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Les Lords tiennent toujours le trottoir


Les Lords, à 35 ans d’écart. (Archives : Laurent Locher / Photo : Hugo-Denis Queinec)

Fin 2013 sortait le premier disque des Lords, enfin, 35 ans après, sobrement intitulé 1979-1980. Direct, je suis frappé par le style sans pareil de ce groupe d’adolescents de Caen, mêlant la même arrogance/élégance et les mêmes mélodies que leurs voisins d’Outre-Manche alors en pleine période du Mod Revival, un mouvement plutôt Charlie Parka que Charlie Parker, plus proche du punk que du psych. Pour une fois dans l’histoire, les Français n’étaient pas à la traîne et étaient branchés sur le même trip que les anglo-saxons, au même moment. Je me décide donc à commander le 33 tours (ça faisait des mois que ça ne m’était pas arrivé, c’est pour dire) avant d’entamer une correspondance périlleuse digne d’échanges fanzinesques avec les anciens membres du groupe et les types du label derrière la réédition.

Et puis fin 2014, un concert est organisé par That’s Entertainment à La Maroquinerie, avec en tête d’affiche le groupe phare du courant, Secret Affair. Evidemment, tous les anciens raboulent, les jeunes également, les cintrés de scooters aussi, « pas forcément pour écouter les vieux sur scène, un peu rasoirs, mais surtout pour les DJ’s, l’ambiance, et pour revoir des têtes connues » comme me le rappelle Laurent Locher (bassiste des Lords puis de Night Faces et Club45) le soir du concert. C’est l’occase parfaite de poser quelques questions aux anciens Lords, et tenter d’accaparer l’attention de Britz Notre Dame, premier chanteur du groupe et véritable célébrité du milieu, sollicité de toutes parts, pour qu’ils nous rafraîchissent un peu les idées sur ce que c’était le trip mod à l’époque : entre fin du punk, désert culturel, costumes Pierre Cardin, gangs de rue et embrouilles fratricides.

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Passage des Lords sur FR3, il ne reste que Richard, chanteur, de la formation d’origine.

Noisey : Pourquoi vous devenez mods en 79 ?
Britz Notre Dame : Bah, parce qu’il y n’avait plus rien à foutre dans le trip punk. Parce que le punk était mort… C’était un truc spontané, propre à une génération et les générations tournent. Donc entre 77 et 79, on avait déjà eu le temps de dire le plus vite possible, et à fond, ce qu’on avait à dire par rapport au trip punk. Tu ne peux pas être dans la créativité pendant 15 ans, ou alors il faut que tu changes, que t’aies du matériau neuf, et c’est ce qui s’est passé avec les mods. Les mods se sont pointés, juste après la mort de Sid Vicious. Ce plan m’a mis un grand coup, tu vois le truc ? Tes premières idoles qui tombent… Ca a sonné le glas. Il était temps de passer à autre chose. On n’allait pas faire les punks jusqu’à 50 ans…
Laurent Locher : Et puis musicalement, dès le départ avec Jam il s’est passé un truc. Il y a eu un rapprochement des mods et des punks.
Britz : Pareil pour les Buzzcocks.
Laurent : Et historiquement, nos origines étaient plus du côté des Who que des Rolling Stones.

Vous faisiez du punk avant Les Lords d’ailleurs.
Laurent : Oui on avait un groupe nommé R.A.S.
Britz : Voilà, on a fait du punk pendant quelques temps, jusqu’à ce que ta première dent pousse en fait, hein ?
Laurent : [Rires]

Il y avait pourtant une animosité entre les mods et les punks en Angleterre, non ? Genre The Exploited chantaient « Fuck Fuck Fuck the mods ! » et Secret Affair répliquaient par « We hate the punk elite ».
Britz :
Non, le truc, c’est tout simplement que des nouveaux mecs arrivaient sur le trottoir, alors les anciens ont perdu la place. Quand le trip punk s’est écroulé, clairement, une partie des anciens punks est allée chez les mods et l’autre chez les skinheads. En gros, c’est ça. Mais entre skins et mods à l’époque, on était tous des brothers hein. On était tous de la même bande à Caen. Y’a jamais eu d’histoires entre nous. C’est juste un délire de bandes. Quand t’as un territoire, tu veux pas qu’on vienne te le prendre, c’est tout. Tu partages pas le trottoir avec les autres, ou alors ça porte un nom et c’est répréhensible, quoique 3 gisquettes par-ci par-là, ça permet de pouvoir bouffer le lundi…
Laurent : Puis c’est vrai que le look mod agressait plus ou moins les anciens punks.

