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politique

Les Français de gauche sont-ils incapables de s'entendre ?

Dans son ouvrage « Lutter ensemble : pour de nouvelles complicité politiques », Juliette Rousseau se demande s'il est possible de militer et lutter ensemble – sans se foutre sur la gueule.
Sisters Uncut à Londres
Le groupe de pression féministe Sisters Uncut à Londres. ©Natasha Quarmby /Shutter/SIPA

À la fois mobilisée et dispersée, l’extrême gauche, aussi bien en France qu’à l’international, semble avoir du mal à faire front commun face aux insatisfactions qui s'accumulent sans s'engueuler comme des étudiants lors d'un exposé de groupe. C’est à ce constat douloureux qu’a voulu répondre Juliette Rousseau dans Lutter ensemble : pour de nouvelles complicités politiques. Après avoir fait ses armes contre le CPE durant ses études à Rennes, cette « auteure, féministe et mère » a côtoyé la sphère altermondialiste et la ZAD avant d’en constater certains angles morts et de se poser la question suivante : « Est-il possible aujourd’hui d’inventer des formes puissantes de lutte qui soient aussi agissantes sur les oppressions qui les traversent et si oui, comment ? ».

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Pour tenter de comprendre comment les personnes en lutte pourraient aujourd'hui inventer de nouvelles solidarités stratégiques, Juliette Rousseau s'est rendue là où des militants se réunissent pour défendre une cause et faire valoir leurs droits : de la ZAD à la Palestine, de la marche pour le climat de New York aux camps de réfugiés de La Chapelle à Paris. Elle est également partie à la rencontre de collectifs aussi divers que Lesbians and Gays Support the Migrants et Sisters Uncut en Angleterre, ou que Lallab, le Collectif lutte et handicaps pour l'égalité et l'émancipation et le Front Uni pour l’immigration et les quartiers populaires en France. Pour VICE, Juliette a accepté de partager certaines de ses conclusions.

VICE : La faiblesse des mouvements de résistance en France s’explique en partie leur incapacité à penser les luttes minoritaires ?
Juliette Rousseau : On a beaucoup de mal à reconnaître et agir sur les oppressions qui traversent nos luttes, et ça nous fragilise beaucoup. En 2015, alors que j’étais coordinatrice de la société civile lors de la COP21, des militants états-uniens et d’Amérique latine nous ont confronté à cette réalité : « Où sont les gens qui vivent dans les quartiers populaires chez vous ? Les gens qui vivent aux abords des industries polluantes ? ». Quand tu parles de justice environnementale, tu dois mettre en avant les personnes les plus impactées mais nous, on ne les connaissait même pas ! En allant ensuite vivre à la ZAD, j’ai réalisé que les rapports de domination existant sur notre terrain de lutte étaient à nouveau souvent mis sous le tapis. Dans mon identité de femme, ça n’allait pas, la question du sexisme n’était pas du tout centrale par rapport à ce qu’on faisait. Même chose pour d’autres oppressions : l’universalisme blanc est hyper fort, or on ne peut construire des luttes puissantes sur le long terme que si on reconnaît que différentes identités existent et ça, on ne sait pas faire. Parfois, on arrive à les penser, mais d’une façon qui nous conduit à restreindre toujours plus nos espaces politiques, à en faire des espaces de pureté radicale. C’est pas ça que j’ai envie de défendre. Alors j’ai voulu aller voir des gens qui tentent des choses.

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« Dans nos mouvements en France, on a parfois des attitudes et des processus pires que la société individualiste ou la justice d’Etat »

Dans ton livre, tu opposes une convergence des luttes souvent incantatoire et la complicité politique…
La convergence des luttes, c’est cette idée qu’on va se retrouver et qu’à un moment donné, il va y avoir une certaine forme d'homogénéité, d'unité. Mais derrière ça, il y a une injonction tacite à taire ce qui nous divise, on l’a vu avec Nuit Debout ou le Front Social. La complicité politique repose plutôt sur l’envie de se regarder en face et se dire : « On a vraiment un intérêt à faire des choses ensemble mais pas à n’importe quel prix. Et pas à n’importe quelle condition ». Et de regarder ensemble ce que seraient ces conditions. Aux Etats-Unis, certains mouvements formalisent et disent : « On va signer une sorte de contrat, vous allez partager la thune et la visibilité sinon, on ne fera rien avec vous ». Tu peux faire sans ça, mais il y a plein de moments où c’est malin de faire avec, surtout si tu construis une organisation qui a vocation à être massive ou un front unitaire, il y a vraiment un enjeu à formaliser le partage du pouvoir et des ressources.

