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Culture

Inktober, le challenge créatif qui déchire les artistes

« L’inktober, c’est avoir l’impression de faire partie d’un immense atelier géant sur internet où tu peux autant t’enivrer que couler. »

Avachi sur la table, pinceau à la main, un drôle de bonhomme aux allures fantomatiques poursuit son dessin. Il a les yeux plein de larmes, elles coulent à grosses gouttes. À coup de « snifs » et de tristes soupirs, il s’applique pour ne pas prendre du retard lors du plus terrible des rendez-vous artistiques de l’année : l’inktober.

Un mois entier durant lequel des milliers de dessinateurs, graphistes et illustrateurs amateurs et professionnels s’engagent à produire un dessin par jour sur un même thème. Sans être payé bien sûr, juste pour le plaisir. Une immense kermesse artistique qui excite les foules et fascine les réseaux sociaux autant qu’elle terrifie les artistes du monde entier. A l’image de ce petit bonhomme si triste devant son croquis, réalisé par le dessinateur de bande-dessinées, Alex Krokus, en célébration de ce nouvel inktober.

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Connaissant l’esprit libre et indiscipliné des artistes, ce défi universel n’aurait jamais pu voir le jour sans la présence de deux facteurs essentiels : le développement hors norme des réseaux sociaux à partir des années 2010 et une idée saugrenue lancée en 2009 par le dessinateur américain Jake Parker. Le concept de départ est simple : une liste d’un mot par jour, quinze minutes de dessin, à l’encre et sans croquis, pendant un mois.

« J’étais attirée par le projet pour la même raison que tout le monde, celle de reprendre cette gymnastique quotidienne dans une émulation globale » - Sandra Muller, illustratrice

« Quand le gars a lancé ce challenge, il ne pensait pas que tout le monde allait suivre, raconte l’illustratrice Sandra Muller. L’objectif c’était surtout de se dérouiller, de sortir un peu la tête de nos écrans et de dessiner une fois par jour. J’étais attirée par le projet un peu pour la même raison que tout le monde, qui est de reprendre cette gymnastique quotidienne dans une émulation globale où on va tous dessiner le même jour et voir ce que font les autres. C’est très enthousiasmant. » 

Chez les professionnels du crayonné, le constat est quasiment unanime. Le premier attrait de ce challenge c’est de retourner à la source même de leur passion pour le dessin dans un monde qui est de plus en plus numérique. « Aujourd’hui, toutes les boîtes veulent pouvoir te faire des modifications à l’infini donc on n’a très peu d’occasions de dessiner au traditionnel, confirme le streameur et illustrateur Colas Bim. Et en vrai, c’est vachement dur de faire un dessin par jour en plus de tout son travail. »

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Évidemment, personne n’aurait pu imaginer que ce petit défi lancé depuis l’atelier d’un artiste américain (relativement peu connu en dehors de ce challenge) aurait pu exploser d’une telle façon. « Au début, c’était censé être un petit truc fun où on était tous là à faire nos petits dessins à l’encre, retrace Lucie Bryon, autrice de la bande dessinée Voleuse. Et puis tout d’un coup c’est devenu un gros truc où les gens commençaient à chercher des idées et se préparer fin août pour que leurs dessins soient plus originaux et beaux que les autres. »

En quelques années, l’inktober est devenu une tradition, un passage obligé pour les jeunes artistes en devenir et un rendez-vous incontournable de la gent artistique. Mais il fallait s’y attendre. Donner un concept aussi strict et contraint à des artistes qui ne cessent de chercher de nouvelles façons de créer et  de s’améliorer… ça ne pouvait que partir dans tous les sens. Rapidement, les dessinateurs amateurs comme professionnels ont commencé à inventer de nouvelles listes de mots, de choisir des thèmes qui les inspire, à mettre de la couleur, à passer une journée ou plus sur leurs dessins… Bref peu à peu, l’inktober est devenu une grande foire créative qui ne ressemblait plus du tout au concept initial.

« En même temps, on fait ce qu’on veut. Merde » s’exclamait la dessinatrice Cy, le sourire aux lèvres, dans une vidéo publiée lors d’un précédent inktober. Et on ne peut pas dire que l’artiste soit particulièrement préoccupée par les règles puisque dès sa première participation, en 2017, elle commence non pas à l’encre mais… aux crayons de couleur. Pour elle, l’intérêt d’un tel challenge se trouve plutôt dans le temps qu’il offre pour développer sa créativité. Petit à petit, ses mois d’octobre se transforment alors en véritable atelier d’entraînement à la shonen pour développer de nouvelles techniques qui viendront ensuite enrichir ses futurs travaux.

