C’est dans les sous-sols dépouillés du Palais de Tokyo qu’a eu lieu, le 7 mai 2015, le premier événement parisien consacré au bookfighting. Pendant cinq heures, près d’une quarantaine de curieux et de pratiquants confirmés se sont lancé des dizaines de livres de poches au visage, dans le but de remporter une partie de cette pratique sportive singulière – tout ça au nom de l’art.
C’est autour d’un tas de livres, et à l’intérieur d’une cage aménagée en deux parties délimitées par une marque au sol, qu’une quarantaine de personnes se sont succédées pour se battre, armés de 200 pages de violence (en moyenne) dans chaque main. Couples paumés, touristes américains et bookfighters de la première heure – tous se sont envoyés des exemplaires de L’étranger ou de L’Assommoir en pleine face, devant mon cœur meurtri de littéraire.
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Au début amusé – comme la plupart des gens présents –, devant cet aller-retour incessant de bouquins, j’ai eu par la suite une pensée pour tous mes profs de français et de littérature, pour qui cette pratique aurait pris des allures de sacrilège. Au fur et à mesure que les combattants se succédaient, équipés de toutes sortes de protections (coques, masques de paintball et d’escrime), j’avais l’impression de me faire harceler par les voix d’outre-tombe de mes anciens professeurs qui me soufflaient à l’oreille de mettre fin à ce massacre.
Résolu à les chasser de ma tête, je me suis concentré sur le jeu qui démarre toujours selon un protocole bien établi : les participants choisissent des livres dans un tas situé à l’écart du terrain, avant de se saluer solennellement comme au judo. S’ensuit alors un match en sept parties, qui ressemble à une version longue de la balle au prisonnier.
Conçu en 2009 à Orléans, l’idée du bookfighting est venue à l’artiste Yves Duranthon lors de la lecture du manga Combats du Japonais Yuichi Yokoyama. « Il y a une dizaine d’années, j’ai lu un récit où des samouraïs attaquent le personnage principal, qui se réfugie dans une bibliothèque et se défend en leur envoyant des livres. » Y voyant de suite une métaphore, il cherche à appliquer ce « basculement du symbolique vers le réel ». « J’avais envie de voir les livres voler. » L’idée grandit alors au fur et à mesure, au cours de combats organisés entre amis, et devient à la fois une « pratique sportive, combative et une manière de remettre en scène la culture, par la manipulation des livres. »
Influencé par le dadaïsme, le surréalisme et le situationnisme, Yves Duranthon voit dans le bookfighting une discipline qui met en jeu un objet actuellement tiraillé entre disparition et mutation vers le numérique. Sans nostalgie pour le livre qui « n’est jamais qu’un code », Yves Duranthon accompagne ce changement par le biais de cette pratique, où chaque participant devient finalement acteur de cette performance qui connait quelques détracteurs. « Le public jeune est très décomplexé face à l’objet livre, qui est un peu abandonné, m’a-t-il expliqué. Les plus anciens ont d’énormes problèmes, ils ne peuvent pas imaginer qu’on puisse mélanger les registres, le sportif et le culturel. On me renvoie souvent ce questionnement autour de l’autodafé, cette manière d’abîmer la culture. La manipulation du livre c’est sacré, et le faire de manière physique devient problématique. »
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