurs réguliers de ne plus payer par chèque ou en liquide mais de préférer le virement bancaire. A priori, cet objectif fait sens puisqu’il permet de réduire les coûts fixes des ONG. Pourtant, en pratique, il n’est pas pertinent. Beaucoup des gens que je devais appeler ne maîtrisaient pas les technologies modernes ; ils préfèrent donc envoyer simplement un chèque dès que le journal leur annonce une catastrophe.

Le discours que l’on emploie pour les convaincre est minutieusement structuré ; si jamais on dévie du texte, on est viré quasi automatiquement. Dès que votre destinataire accepte de vous écouter, vous lui posez une série de questions pré-écrites dans le but de briser la glace et d’établir un semblant de conversation.

Bien sûr, cette discussion va seulement dans un sens. Votre introduction est si longue que vous avez déjà lu la moitié d’une page A4 avant de laisser parler votre cible. Hormis des « hum, hum » occasionnels, votre destinataire n’échange pas vraiment avec vous. Mais, selon les formateurs, il s’agit du point essentiel de votre accroche : il faut pouvoir développer votre argumentaire sans que vous soyez interrompu.

Selon Antoinette Nicolle, psychologue de l’université de Nottingham, cette absence d’engagement personnel peut en réalité agacer les potentiels donateurs. « Votre interlocuteur sent que votre discours est scénarisé et, en tant qu’individu capable de prendre des décisions, il n’aura aucune envie de s’impliquer », a-t-elle expliqué.

Lorsque vous avez fini d’exposer vos arguments, vous devez insister à trois reprises pour que votre cible consente à donner de l’argent. Chaque nouvel employé reçoit un manuel pour « répondre aux objections » – en d’autres mots, une Bible pour manipuler les donneurs indécis. Comme principe de base, on vous apprend qu’il faut répéter ce que dit votre cible afin de lui prouver votre empathie. Peut-être n’est-ce que mon ressenti, mais il me semble difficile d’être sincère quand même votre compassion est écrite à l’avance.

Quand vous avez réussi à surpasser ses objections, il ne vous reste plus qu’à refaire votre argumentaire. Seule votre conclusion change : vous demandez une somme plus raisonnable. Enfin, si votre interlocuteur n’a toujours pas raccroché, vous outrepassez une nouvelle fois ses réticences pour lui demander une dernière fois de vous donner du pognon.

Il est évident que demander à trois reprises de l’argent à quelqu’un relève de l’harcèlement. « La porte dans la gueule » est même le surnom que les psychologues ont donné à cette méthode. La première somme que vous réclamez est si absurde que l’on risque de vous claquer une porte métaphorique au nez. Mais, ils seront alors plus enclins à accepter de payer un montant inférieur. Je me souviens d’un retraité qui était resté sans voix après que je lui ai demandé de verser 100€ par an. Il avait fini par signer pour 50€ sans vraiment y réfléchir à deux fois.

D’une certaine façon, les donneurs sont en position de force. Ils peuvent toujours raccrocher. Mais d’expérience, la majorité des personnes qui répondent au téléphone en milieu de journée sont des vieux solitaires. Décrocher leur donne une occasion de parler à quelqu’un, donc ils ont tendance à rester au bout du fil.

On a parfois l’impression d’être un véritable sociopathe. Je me suis souvent retrouvé à écouter des histoires de clients mécontents car leur épicier avait augmenté ses prix ou tristes car leur femme venait d’être diagnostiquée d’un cancer du colon. Parfois, ils me racontaient juste qu’ils vivaient seuls dans une maison désespérément vide. Évidement, ils se foutaient éperdument de mes arguments pré-écrits.

L’émission de Channel 4 a prouvé que les télé-conseillers recevaient des bonus quand ils dépassaient leur quota. Pour ma part, quand on atteignait les objectifs fixés par l’entreprise, on obtenait juste le droit d’utiliser la stéréo du bureau. Cette prime étrange m’a conduit à lever des fonds pour les réfugiés syriens tout en écoutant du ​Bhangra pendant des heures.

À la toute fin de chaque appel, nous devions lire une clause de non-responsabilité. Elle informait le donateur que son interlocuteur travaillait pour une entreprise privée spécialisée dans la collecte de fonds. L’émission suggérait que les donateurs pouvaient réagir différemment s’ils avaient conscience dès le début de l’appel que leur interlocuteur était employé par une compagnie à but lucratif.

Néanmoins, je me sentais tout aussi malhonnête lorsque je déclarais à de nouveaux contacts que j’appelais « de la part » d’une ONG. Un vieux monsieur avait tant été touché qu’une ONG prenne la peine de l’appeler qu’il avait promis de l’inclure dans son testament. J’aurais pu arranger des donations posthumes, mais je suis très heureux de ne pas y avoir été obligé. Je n’ose imaginer les remords que j’aurais aujourd’hui si je m’y étais résigné.

Lors de ma première journée, j’ai eu à écouter les conversations d’une collègue chevronnée. Elle cochait toutes les cases de sa fiche et vantait sans interruption les avantages de donner aux œuvres de charité. Elle a enchaîné en suggérant qu’une donation de 50€ deux fois par an serait une bonne solution. Il y a eu une longue pause, si longue que je me suis dit que l’interlocuteur avait raccroché.

« Je souffre d’Alzheimer », a murmuré la personne avec laquelle elle parlait. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je ne pourrais jamais faire ce métier.

Beaucoup de télé-collecteurs travaillent avec délicatesse et font du bon boulot. Alistair m’a confié que l’enquête diffusée sur Channel 4 faisait aussi état de procédures de levée de fonds très respectueuses et tout à fait morales.

Aujourd’hui, les professionnels du secteur s’inquiètent des nombreuses accusations de harcèlement auxquelles ils sont confrontés. Selon une récente enquête, plus de la moitié des gens se disent « très énervés » par les collectes de fonds par téléphone.

« Il faut avoir conscience que beaucoup de personnes se sentent frustrées par notre société, explique Antoinette Nicolle. Elles seront donc moins enclines à donner, même si elles sont plutôt favorables aux ONG. »

Selon moi, cette problématique résume toute la situation. Si l’on ne traite pas les donneurs correctement, on risque de se les mettre à dos. Et comment, alors, « faire la différence dans le monde » ?

​​@OwenShipton