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« J’ai utilisé l’Inktober comme un mois de recherche graphique. Ce que j’ai fait pendant ce mois-là a totalement infusé mon travail pour la suite » - Cy, dessinatrice

« Une année, j’avais des feutres à alcool sous la main alors j’ai tenté et ça a ensuite abreuvé tout mon travail sans vraiment que j’en ai conscience, détaille l’artiste. L’année suivante, comme j’avais un nouveau projet en cours, j’ai utilisé l’inktober comme un mois de recherche graphique pour voir si je pouvais gérer les ambiances, les ombres, les lumières avec de l’encre couleurs. Ce que j’ai fait pendant ce mois-là a totalement infusé mon travail pour la suite, j’en tiens pour preuve ma nouvelle bande-dessinée Ana et l’Entremonde qui est le fruit de mon travail du mois d’octobre. Bon par contre, je ne prends jamais la liste officielle, elle est bien trop chiante. »

Comme elle, de nombreux artistes s’amusent alors à trouver de nouvelles façons toutes plus ingénieuses que les autres pour poursuivre ce challenge. En 2018, l’artiste Génisse Chan dessine tous les jours une pièce de sa maison qui prenait lentement forme à chaque coup de crayon. D’autres comme la dessinatrice Violaine Briat entreprend de créer une case de bande-dessinée par jour pour raconter une histoire qui se dévoile doucement. Dans un autre style, le streameur et illustrateur Colas Bim s’est même lancé cette année dans un speedrun de l’événement en dessinant à l’encre tous les Pokémon de la première génération le plus vite possible. Enfin, l’association les sans pagEs propose depuis deux ans une alternative collaborative pour offrir un visage aux biographies sans illustration sur Wikipédia et tout particulièrement celles des femmes.

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Dans cette course à « qui aura la meilleure idée », certains créateurs ont réussi à tirer leur épingle du jeu. Comme l’artiste française Sibylline Meynet ou la Finlandaise Heikala dont la visibilité a explosé grâce à ce challenge. Car l’inktober c’est avant tout un moment idéal pour se montrer et se faire connaître auprès du grand public. « Dès le mois d’août, j’ai reçu des demandes de fans pour savoir si je faisais l’inktober, s’amuse Cy. En même temps, c’est extrêmement rare d’avoir autant de productions de dessins originaux et sur papier donc les lecteurs sont à l'affût. »

Pour certains artistes professionnels, c’est devenu tellement gros que l’inktober est devenu une sorte de 13e mois pour les dessinateurs. « Le problème, c’est que ça crée une sorte de fossé entre ces deux typologies de personnes, poursuit-elle. Ceux qui font ça de façon professionnelle et ceux qui font ça en suivant le défi d’origine et qui du coup ont l’impression qu’ils sont nuls. » Ainsi, ce petit challenge inoffensif est lentement devenu, pour certains, une convocation stressante et douloureuse. A tel point, que réussir à aller au bout est presque considéré comme un badge d’honneur, une consécration digne d’admiration, le Cap Horn des dessinateurs.

« Le problème c’est que la façon dont fonctionne les réseaux sociaux incite les artistes à être constamment dans la performance. » - Sandra Muller, illustratrice

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« Ce matin, je suis tombée sur le post d’une illustratrice qui disait que c’était la dernière fois qu’elle faisait l’inktober parce qu’elle n’y arrivait pas et que tout ce qu’elle faisait était nul, s’attriste Sandra Muller. Le problème c’est que la façon dont fonctionne les réseaux sociaux incite les artistes à être constamment dans la performance. Alors que c’est déjà un énorme challenge en soi de réussir ce challenge. Puis tu ajoutes à ça le fait que la société te pousse à la compétition de façon générale, on se retrouve avec des artistes qui se mettent une pression excessive pour quelque chose qui était censé être juste fun. »

Une des raisons de ce désenchantement collectif vient d’ailleurs de son propre créateur. Suite à l’emballement pour sa démarche, Jake Parker a finalement déposé la marque « inktober » en 2020 - sans être très explicite sur ses conditions. Selon ses règles, il n’est désormais possible de publier un livre de dessins réalisés lors de l’inktober qu’à partir du moment où le logo n’apparaît pas et que le titre du livre n’utilise pas cette appellation. Le problème c’est qu’un certain nombre d’artistes ayant publié des artbooks peu de temps après, ont vu leurs œuvres totalement interdites de circulation. Ce qui n’a pas manqué de créer une vague de colère au sein de la communauté des artistes.

Comme les polémiques viennent rarement seules, le dessinateur s’est également vu accusé de plagiat par le dessinateur noir américain Alphonso Dunn à propos d’un de ses ouvrages sur le dessin à l’encre. Quand bien même aucune poursuite n’a été engagée contre lui, le vernis s’est écaillé et l’inktober a perdu de sa superbe. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe plus car de nombreux artistes continuent de se donner rendez-vous au mois d’octobre pour dessiner tous ensemble. Simplement, le défi a évolué et tente progressivement de se libérer de la pression des réseaux sociaux.

Désormais, certaines listes de mots prévoient même des jours de repos, comme celui de l’illustratrice Tarmasz qui a été une des premières à le proposer. D’autres, comme la dessinatrice Amélie Fléchais, a pris presque un an pour terminer celui de l’année dernière. Pour ceux qui le souhaitent, il existe même des challenges dans le même style un peu partout dans l’année comme le #mermay où les artistes sont invités à dessiner une sirène par jour ou le hourly comic day qui a lieu tous les 1er févriers pour dessiner une case de bande dessinée par heure.

« Aujourd’hui, on commence enfin à se débarrasser de la majesté du concept et c’est drôle de voir comment les gens se sont totalement réapproprié ce challenge pour en faire quelque chose qui leur appartient, analyse Lucie Bryon. Certains font des inktober version animation ou écriture maintenant. Beaucoup de mes amis autour de moi ont arrêté de faire le challenge mais ce qui est bien c’est que ça reste toujours une option. Ne serait-ce que pour connaître une seule fois cette sensation de tomber de fatigue après seulement cinq jours de challenge en ayant l’impression que ça fait huit mois qu’on est dessus. »

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