Comment le Front national est-il arrivé aux portes du pouvoir ?

D’un groupuscule néofasciste mis en place pour centraliser les forces nationalistes dans les années 1970, le Front national se présente désormais comme un parti « respectable », fort de 84 000 adhérents – dont 57 000 à jour de cotisation – et présent au second tour de l’élection présidentielle française. Comment le FN, qui recueillait 0,52 % des suffrages exprimés à son premier scrutin, les législatives de 1973, est-il aujourd’hui devenu potentiellement présidentiable ? Alors que Marine Le Pen accède au second tour de l’élection présidentielle, on a choisi de revenir sur quarante-cinq ans d’évolution du parti d’extrême droite, entre revirement économique et stratégie de « dédiabolisation ».

Aux origines du Front national : un groupuscule néofasciste

Si l’on en croit la biographie présente sur le site du Front national (et disponible en cache ici), Jean-Marie Le Pen serait à l’origine de la création du parti, qu’il aurait fondé en 1972. En réalité, si Le Pen est bel et bien le premier président du Front national pour l’unité française (FNUF, devenu FN), il n’en est pas à l’initiative. À l’origine, on trouve plutôt une myriade de groupuscules d’extrême droite, et notamment Ordre nouveau, un mouvement constitué en novembre 1969, qui « draine bon nombre de nostalgiques de l’ordre hitlérien et de la croisade anti-bolchevique », selon l’historien Pierre Milza, ainsi que d’anciens pétainistes, des poujadistes et des militants de l’Algérie française. Les idées d’Ordre nouveau sont distinctement énoncées par l’un de ses leaders, François Brigneau – ancien milicien – lors d’un meeting daté de 1971 : « Il faut faire un parti révolutionnaire. Blanc comme notre race, rouge comme notre sang et vert comme notre espérance » – une référence directe au Mouvement social italien (MSI), parti fasciste héritier de la République sociale italienne de Mussolini.

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Ordre nouveau veut rassembler tous les mouvements d’extrême droite, dans une sorte de « concrétisation de l’unité du nationalisme français », selon le politologue Alexandre Dézé, dans son livre Le Front national : à la conquête du pouvoir ? (Armand Colin, 2012). Pour ce faire, il veut dépasser l’activisme « musclé » de ses militants et s’inscrire dans un cadre strictement légaliste. En juin 1972, il décide donc de participer aux législatives de 1973, au sein d’une structure plus globale : la création du Front national est actée. D’autres groupuscules prennent part à la fondation du parti, notamment les Jeunesses patriotes et sociales, la revue Militant de Pierre Bousquet, ou le Groupe union défense (GUD). Ordre nouveau souhaite une figure respectable pour mener le combat. Après les refus de Dominique Venner et de Jacques Susini, c’est Jean-Marie Le Pen, connu pour ses deux mandats de député et pour son engagement en Algérie, qui est nommé à la présidence. François Brigneau devient vice-président.

Aujourd’hui, le FN a visiblement du mal à assumer les origines douteuses du parti. Derrière cette « réécriture des origines de l’histoire frontiste », selon le politologue Alexandre Dézé, il faut voir la volonté du parti « d’occulter les conditions objectives de lancement du FN. Ce que dissimule, en effet, ce récit constitutif de la mythologie frontiste, ce n’est pas seulement la complexité et l’incertitude qui entourent la création du Front national, mais aussi le fait que les responsables du groupuscule néofasciste Ordre nouveau (ON) en sont les véritables instigateurs. Jean-Marie Le Pen n’est en réalité que l’une des pièces de la “stratégie de front national” conçue initialement par les dirigeants d’ON comme une étape électoraliste sur le chemin de la “Révolution nationaliste et populaire”. » Mais Jean-Marie Le Pen, loin d’être le président potiche qu’Ordre nouveau attendait, va s’approprier cette structure jusqu’à personnifier complètement le parti.

