
Ce numéro a beau avoir pour thématique la tristesse, ne compte pas sur moi pour faire l’apologie d’inepties lacrymales pour nerds dépressifs qui ne jurent que par Radiohead dans leur cocon de blogueur à papa. C’est le pas de trop vers ce que j’estime appartenir à une zone bien plus privée que tout ce que les pornos gonzo offrent en pâture. Et vu que ma chronique a été zappée ces deux derniers mois (sad but true), je m’arroge le droit de revenir sur les plus somptueuses denrées sonores de l’année passée, en parfaite harmonie avec mes accès de spleen hivernal.
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Génie discret dont l’œuvre immense s’est essentiellement révélée post-mortem, Arthur Russell – violoncelliste, chanteur, compositeur et producteur new-yorkais aussi à l’aise dans la disco que dans l’avant-garde (Talking Heads, Larry Levan, Burroughs, Cage, Glass… On a vu pire comme fréquentations) – tient toujours le haut du pavé, dix-sept ans après avoir été fauché par le sida. Love Is Overtaking Me réunit une palanquée de chansons légères et aériennes comme une aurore sur l’Hudson River. Sieur Russell se réincarne cette fois sous forme de songwriter classique et classieux, rejeton illégitime de Nick Drake et de Jonathan Richman. Ça sent bon la forêt de conifères et le stetson au coin du feu avec un gros cœur pop fondant au milieu. Sorti en DVD dans la foulée, le superbe documentaire Wild Combination: A Portrait of Arthur Russell mettrait du baume au cœur du plus hardcore des lascars. Le plus triste là-dedans, c’est que Russell n’est plus là pour rehausser le blase de l’electro surmarketée qui sévit en ce moment. Wesh cousin, fais péter ta larme.
Après cette balade au grand air, installe-toi dans ton caisson d’isolation sensorielle, mâchouille une feuille de Datura et cale le LP Of Sirens Born de Raglani dans ton mange-disque. Non, Raglani n’est pas la marque de pasta discount dont tu te gaves depuis trois mois, mais un musicien électronique de catégorie A ++. Bien évidemment snobé par nos amis français, cet album possède pourtant la grâce impénétrable des horizons infinis et la beauté menaçante d’une tempête de neige. Un blizzard de drones scintillants, de feedback océanique, de pépiements de Sylphides, de mélodies luminescentes et de masses harmoniques encerclées de melodica et de flûtiaux psyché qui donnent une petite touche sud-américaine à cette sublime torpille électronique pour rêveurs éveillés. Le chaînon manquant entre Brian Eno, Merzbow et les Tarahumaras ?
Si tu n’as encore jamais été initié à la magie noire, il n’est pas trop tard. Pense un peu aux sévices que tu pourrais infliger à ces branleurs qui écrivent dans Vice. Grâce à KTL, les arcanes de l’electronica diabolica n’auront plus de secret pour toi. Initialement créé pour les besoins d’un spectacle de la chorégraphe-plasticienne Gisèle Vienne, le duo KTL – Stephen O’Malley de Sunn O))) aux riffs doom-metal, Pita de Mego au charcutage électronique – est désormais une entité à part entière. Enregistré par Jim O’Rourke, ce quatrième volet du tandem assoiffé de bruit sonne tour à tour comme un lycanthrope atteint d’un cancer des bronches attaqué par un escadron de bombardiers Silbervogel, la bande-son de Planète Interdite revisitée par les Swans ou une liturgie spectrale dans une mégalopole dévastée par une apocalypse glaciaire. Bref, on n’est pas là pour faire des cocottes en papier crépon. Reste que ce requiem moderne procure autant d’extase que d’effroi si tu te laisses submerger par son lyrisme macabre.
Avant de te mettre la tête dans un sac en plastique, aspire une dernière bouffée d’oxygène avec la musique du dernier film d’Harmony Korine, Mister Lonely, composée par J. Spaceman – alias Jason Pierce, ex-Spacemen 3 et leader de Spiritualized – et par les légendaires Sun City Girls (R.I.P. Charles Gocher). La tristesse est ici prégnante, mais sans ostentation, toujours amortie par une étrangeté cotonneuse, entre deux bribes de monologues (dont un poème récité par Werner Herzog). Embryons de chansons folk, symphonies pastorales, gospel en apesanteur, dérives free, flon-flon de manège désenchanté et un ultime « Farewell », sincèrement poignant. La perte d’un proche provoque parfois ces instants de clarté, où ce qui paraît d’ordinaire futile se révèle infiniment précieux.
Last but not least, The Advisory Circle – alias Jon Brooks – a sorti l’un des disques les plus sidérants de 2008. Avec ses assemblages fantomatiques de library records et de films d’information publique britannique des années 1970 (des spots gouvernementaux insérés dans les émissions pour enfants : prévention du crime, mise en garde contre les dangers de la drogue ou les risques d’électrocution, encouragement au vote…) sur fond de mélopées électroniques faussement ingénues pianotées au Moog, Other Channels ressuscite avec ingéniosité un folklore british désuet dont la tournure charmante est sous-tendue par une paranoïa insidieuse et une mélancolie surnaturelle, proche de l’atmosphère des films Don’t Look Now de Nicolas Roeg ou The Wicker Man de Robin Hardy (au cas où tu ne le saurais pas, ce sont deux chefs-d’œuvre du ciné fantastique post-hippie). Attention ! L’optimisme guilleret d’un Super-8 jauni ou d’une vieille cassette dégotés dans un grenier campagnard peut faire surgir des spectres d’enfants qui jouent sur une glace prête à se rompre, entourés de pylônes électriques menaçants, tandis que rôdent sur la berge de dangereux gauchistes dépravés. L’innocence psychédélique enjouée et les floraisons folktronica entre Boards of Canada et Delia Derbyshire prennent dès lors une tournure nettement plus angoissante, en phase avec notre époque où la catastrophe, réelle ou fantasmée, semble toujours imminente. Heureusement que l’État veille sur nous, garant de notre sécurité et de notre bonheur.
EVA REVOX
ARTHUR RUSSELL – Love Is Overtaking Me (Rough Trade/Beggars)
RAGLANI – Of Sirens Born (Kranky)
KTL – IV (Éditions Mego)
J. SPACEMAN/SUN CITY GIRLS – Mister Lonely (Drag City)
THE ADVISORY CIRCLE – Other Channels (Ghost Box)
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