Ce rôle de complice, comment le définis-tu ?
On parle beaucoup, en France, de la posture de l’allié. Moi-même, je me suis identifiée comme ça avant de réaliser que quelque chose me gênait dans cette notion. L’allié, c’est une figure statique, paralysante. Le complice ne met pas sa puissance au service d'un projet qui fait de lui un dominant. La complicité apparaît lorsqu'un cadre collectif a été créé et lorsque chaque personne prend des risques vis-à-vis des autres.

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Nos identités sociales sont hyper performantes dans nos vies. Elles viennent contraindre beaucoup de choses. Mais j’ai l’impression qu’il y a peu de moments aussi puissants dans leur capacité à venir diminuer la force de ces identités sociales que les moments de lutte puissante. Parce que ce sont des moments de transformation individuelle et collective hyper forts. Et que tu ne te transformeras jamais autant en restant chez toi à lire des livres ou en te politisant sur Twitter que quand tu te mets dans l’illégalité, que tu te confrontes à la répression, que tu vis ensemble ces moments de lutte.

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Les Sisters Uncut devant la mairie de Hackney en septembre 2016. ©Natasha Quarmby/Shutter/SIPA

Cela implique aussi une gestion collective des conflits, comme chez Sisters Uncut ?
Sisters Uncut est un collectif britannique qui lutte contre les coupes budgétaires en faveur de l'aide aux victimes de violence conjugal. Ce qui m’a fasciné, c’est leur capacité à faire front commun tout en rendant visibles les différences qui existent entre elles. A l’intérieur du collectif, on s’organise en groupes : femmes noires, queers, handicapées, etc. Et elles parviennent à mobiliser jusqu’à 700 à 900 personnes pour des actions de blocage ! Si une personne est violente à l'intérieur du collectif, elles essaient de l'amener à prendre conscience de ce qu'elle a fait et lui disent : « Viens avec moi, je vais te réexpliquer deux trois trucs ».

Mais la vraie responsabilité doit être celle du collectif : pourquoi ça arrive, qu’est ce qu’on fait pour que ça ne se reproduise pas ? Dans nos mouvements en France, on a parfois des attitudes et des processus pires que la société individualiste ou la justice d’Etat, où ça va reposer sur la personne, il va falloir l’exclure, la punir. C’est terrible ce qu’on se fait, en termes d'annihilation de notre puissance ! D’ailleurs, les Sisters Uncut commencent toujours leurs rassemblements par un rituel collectif : dire les noms des femmes tuées dans l’année, déposer des fleurs devant une statue, se réunir devant une prison. C’est hyper fort, cette capacité à nommer cette violence qui nous fait mal et à dire : « C’est à partir de ça qu’on va faire une puissance collective, pas pour s’écharper les unes les autres ou individuellement avec les gens autour de nous, mais pour poser les bases d’un truc puissant. »

Tu évoques souvent le pouvoir transformateur assez joyeux. Qu'entends-tu par là ?
J’étais fatiguée de côtoyer des espaces où le fait d‘avoir une lecture critique nous tire vraiment vers le bas. J’avais envie de m’interroger sur ce qui nous met en joie, nous donne de la force. Le CPE comme la ZAD ont été pour moi de grands moments de puissance collective. Lors des expulsions de la ZAD, j’étais enceinte de sept mois. La veille de l'arrivée des flics, tous mes proches étaient derrière les barricades à attendre. Je devais rester chez moi, mais à la dernière minute, j’y suis allée. Dans ces moments-là, tout le monde est là, dans une incertitude absolue, on va probablement se faire défoncer, mais il y a ce truc qui nous meut, tellement incroyable quand tu l’as vécu au moins une fois, c’est ça qui fait une vocation militante ! Comment on peut se servir de ça pour se transformer ?

En regardant en France, tu entrevois des signaux positifs ?
A la ZAD ou dans l’Ouest, je vois revenir une pensée de la composition que je trouve intéressante : des milieux radicaux ont aujourd’hui vraiment à cœur de construire avec les gens en grève ou, pour prendre un exemple récent, d’aller sur les blocages des « gilets jaunes ». Avec l’apparition des « gilets jaunes », deux mondes se sont affrontés entre des gens pétris d’un élitisme de classe assez propre à la gauche, qui se pinçaient le nez avant même de savoir ce qu’il se passait, et d’autres qui sont allés voir et ont dit : « En fait ce mouvement apparaît et nous, on a une responsabilité à y exister politiquement, faire exister ce qu’on défend ». Et effectivement, quand tu vas sur un barrage des « gilets jaunes », tu vas entendre des trucs dégueulasses mais tu vas leur dire pourquoi tu trouves ça dégueulasse, tu vas te confronter à la réalité et partir du principe que tu partages potentiellement d’autres choses avec eux. Pour moi, ça n’est pas révolutionnaire de partir d’un terrain qui serait celui de l’alignement politique complet. Et l’urgence, par rapport à un mouvement comme ça, de lutter contre le fascisme, ça veut dire aller au corps à corps avec ces gens là, construire des choses ensemble.

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