Un discours libéral à destination des commerçants et des artisans

Pour les élections législatives de mars 1973, le programme du Front national intitulé « Défendre les Français » est à l’image de son président, ex-député poujadiste dans le mitan des années 1950. Opposé aux élus, aux partis dominants et à l’État « prévaricateur », Jean-Marie Le Pen se démarque, sur le plan économique, de l’interventionnisme originellement prôné par Ordre nouveau. Le président du FN réclame, lui, « la réduction au strict minimum du secteur public et nationalisé, ainsi que le confinement de l’État à son rôle d’arbitre des intérêts », comme l’explique Jean-Yves Camus dans « Origine et formation du Front national (1972-1981) », dans l’ouvrage Le Front national à découvert, dirigé par Nonna Mayer et Pascal Perrineau.

Souhaitant s’adresser aux commerçants et aux artisans, Jean-Marie Le Pen s’inscrit dans une vision très libérale et très anti-fiscaliste. « Cela permet à la fois de faire dans le darwinisme social auquel sont attachés nombre de radicaux, et d’affirmer un positionnement poujadiste », comme l’expliquait l’historien Nicolas Lebourg à Libération. En 1974, Le Pen l’affirme : « Il faut privatiser ce qui peut l’être. » Et donc limiter l’État à ses fonctions régaliennes : sécurité, justice et contrôle de la monnaie nationale. Parmi les autres mesures du programme pour les législatives, le FN demande un « régime présidentiel […] équilibré par une assemblée élue au scrutin proportionnel » et exige « une réglementation très stricte de l’immigration » (qu’il ne lie pas encore au chômage).

Pour sa première participation à un scrutin d’envergure nationale, le FN connaît un cuisant échec. 0,52 % des suffrages exprimés va en direction du parti, dont les affiches de campagne arborent le logo de la flamme tricolore – un symbole qui lui vient du MSI. Jean-Marie Le Pen réalise son meilleur résultat dans la 15e circonscription de Paris, avec 5,22 % des suffrages exprimés. Le même Le Pen tentera sa chance à la présidentielle de 1974, après la mort de Georges Pompidou. Le candidat de la droite « nationale, populaire et sociale » n’obtiendra que 0,75 % des suffrages exprimés. Selon l’historienne Valérie Igounet, cette candidature assure tout de même à Jean-Marie Le Pen la place de chef de file de l’extrême droite française et entraîne une vague d’adhésions. Cependant, force est de constater que, par la suite, les déconvenues électorales s’enchaînent. Avec un score de 0,33 % au premier tour des législatives de mars 1978, où le FN axe sa campagne sur « les dangers de l’immigration », et une candidature à la présidentielle de 1981 avortée faute de parrainages suffisants, le président du FN voit son parti stagner, avec un nombre d’adhérents inférieur à 300.

Les premiers succès

Il faut attendre 1982 pour que le FN connaisse ses premiers succès locaux. Lors des élections cantonales, il obtient 13,3 % des suffrages exprimés à Grande-Synthe, 12,6 % à Dreux-Ouest et même 19,6 % à Dreux-Est – Dreux devenant un an plus tard l’épicentre d’un séisme politique, avec la première alliance entre le RPR et le FN pour remporter une mairie. Mais son premier vrai succès national a lieu lors des Européennes de 1984, où il obtient dix élus au Parlement européen. Pour Pascal Perrineau, ces élections marquent « la véritable entrée en politique du Front national », ce qui surprend foule de commentateurs. Comme le politologue l’explique dans son livre La France au front : essai sur l’avenir du Front national (Fayard, 2014), « avec 11 % des suffrages exprimés, le succès de la liste emmenée par Jean-Marie Le Pen est interprété dans un premier temps comme une “poussée de fièvre” caractéristique des mouvements de droite plébiscitaire et nationaliste qu’a toujours connus l’histoire politique française (le bonapartisme, le boulangisme, le poujadisme) et qui ne réussissent jamais à s’implanter durablement dans le paysage électoral. »

L’historien Nicolas Lebourg, de son côté, met ce succès sur le compte d’un « électorat de droite durci face au gouvernement de gauche : 21 % des électeurs ayant choisi Jacques Chirac en 1981 ont voté Jean-Marie Le Pen en 1984, contre seulement 3 % de ceux qui avaient voté pour le communiste Georges Marchais en 1981 ». Deux ans plus tard, Le Pen confirme son ascension lors des élections législatives : le FN obtient 35 sièges à l’Assemblée nationale. Pourquoi le parti d’extrême droite parvient-il désormais à mobiliser ?