Britz : Un truc que j’ai trouvé cool moi, même si ce n’était pas le cas à Caen où c’était prolo prolo prolo, c’est quand je suis arrivé sur Pantruche et que j’ai commencé à habiter avenue Kléber, avenue Wagram, dans des apparts de 200m2, quand même ! Et faut savoir que j’ai débarqué avec un slip sale et une brosse à dents propre, hein. La cravate et le costard, ça plaisait aux pères de nos copines, donc on était hyper bien acceptés dans la famille, on avait directement accès au frigo et tout.
Laurent : Ah mais c’était pas le but !
Britz : Bah moi je suis un mec basique, tu sais ! Je vois pas beaucoup plus loin que le coin de la rue. Le punk avait ce côté négatif qui au bout de deux piges finit par te miner, alors que le trip mod ça te filait la pêche, la joie de vivre, le côté bande… tout ça.


Scooters et blazers, les mods de Caen à la fin des années 70.

[Le fils de Britz déboule]

Britz : Voilà mon fils, Quentin. Lui aussi il a trois filles qui travaillent en bas de la rue là, mais juste pour rigoler hein. Rien de répréhensible. La police suisse est au courant.
Laurent : [Rires]

Ça donnait quoi la scène de Caen de l’époque ?
Britz :
Il n’y en avait pas vraiment. 3, 4 groupes qui tournaient dans le circuit rock, y’avait aussi des trucs plus vieux mais c’était du blues ou autre.
Laurent : C’était pas ce qu’on voulait faire quoi.
Britz : Quand on est arrivé, il n’y en avait que deux en fait, nous et Bye Bye Turbin.

Et Brainwash, un des premiers groupes de oi! français ?
Britz :
Eux sont arrivés après. C’était justement les anciens punks de notre bande qui sont devenus skins. Mais c’était la même putain de bande de base, c’est ça qui est marrant. On était une trentaine.


« Usual Suspects ».

[Une meuf nous demande où se situe la rue du Retrait – est-ce un canular ?]

Britz : Ah je sais pas, je suis pas du coin. Mais si tu te renseignes dans le troquet, ils vont te dire. Sinon j’ai mon fils qui a une place là-bas…

[Rire général]

Britz : Pardon ! Excuse-moi mais on me dérange tout le temps…

Mais ouais merde, allez on enchaîne.
Laurent : Ouais, donc le gros problème de l’époque c’était justement la scène : il n’y avait pas de salles. Il y avait juste un vieux machin qui s’appelait le Hall Seurel, on a tous joué là-bas, mais c’était pourri ! C’était terrible…

Et ce concert à Trouville ?
Britz :
C’était plus tard ça.
Laurent : Ça avait eu lieu dans une MJC. Il y avait aussi la MJC d’Hérouville St Clair d’ailleurs, qui était plus dans notre coin, ce gars nous a bien aidé. On pouvait y répéter, etc.

Britz : Il programmait même des groupes punk ouais, des groupes nationaux dont on taira le nom En fait, on a eu du bol que Caen soit proche de la Grande-Bretagne. On avait les disques très vite, même plus vite qu’à Paris, et des mecs d’un certain âge arrivaient plus ou moins à canaliser tout ça.
Laurent : Le chanteur de Bye Bye Turbin par exemple, il avait de la famille là-bas et il nous copiait plein de trucs. Il m’avait repiqué des trucs comme les Chords, c’était chouette.
Britz : Quand on est arrivés, on avait 14/15 ans et juste l’envie de jouer fort.
Laurent : Y’avait une bonne boutique aussi à Caen, Sweet Harmony, il faisait du bon boulot.
Britz : Ouais c’est vrai. Sauf que moi je lui ai jamais acheté un disque, j’ai toujours tout volé. [Rires]

D’ailleurs, pourquoi vous n’avez pas sorti de disque à l’époque ?
Britz :
Parce qu’on est un groupe maudit !
Laurent : [Rires]
Britz : Faut dire qu’à l’époque, ok, y’avait pas toutes les grosses majors comme aujourd’hui, même s’il n’en reste plus qu’une finalement, mais il n’y avait pas non plus beaucoup de petits labels, et ceux qui existaient étaient tenus par des faisans qui voulaient juste niquer nos copines de 15 ans…

Tu penses à Marc Zermati ?
Britz :
Ouais, Marc Zermati de Skydog, entre autres. Que des gros faisans.
Laurent : On était très méfiants aussi, chaque approche qu’on a eue, on restait sur la défensive. On passait beaucoup de temps à s’engueuler aussi, il faut dire…
Britz : Lui surtout, il gueulait, il gueulait !
Laurent : Attends, et Fifi qui se battait avec le batteur…
Britz : Bon, on va pas déballer nos histoires de famille non plus, y’a prescription.
Laurent : Non mais je ne sais pas pourquoi ça a capoté, pourtant on démarrait bien avec des titres comme « Chers parents » et « Cauchemar », c’était bien construit, c’est étonnant que ça n’ait pas marché.

