Le soulèvement des machines

Toutes les photos sont extraites de la série Technological Exaptation de Maxime Guyon

Des bras articulés automatisés, un scanner médical, un rasoir Gillette Fusion, des morceaux de BMW I8. Les photos de Maxime Guyon, tout juste diplômé de l’École cantonale d’art de Lausanne, dépeignent un monde synthétique et aseptisé où les êtres humains – et même le vivant en général – n’ont pas leur place. Il n’y a pas que les sujets qui donnent ce sentiment d’univers ultra-artificiel, pendant visuel du « Blue World » de John Beltran. La palette rappelle les fausses couleurs des images produites en laboratoire, les lumières polarisantes des microscopes ou les hologrammes arc-en-ciel. Le genre d’images qu’on imagine se former dans ce qui sert de cortex visuel au T-1000. Ses photos ont la froideur des images de synthèse et sont aussi nettes et séduisantes que des publicités pour le dernier-né des capteurs CMOS ou des écran 8K UHD.

VICE : Ton travail s’inscrit à fond dans ce qu’on appelle généralement l’esthétique Post-Internet. On retrouve pas mal de tes images sur les groupes Facebook du genre Tech Aesthetics. C’est une scène dont tu te sens proche ?
Maxime Guyon :
J’ai été très influencé par toute cette scène et je connais Gergo Kovacs, qui a posté certaines de mes images sur ce groupe. C’est difficile de se situer vis-à-vis de cette mode, vu que c’est devenu une grosse tendance dans laquelle on va ranger plein de trucs différents, parfois problématiques et insipides. C’est très cool qu’il y ait plein de groupes Facebook et de comptes Instagram autour de ça aujourd’hui. Mais en conséquence, j’ai l’impression qu’on a perdu une partie de la charge critique originelle vis-à-vis des technologies et de l’esthétique corporate au profit d’un simple rapport de plaisir esthétique. Mais bon, c’est un processus inévitable.

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Ce courant vient plutôt de l’art contemporain à la base, je pense à Kari Altmann et consorts. Il s’agit généralement plus de produire des images que de prendre des clichés. Ce sont surtout des photomontages d’images du net, pas vraiment de la photographie au sens classique –contrairement à toi.
Le succès de Photoshop, l’accès à des banques d’images et la possibilité de publier sur le net sont vraiment à la base de cette scène, et c’est aussi ce qui a assuré sa diffusion. Du coup, tout le monde s’autoproclame directeur artistique avec plus ou moins de succès. Les gens se réapproprient tout, généralement sans créditer les auteurs des images – ce qui m’horripile quand ça m’arrive, mais finalement ça fait partie de mon propos de traiter et de participer à cette extrême viralité. C’est un sujet compliqué, qui touche toute la photographie pas juste cette tendance. On l’a vu avec le procès de Richard Prince.

Personnellement, je suis trop attaché à la prise de vue. J’ai commencé par photographier mes potes quand je faisais du skate. À force de m’intéresser au médium et à son histoire, je me suis vraiment pris au jeu. Et puis le travail de la lumière en studio, le travail d’équipe avec des potes, c’est assez magique. Mais dans cette scène Post-Internet, on trouve aussi des photographes et pas juste des gens de l’art contemporain – comme les mecs de DIS Magazine qui font des campagnes pour Kenzo, par exemple.

Oui, mais ça reste de la photographie de mode. C’est très différent de l’industrie et des images corporate qui les inspirent en partie et qui viennent souvent de photographes anonymes.
C’est vrai. Je reçois surtout des propositions d’agences pour faire du packaging, des parfums ou des trucs du genre. L’industrie est vraiment un milieu particulier, très différent de la mode. C’est difficile d’y entrer, il faut des intermédiaires et je viens tout juste d’être diplômé. J’ai tenté de d’aller chez Bosh pour photographier des panneaux solaires mais je n’ai pas réussi à avoir l’autorisation.

Les enjeux commerciaux sont probablement différents.
Il y a beaucoup de contraintes dès qu’on touche à des technologies de pointe qui impliquent des prototypes, des brevets. Par exemple chez Renault F1, je n’ai pas pu photographier tout ce que j’aurais souhaité. Il y avait des morceaux de bloc moteur ou d’échappement incroyables mais qui devaient rester secrets. Du coup, ils préfèrent miser leur communication sur l’aspect compétition sportive à défaut de pouvoir montrer la technologie à l’œuvre.

C’est dommage, parce que l’aspect le plus intéressant de la F1 aujourd’hui, c’est la technologie déployée.
Je ne suis vraiment pas un grand spécialiste de F1, ni de voitures en général. Mais j’ai quand même regardé beaucoup de courses et suivi les dernières saisons, et j’étais particulièrement fasciné par les qualifications où on pouvait voir les ingénieurs ajuster l’aérodynamique de la voiture avec des moyens en apparence assez rudimentaires. Ils scotchent de nouveaux éléments ou bien en enlèvent d’autres. Le contraste entre ce côté bricolage d’appoint et la technologie de pointe est assez fou.

C’est parce que c’est difficile d’accéder à ces milieux que tu t’es rabattu sur des brosses à dent et des rasoirs ?
Non, ce n’est pas un choix par défaut. Je ne tiens pas à montrer simplement des machines hors du commun. Les questions soulevées par ces condensés de technologie, on les rencontre aussi dans des objets du quotidien. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la fonctionnalité de ces objets et la façon dont elle se présente à nous. Je suis fasciné par ces designs ultra élaborés et ces publicités en image de synthèse pleines de diagrammes destinées à nous convaincre qu’ils ont tout donné pour mettre au point un gratte-langue sur une brosse à dents ou ajouter une quatrième lame sur un rasoir. En réalité, l’esthétique et la fonctionnalité de ces objets changent tout le temps car c’est le marché et les départements marketing qui les font évoluer – bien plus que des innovations industrielles ou des découvertes scientifiques.