François Mitterrand, allié objectif du Front national ?

Beaucoup de commentateurs, à l’instar du journaliste Franz-Olivier Giesbert dans son livre La fin d’une époque, ont estimé que le succès du FN aux législatives de 1986 s’expliquait par des raisons structurelles. En cause : la mise en place, par le président François Mitterrand, d’un scrutin à la proportionnelle intégrale, et la hausse du nombre de députés (qui passe de 491 à 577 pour coller à l’évolution de la démographie française). En outre, on accuse Mitterrand d’avoir fléchi face à Le Pen qui, revendiquant un certain nombre d’électeurs, s’indignait de ne pas passer à la télévision ; le Président aurait alors écrit aux patrons des chaînes de télévision pour remédier à ce problème, au nom de la démocratie et du pluralisme. C’est par exemple ce qu’explique l’avocat Roland Dumas dans cette vidéo, qui vante les « tactiques électorales louables » de son ami du Parti socialiste. Mais du côté de la droite et des communistes, on ne peut s’empêcher de penser que c’est par tactique politicienne que Mitterrand a « facilité » la montée en puissance et en visibilité du FN, afin d’empêcher que la droite ait une confortable majorité au palais Bourbon, alors même que les derniers sondages montraient la gauche en bien mauvaise posture. Certains font d’ailleurs remarquer que si la mise en place de la proportionnelle était par ailleurs une des 110 propositions pour la France de Mitterrand pour la présidentielle de 1981, ce dernier aura attendu avril 1985 – et la défaite du PS aux élections cantonales – pour l’imposer à l’agenda. Alors, Mitterrand, coupable d’alliance objective avec le FN ?

Selon Nicolas Lebourg, la thèse paraît tout de même assez capillotractée : « Que Mitterrand joue sa partition est certain mais on a forgé une quasi-théorie du complot. » Et l’historien spécialiste du FN de rappeler que « la proportionnelle est dans le programme commun de la gauche dès 1972. Ce n’est pas une mesure que Mitterrand sort de sa poche quand le FN pointe son nez. De plus, un coup de fil présidentiel et un passage à la télévision – à L’Heure de vérité, une émission politique présentée par François-Henri de Virieu – ça ne fixe pas des millions d’électeurs sur un choix politique. » Pour M. Lebourg, limiter la portée du discours du FN à ce « raisonnement mécanique permet à la droite et à l’extrême gauche de dire “c’est la faute à Mitterrand”. La droite y retrouve le mythe gaulliste d’un peuple français n’ayant jamais choisi l’extrême droite, celle-ci n’étant là que par un personnel politique dévoyé ayant pris illégitimement la direction de l’État ; tandis que l’extrême gauche peut se dire que les classes populaires sont vierges et que c’est la faute à la fourberie des “sociaux-traîtres”. La popularité de ce mythe de Mitterrand faiseur du FN démontre une immaturité collective certaine. »

Pourquoi le FN séduit-il alors ? Pour le politologue Pascal Perrineau, les succès du FN dans les années 1980 doivent être reliés à la conjoncture économique de l’époque, notamment « la crise qu’ont déclenchée les chocs pétroliers de la décennie précédente » (1973 et 1979). Dans son livre La France au Front : essai sur l’avenir du Front national, il estime que la réussite de Le Pen s’appuie également « pour une bonne part, sur le courant de protestation politique qui traversait alors l’électorat de droite, désarçonné par sa défaite de 1981, et sur les interrogations qui taraudaient les grandes concentrations urbaines françaises confrontées à la montée de l’insécurité et au développement de l’immigration ».