Et vous avez quitté le groupe en même temps ?
Britz : Non, moi je me suis tiré en premier, au moment où j’ai eu l’impression de prendre un coup de couteau, je ne m’y attendais pas du tout. Y’a eu du tirage entre plusieurs membres du groupe, on a commencé à dire qu’il n’y avait pas besoin de deux guitares alors je me suis barré. J’ai ce côté puriste. Par exemple ce soir, y’a un frère que je n’ai pas vu depuis 30 ans, j’l’ai pas revu parce qu’il s’était tiré avec la copine d’un pote de ma bande de l’époque et il est encore marié avec elle… Tout ça pour te dire que quelque part, si tu veux rester en vie sur le trottoir, t’as des règles d’or. C’est juste du bon sens. Si tu peux pas compter sur ceux qui sont sensés être avec toi, c’est pas la peine d’y foutre les pieds.

T’es arrivé quand à Paris ?
Britz :
En 81. Et j’y suis installé depuis 83.
Laurent : Moi je suis resté dans les Lords un an de plus, jusqu’à fin 81. On formait un trio. Sur le morceau « Différent » par exemple, c’est Richard qui chante. C’est lui qui voulait chanter, et ça a été une étape importante du groupe. Il chante toujours d’ailleurs.
Britz : Ah oui, lui c’est un pro de la musique. Il en a fait son business, il vit de ça. Ce qui s’est passé je crois, c’est que comme dans notre premier groupe, R.A.S., eux étaient quatre super potes, et moi je me suis greffé ensuite. Il y a toujours eu un décalage entre le noyau dur, et moi et Fifi qui étions des pièces rapportées.
Laurent : Tu crois ?
Britz : Je dis pas que c’est un mal hein ! Je présente juste calmement les faits ! Quand je me suis tiré de Caen c’était pour pousser un grand cri et pas vous coller une balle dans la gueule, hein. C’était mon état d’esprit en montant à Paris.


Anglais ? Non, Normands !

C’est donc pour ça que tu as monté un « gang » ?
Britz : On ne peut pas appeler ça un gang. Les gars sont arrivés trois ans après que moi j’ai lâché le truc. Mais pour moi ,en gros, le trip mod, ça vient de la rue. Et j’arrive à Paris : que des bourgeois.

[Un mec nous demande s’il y a un distributeur de billets dans le coin – tout ça va mal finir…]

Britz : Donc oui, Paris. Tu te souviens du premier concert de Secret Affair au Bataclan ?
Laurent : Oui.
Britz : 200 mods dans la salle, 10 skinheads dehors. On chope les skins dans une petite ruelle à droite, je vais prévenir les mods, que je connaissais à peine à l’époque, vous, vous arrivez derrière, pour qu’on les dépouille et au final, on s’est retrouvé à trois… C’était ça l’esprit. Aux Halles, dès que les mods croisaient un skin, ils se barraient en courant. Et là je me suis dit : il serait temps de reprendre les affaires en main. On ne peut pas appeler ça un gang vu que deux ans après, on croisait les skinheads et les Hell’s Angels à toutes les soirées vu qu’on traînait aux mêmes endroits. Ce n’était pas dirigé contre les autres mais plutôt contre une certaine éthique du trip mod qui a été reprise quand on a laissé le flambeau et qui aujourd’hui parade dans tous les rallyes de scooter en Angleterre. Mais ça reste des petits pédés.


Laurent et Britz (Photo : Hugo-Denis Queinec)

Ahah. C’est vrai qu’on te surnommait « le roi des mods » ?
Britz : Tous les mecs qui disent ça sont des cons, pour deux raisons. Un, je suis pas royaliste et deux, y’a pas de roi des mods. À part toi Laurent, mais quand je suis bourré.

