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monde moderne

Partir en week-end, est-ce un truc de gros con ?

Ou pourquoi vos collègues se sentent constamment obligés de raconter ce qu’ils font durant leurs jours non travaillés.
Paul Douard
Paris, FR
Photo via l'utilisateur Flickr Zoetnet

« Tu pars ce week-end ? Moi j'ai besoin de quitter Paris, histoire de respirer un peu tu vois ? ». Cette réplique infernale, typique de l'urbain du XXIe siècle qui a besoin de poser son postérieur flasque dans un train Corail direction Vendée chaque vendredi soir après une réunion sur les ventes de sa start-up de slips français connectés, je l'entends toutes les semaines depuis que je travaille – et elle me fatigue profondément. J'ai beau avoir un nombre de congés à peu près normal, je n'ai pas envie de partir de ma ville dès que je franchis le seuil de mon bureau. Mais actuellement, le vendredi semble être le jour de la grande marée, celui où tous les CSP+ quittent la ville. Et puis il y a les autres, ceux qui restent – par choix ou par contrainte. Concrètement, ne pas partir le week-end revient à faire de vous ce type qui cherche désespérément à s'asseoir lors d'une boum pour éviter de rester debout à agiter mollement les bras. Qui n'a jamais reçu un léger regard déçu après avoir répondu « Je suis resté ici ce week-end » ? Selon une étude de l'INSEE de 2016, 85 % des hauts revenus partent en vacances régulièrement, contre seulement 40 % des bas revenus. D'accord, les riches partent à Saint-Tropez pendant que les pauvres repeignent leur portail pendant l'été, on s'en doutait un peu. Mais au-delà d'une simple considération financière, pourquoi tout le monde souhaite que je parte le week-end ? Surtout, pourquoi partir dès que le travail est terminé semble être une norme sociale aussi imposée que celle d'aller dehors dès qu'il fait beau ? Pierre Périer, sociologue et professeur à l'Université Rennes 2 a longtemps travaillé sur le thème des vacances et la pression sociale qu'elles engendrent sur nous. « Les vacances sont un marqueur social puissant – d'autant plus qu'aujourd'hui, nous sommes dans une société de l'alternance où l'on passe d'une vie à une autre avec une constante démultiplication de soi », m'a-t-il expliqué. Dans son livre Vacances populaires, il écrivait déjà que « les vacances sont une projection dans un temps qui va venir, où l'on est autre, autrement et où on se réapproprie son destin. Elles permettent d'évacuer le réel et jouent ainsi un rôle de bonheur projeté qui enchante le quotidien, d'antidote au présent. » Il est vrai qu'une vie qui s'articule autour de « Semaine boulot, week-end à la campagne » est très présente chez les CSP+. En 2014, une étude expliquait qu'un tiers des cadres français travaille déjà plus de 62 heures par semaine. À ce rythme, la semaine est exclusivement dédiée aux PowerPoint et le week-end apparaît alors comme une échappatoire. Cette idée est terriblement déprimante. Nos vacances seraient par définition un vaccin à nos semaines pourries faites de transports où sueur de fesses et odeurs d'aisselles règnent en maîtres. Mais est-ce une raison pour emmerder le monde entier ?

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En fait, le problème débute dès lors que quelqu'un vous pose la question : « Tu as fait quoi ce week-end ? ». Dans le cas où vous n'avez pas quitté votre ville, votre réponse est très souvent « Je ne suis pas parti ». Pourtant, ne pas partir ne signifie pas ne rien faire. Pour Pierre Périer, « il y a une pression sociale sur l'optimisation du temps de vacances pour en faire un temps plein, riche en activités et en souvenirs qui seront autant de marqueurs sociaux pour la suite. Il y a aujourd'hui une norme consumériste et hédoniste où il faut avoir fait. C'est le "J'ai fait" qui prédomine ». Cela coupe aussi la chique de tous ceux qui envisageraient de commenter cet article sans l'avoir lu avec un « Sous-merde, tu mérites une balle de chevrotine. On aime découvrir le monde, pas toi, c'est tout » bien placé. Non, vous voulez juste cocher une croix sur une carte. De mon côté, il peut néanmoins m'arriver d'être gêné quelques secondes à l'idée de raconter mon week-end passé entre mon PC et ma Playstation 4 – quand bien même il fut excellent et surtout choisi – à des gens qui ne rêvent que de Deauville. Mais le sociologue me rassure sur mon envie de ne rien faire : « Le temps libre est un décentrement de soi pour mieux se retrouver. Il faut se réapproprier soi-même. Être propriétaire de son temps, c'est être propriétaire de soi ». Cette culture du week-end est forcément associée à une certaine culture du fun, elle-même associée à une vie bien remplie faite de souvenirs. C'est cette mémoire de vacances qui servira ensuite de pression sociale sur tous les autres qui sont restés chez eux. Pourrait-on alors mettre dans le même sac-poubelle ces personnes qui vous demandent tous les semaines « Tu pars ce week-end ? » avec celles qui vous disent – elles aussi toutes les semaines – « J'ai vraiment trop de boulot » ? Assurément. Cette idée implique que vous avez du fric et des amis qui ont des maisons un peu partout en France. Cela donne de la consistance à leur vie – en plus de fatiguer les gens tel un rongeur qui frapperait son bec contre votre crâne toute la journée, vous rappelant ainsi que vous, votre week-end débute et s'achève par du linge à étendre. Selon une étude publiée en 2015 par l'agence Havas sur l'emploi du temps des cadres, « notre problème avec le temps, ce n'est pas tant que nous n'en avons pas assez, mais plutôt que nous associions le fait d'être débordé avec le fait d'avoir une vie qui a du sens ». C'est ce qu'expliquait aussi l'essayiste Tim Kreider dans une tribune publiée sur le site du New York Times : « Le fait d'être occupé est un réconfort existentiel, une barrière contre le sentiment de vide. Bien sûr, votre vie ne peut être insignifiante ou triviale si vous avez plein de choses à faire. » Mais partir c'est aussi « s'autoriser, se reconnaître un droit légitime, l'idée "qu'on les a bien méritées" », selon Pierre Périer. Là encore, on peut faire le rapprochement avec cette image du cadre qui estime travailler énormément – plus il partira en week-end, plus il estimera avoir bien travaillé. Comme une sucrerie donnée à un chien. « À travers le départ, on montre que l'on a réussi socialement ou économiquement, et on éprouve une grande fierté à ses propres yeux et de ses pairs » termine le sociologue. En gros, vous allez vous en vanter, poster une photo de vous en train de boire un verre devant un port et briser le peu de sympathie que vos collègues ont pour vous en débarquant le lundi matin avec un sac de voyage et du sable dans vos chaussures. De mon côté, pourquoi la ville dans laquelle j'habite – à savoir la plus belle du monde selon Claude Lelouch – ne devrait me servir qu'à travailler ? Je n'ai pas envie que Paris se transforme en une hacker house géante qui ne sert que d'usine à contenus pour cadres la semaine et de musée le week-end. Donc arrêtez de nous fatiguer avec vos week-ends et laissez-nous étendre notre linge.

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