Un ancrage local qui se confirme au milieu des provocations

Du mitan des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990, le Front national se transforme, passant d’un « parti artisanal », « sans cohérence politique ni idéologique », et « constitué de multiples chapelles de l’extrême droite et d’une masse de militants et de cadres nouveaux, venus pour beaucoup du RPR » – selon les propos de Bruno Mégret, délégué général du FN à l’époque – à un parti qui s’organise, voit son nombre de militants progresser et les succès électoraux se multiplier. Dans le même temps, son président multiplie les provocations, allant jusqu’à considérer, en 1987 sur les ondes de RTL, que les chambres à gaz utilisées par les nazis sont un « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ». Selon de nombreux spécialistes, cette déclaration nuit gravement à la réputation du FN : « Jean-Marie Le Pen donne un coup d’arrêt violent à l’ascension de son parti. […] Après septembre 1987, une histoire se termine : celle d’un candidat, jugé sérieux par certains, à la fonction de président de la République », analyse Valérie Igounet, dans son livre Le Front national : de 1972 à nos jours. Pourtant, dans les urnes, difficile d’observer un véritable frein à l’ascension du FN. À la présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen obtient 14,38 % des suffrages exprimés au premier tour, un score qui, selon Nicolas Lebourg, lui aurait fait dire qu’il ne « saurait jamais s’il avait fait 14 % malgré ou grâce à l’affaire du “point de détail”. » Jean-Marie Le Pen arrive même en tête à Marseille, devant François Mitterrand et Jacques Chirac.

Si, lors des législatives de la même année, le FN s’effondre – notamment en raison du rétablissement du scrutin uninominal majoritaire à deux tours – il poursuit cependant son ancrage local aux municipales de 1989. Outre des scores honorables dans de grandes agglomérations, comme Perpignan, Dreux, Mulhouse ou Roubaix, il célèbre l’élection d’un premier maire frontiste dans une municipalité de plus de 10 000 habitants, avec la victoire de Charles de Chambrun à Saint-Gilles, dans le Gard. Le parti semble s’imposer de plus en plus, mettant fin à la classique bipolarisation du jeu électoral et en entraînant, par son maintien au second tour du scrutin, beaucoup plus de triangulaires, voire de quadrangulaires.

La présidentielle de 1995 est l’occasion pour Jean-Marie Le Pen de fidéliser son électorat : il recueille 15 % des suffrages exprimés, soit 4,3 millions d’électeurs. Les municipales de la même année propulsent des maires frontistes à la tête de plusieurs grandes villes de Provence-Alpes-Côte d’Azur : Daniel Simonpieri à Marignane, Jacques Bompard à Orange, et Jean-Marie Le Chevallier à Toulon. Ils seront suivis par Catherine Mégret à Vitrolles, lors d’une élection partielle en février 1997. La même année, le FN est présent au second tour des législatives dans 124 circonscriptions, un score historique pour le parti.

Le coup de force de 2002

La scission du Front national en 1999 aurait pu le mener à sa perte. Deux tendances s’affrontent : Jean-Marie Le Pen, jugé trop clivant et trop provocateur, qui empêcherait le parti d’accéder véritablement aux responsabilités, fait face à Bruno Mégret, numéro 2 du FN, qui apparaît plus consensuel et plus enclin à nouer des alliances avec la droite de gouvernement. Mégret et ses proches font sécession. Ils sont suivis par la majorité des élus et des cadres frontistes (140 conseilleurs régionaux, 60 secrétaires départementaux, 50 membres du comité central). Mégret fonde le Mouvement national républicain, et sa liste emporte 3,28 % des voix aux Européennes de 1999 (contre 5,69 % pour la liste frontiste). L’extrême droite est déchirée et le Front national est « à genoux », selon Lebourg.