Parallèlement au revival mod, il y avait les « jeunes gens modernes » de Jacno et Daho. Vous en pensiez quoi vous à l’époque ?
Britz :
Ah oui, oui… Moi je me suis retrouvé dans des fêtes avec ces personnages, Lio et compagnie. C’est le côté kitschy français, comme les films qu’on sort sur Yves Saint-Laurent aujourd’hui, tu vois ? Le mec faisait des costards de merde en plus ! Tu me parles des costards de Pierre Cardin, là je dis ok, mais Saint-Laurent, tu laisses juste tomber. En gros c’était ça leur trip, le côté léché, prude, Paris, un truc qui veut pouvoir passer sur toutes les ondes. Ca n’a pas grand chose à voir avec ce qui m’intéresse. Ils mettent un pied là, un autre ici, c’est très beau, c’est très esthétique, c’est très épuré…
Laurent : Jacno à l’époque, on aimait bien.
Britz : Ah ça danse hein, je dis pas le contraire. C’était moderniste sans l’être. On peut être moderne sans être moderniste. C’est comme les petits connards qui ne veulent pas que je vienne à leur rallye avec mon scooter parce qu’il est trop récent !
Laurent : Les Stinky Toys on ne les connaissait pas, mais ce sont un peu nos cousins quand même.
Britz : Après, Étienne Daho, c’était un autre délire, fallait être de Pantruche pour décrypter ça. Ils chantent ça sur le trottoir, ils font pas une thune les mecs. Enfin moi, c’est mon avis. On ne peut pas tout aimer, moi c’est bien simple, j’aime rien !



Des dessins de leurs fans de l’époque, Lulu Larsen (de Bazooka) et Elise Lucet !

Vous avez eu d’autres groupes après les Lords ?
Britz :
J’en ai eu un ou deux mais c’était anecdotique. Excepté un. On était 14 sur scène, 4 cuivres, 3 chanteurs, un groupe de skinheads.
Laurent : Y’a pas d’enregistrement ?
Britz : Bah eux ils en ont peut-être fait mais moi c’était l’époque où je ne distinguais pas la nuit du jour, et je passais du lundi au vendredi sans m’en rendre compte.
Laurent : Moi je suis parti au Havre ensuite, j’ai eu un groupe pendant quelques temps puis je suis revenu à Caen et on a monté Club 45 avec les anciens Night Faces et Fifi (guitariste des Lords). C’était bien.
Britz : Vous aviez de super textes en plus. Je trouve ça quasiment plus abouti que les Lords.

Comment vous expliquez qu’il n’y a jamais eu de document digne de ce nom sur les mods en France ?
Britz : Parce qu’il n’y avait pas d’appareils photo, pas d’internet… L’appareil photo on l’aurait vite refourgué si on n’en avait eu un et puis on n’était pas là pour durer. On était mods mais avec un esprit punk quand même, pour le côté « vivre vite et mourir jeune ». On a peut-être raté ce coup-là d’ailleurs mais il n’est jamais trop tard ! En gros, on n’était pas là pour laisser une trace afin que les générations futures mettent les pieds dans la merde.
Laurent : Il n’y a pas eu de documentaire sur Paris ?

Y’a une vidéo en ligne sur Dailymotion avec quelques mods de l’époque, c’est tout je crois.
Britz : Oui, avec deux membres du Budget Club, trois membres du Paris Scooter club, et les types de St Germain. Mais nous, on ne pouvait pas être dedans parce qu’on était des « glory boys ». Ce truc avait été tourné après le concert de Jam…
Laurent : Attention, ça devient pointu là.
Britz : Oui, les glory boys, on est à part. À deux on se marchait déjà sur les pieds et les filles gueulaient. Ça se rapprochait un peu d’un gang. Y’en a qui faisaient ça pour rigoler, nous, il fallait qu’on en vive, c’était pas pareil. Fallait un berger au milieu du troupeau.
Laurent : Voilà, fallait pas le brancher sur les glory boys

[Rires]

Et vous faites quoi aujourd’hui ?
Britz : Moi je travaille dans le social, je m’occupe des mômes, de trouver du fric pour les associations, pour qu’ils bouffent, etc.
Laurent : Je suis infirmier.
Britz : C’est d’autant plus marrant que toi à l’époque, je ne sais pas si tu te rappelles, tu ne sup-por-tais pas les vieux.
Laurent : [Rires]
Britz : Il ne supportait pas ça, pire, c’était une haine ! Maintenant, il est infirmier et il s’occupe d’eux.
Laurent : Entre autres, ouais.
Britz : Tu vois ? On crachait à la gueule de tout le monde mais au fond, on aimait les gens.

Vieux mods et jeunes glory boys se la donneront au Bal des Minets, le 7 mars, à Paris.

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Rod Glacial ne porte jamais de rayures verticales. Il est sur Twitter.