Mais, alors que le FN « ne réalise qu’une très faible campagne » selon l’historien, il réalise un véritable coup de force lors de la présidentielle de 2002. À la surprise générale, il obtient plus de voix que le candidat socialiste et Premier ministre, Lionel Jospin, et se qualifie au second tour, avec 16,86 % des voix, face à Jacques Chirac. Si Jean-Marie Le Pen n’est pas élu président, ce score bouleverse complètement la donne. Comment expliquer ce succès, à l’heure où le FN semblait en plus mauvaise posture ? La priorité donnée au sécuritaire dans la campagne de Jean-Marie Le Pen semble avoir payé. C’est ce qu’explique Nicolas Lebourg en évoquant « les cadres sociologiques et la façon dont le 11 septembre 2001 est venu donner de l’impact à la thématique sécuritaire ». Et l’historien de poursuivre : « Le nom Le Pen est alors utilisé dans un mélange de demande de protection personnelle et de contestation du désordre établi. »

Mais la période qui suit n’est pas à l’image du choc de 2002 : la présidentielle de 2007 est un revers important pour Le Pen, qui arrive en quatrième position avec 10,44 % des suffrages, tandis que les législatives qui suivent sont encore plus lamentables. Le parti réunit seulement 4,3 % des voix et la seule candidate qui s’est maintenue au second tour dans sa circonscription, Marine Le Pen, est battue. Ce sont les plus mauvais résultats du FN lors d’élections nationales depuis la fin des années 1980. La même déconfiture a lieu lors des municipales de 2008, notamment en raison des difficultés financières des candidats frontistes. Une nouvelle scission a lieu, qui voit le départ de quelques membres du parti. Au moment où on aurait pu croire le FN effacé de la scène politique, celui-ci opère sa transformation la plus radicale en quarante ans : Marine Le Pen remplace son père à la présidence du parti.

La présidence Marine Le Pen : « dédiabolisation » et virage social

C’est un parti fort de plus de 22 000 adhérents qui porte Marine Le Pen à la présidence le 16 janvier 2011. La fille de Jean-Marie Le Pen recueille 67,65 % des voix face à Bruno Gollnisch. Cette dernière opère un revirement stratégique important, qui vise à la « dédiabolisation du parti », loin des provocations racistes et antisémites de son père. Exclusion des membres trop subversifs, lissage du discours, préférence des problématiques sociales aux questions d’immigration : les choix de Marine Le Pen jouent beaucoup dans la normalisation du parti dans la vie politique française. En août 2015, Jean-Marie Le Pen, président d’honneur du parti, est exclu sur décision du bureau exécutif.

Du côté du programme économique, Marine Le Pen se montre beaucoup plus claire que son père. Ce dernier, acquis depuis ses débuts politiques aux thèses du libéralisme – à tel point qu’il se présentait comme le Ronald Reagan français jusqu’en 2002 – a toujours été assez fluctuant en la matière. Comme le souligne Nicolas Lebourg, pour l’extrême droite, « il n’existe pas de dogme économique ». Au milieu des années 1990, Le Pen va peu à peu dénoncer la mondialisation économique pour s’adapter à son électorat. En effet, alors que le FN ne recueillait que 9 % des votes ouvriers en 1984, il mobilise 30 % des ouvriers, 25 % des chômeurs et 18 % des employés lors de la présidentielle de 1995. Mais les discours de Jean-Marie Le Pen sont toujours flous en la matière. Celui qui déplore « la mort du service public, incarnation de l’égalité et de la fraternité nationale » en 2006, mettant en cause le libéralisme de l’Union européenne, est aussi celui qui se plaisait, quatre ans plus tôt, à déclamer : « Socialement je suis de gauche, économiquement de droite et, nationalement, je suis de France. »

Avec sa fille, les choses sont – au moins dans le discours – un peu plus cohérentes. Marine Le Pen, depuis sa conquête du FN, se fait le chantre du protectionnisme social et national, en privilégiant un État stratège, redistributif et interventionniste. Elle vilipende la mondialisation et souhaite mettre en place un patriotisme économique qui privilégierait les entreprises françaises. Mais celle qui a fait de l’Union européenne, de l’euro et de la libre circulation ses bêtes noires est encore loin d’un discours vraiment « de gauche » – contrairement à ce que certains affirment – en témoignent l’absence, dans son programme à la présidentielle de 2017, d’une augmentation du SMIC, de la mise en cause de la finance et l’accent mis sur la fraude sociale par rapport à la fraude fiscale.

Le Front national est-il vraiment aux portes du pouvoir ?

Malgré ses fluctuations, Marine Le Pen semble beaucoup plus à même, auprès de l’électorat, d’être une figure présidentiable que son père. Mais « elle est jugée sectaire et dangereuse pour la démocratie par une majorité des sondés », rappelle Nicolas Lebourg. Il précise : « Il faut faire litière des représentations médiatiques simplistes sur les tribuns charismatiques. À la présidentielle de 1995, 18 % des électeurs de Jean-Marie Le Pen l’avaient choisi pour sa personnalité et 60 % l’avaient choisi pour son programme. Or, les électeurs d’Édouard Balladur avaient opté pour lui à 46 % en fonction de sa personnalité, et à 39 % pour son programme. Que faire de ces données si on applique la grille de lecture simpliste du “vote de contestation pour le tribun” que serait le vote “populiste” tandis que les électeurs des candidats libéraux seraient des gens pondérés et raisonnables choisissant un programme ? Cette grille d’analyse a toujours été fausse. »

Malgré son caractère « sectaire », Marine Le Pen a donc des arguments de poids à faire valoir, et en premier lieu son combat contre la mondialisation, qui trouve un écho grandissant auprès des plus précaires. « Plus on est précaire, plus on est pauvre, moins on est diplômé et, dans les trois cas, plus on vote FN, explique Nicolas Lebourg. Ça ne signifie pas que ces citoyens sont moins malins, mais qu’étant moins insérés dans l’économie globalisée, ils ressentent le discours national-autoritaire comme une protection. » Et cette protection, décrite par le FN, se fait toujours davantage contre l’étranger que vis-à-vis de la financiarisation galopante de l’économie. « Le FN amalgame la globalisation et la peur suscitée par le terrorisme transnational pour affirmer qu’il existe un ensauvagement, qui serait une orientalisation démographique, industrielle, etc., de l’Europe. Face à cela, il pose la nation comme rempart protecteur », poursuit Lebourg. Et le chercheur de détailler la stratégie agonistique déployée par Marine Le Pen : « Les aspirations de régulation sociale des électeurs FN des classes populaires ne vont pas vers une demande de redistribution keynésienne mais visent les profiteurs d’en bas, avec l’idée que les immigrés seraient les premiers servis. Ils ne réclament pas un virage socialiste mais une hiérarchie sociale qu’ils considèrent comme légitime. »

Alors, le FN est-il vraiment « aux portes du pouvoir », comme le déclamait le Premier ministre Manuel Valls en septembre 2014 ? Certains, comme Eric Dupin, aimeraient n’y voir qu’une idée farfelue, agitée par les politiciens et les médias pour faire peur, et rappellent que le FN « demeure une formation fort peu implantée », que « son réseau d’élus reste des plus modestes », que le parti est aussi divisé qu’isolé… Mais alors que Marine Le Pen vient d’accéder au second tour de la présidentielle en compagnie d’Emmanuel Macron, peut-on toujours tenir un tel discours ?

Comme Jean-Marie Le Pen avait misé sur le tout sécuritaire à la présidentielle de 2002 après les attentats du 11-septembre, Marine Le Pen a sans doute fait le « bon » pari en consacrant une large partie de son programme à la lutte contre la menace islamiste. Le Front national a-t-il déjà remporté la bataille des idées ? « C’est l’inverse, répond Nicolas Lebourg. La demande autoritaire a atteint l’hégémonie culturelle, et c’est donc le parti le plus autoritaire qui en recueille les fruits. » Reste à savoir si cette demande peut lui permettre d’atteindre la plus haute marche du pouvoir.

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