C’est moins le cas pour les robots destinés à un usage professionnel, non ?
Oui, mais il ne sont pas pour autant dénués de considérations « extra-techniques ». Par exemple, j’ai photographié un modèle de robot médical dont la coque en plastique et les lignes courbes avaient été conçues pour rassurer le patient. En-dessous, il y avait un robot KUKA industriel ultra brut. Ce n’était pas le dernier modèle en plus, mais Siemens l’avait re-brandé en adaptant son esthétique aux besoins des hôpitaux. C’est tout l’enjeu de la cobotique, cette nouvelle discipline qui cherche à améliorer la symbiose homme-machine. On est dans une phase d’évolution ultra rapide et on tente tant bien que mal de réduire le fossé qui se creuse entre nous et les robots. On essaie aussi de rendre plus acceptable l’automatisation progressive de nos sociétés. Mais au final, un robot dans une cage en plexiglas ira 10 fois plus vite qu’un robot travaillant aux côtés d’un homme.

Les robots d’usine demeurent quand même bien plus bruts que les robots destinés à travailler avec des hommes.
Il y a tout de même une concurrence entre constructeurs, ne serait-ce qu’au niveau des codes couleurs. Ensuite, il y a une communication complètement extravagante et assez ridicule autour de ces robots. Par exemple, KUKA qui présente un bras articulé destiné à l’industrie en train de jouer au ping-pong.

Oui, j’ai vu celui de Yaskawa avec le sabre.
En fait, le terme robot n’implique pas de fonctionnalité précise, c’est assez abstrait. Et en même temps, ils n’ont souvent qu’une seule fonction à remplir. Les robots permettent de bien voir l’évolution des fonctionnalités qu’on leur prête où qu’on y trouve. En technologie comme en biologie, des usages détournés apparaissent et deviennent parfois primordiaux. Comme les plumes qui permirent aux dinosaures de voler, alors qu’au départ elles devaient probablement servir à réguler leur température. On peut parler d’ exaptation technologique.

À force de faire des photos d’objets t’as pas envie de t’essayer à du design ou de la sculpture ?
Quand j’étudiais à l’ECAL, je voulais faire des enseignes, des trucs avec des néons, du plexi, du métal, mais c’est difficile de ne pas partir dans tous les sens. Pour l’instant je préfère me concentrer sur des choses simples et maîtrisées. Ce que je fais demeure de la photo, pas de l’art visuel, même si ce domaine m’influence beaucoup. Par exemple, j’ai été impressionné par l’exposition Atomiums de Bertrand Lavier. Pour mon diplôme, j’ai réalisé mes premiers « objets photographiques » avec Daniel Wehrli un designer zurichois. On a conçu des supports en métal sur lesquels on a fait imprimer mes images que j’avais manipulé. On a employé une technique d’impression industrielle en passant par une boîte qui fait de l’affichage sur des transports en commun. J’aimerais bien employer ces imprimés alvéolés qui recouvrent les vitres des bus et qui permettent de voir depuis l’intérieur, et l’utiliser sur du plexi, du verre, changer les motifs. Aller un peu plus vers l’abstraction, peut-être. Comme j’ai grandi avec le numérique, j’ai été vite habitué à travailler sur et pour des écrans, j’y passe beaucoup de temps. Mais aujourd’hui, je m’intéresse aussi de plus en plus à l’objet et je commence à penser à des façons de montrer mon travail autrement que sur le net.

Exaptation composition n°1 et n°5 , compositions numériques imprimées sur revêtement vinylique brillant contrecollé sur des tôles d’acier découpées au laser et pliées, 48 x 60 cm, 2015

T’as essayé les rendus 3D ?
Oui mais c’est pas vraiment mon domaine, je reste un photographe. Mais il y a un lien évident entre mes photos et cette esthétique. Je suis super content quand des gens me disent que mes clichés ont l’air factices, qu’ils ressemblent à des rendus 3D.

Comme Takeshi Murata qui fait ces visuels dont on ne sait jamais trop si ce sont des rendus 3D ou bien des objets réels ?
Oui. J’adore ces difficultés à différencier les mondes virtuels du monde réel.

C’est relativement simple de montrer les technologies matérielles, il y a déjà un vocabulaire visuel assez développé sur le sujet. Mais aujourd’hui, une bonne part des progrès technologiques viennent du code, de la programmation. Quelle est la meilleure façon de montrer ça par l’image ?
C’est extrêmement difficile. Mais certains y arrivent très bien, comme Harm van den Dorpel qui a l’avantage d’être aussi web designer. Il réalise des compositions avec des calques CSS et des algorithmes. Mais ce n’est pas vraiment de la photographie, c’est plus de l’art visuel. De mon côté, je préfère représenter ces technologies de façon indirecte. Je pense qu’elles apparaissent également à travers la manipulation logicielle des clichés qui est aussi importante que les objets photographiés. Il y a aussi la façon de présenter ses photos. Par exemple, je ne voulais pas imprimer un book papier pour mon diplôme, alors avec Olivier Raimbaud membre du collectif Carré Blanc, on a conçu un site. Pour ce projet – Technological exaptation – c’est vraiment le code qui permet de montrer les images d’une façon particulière.

Il reste beaucoup à faire sur ces sujets. L’évolution technologique ne risque pas de ralentir, et confrontés à ces changements, nous devons revoir nos façons de vivre et de travailler. Les banques d’images, l’accès aux logiciels de retouche, les rendus 3D photo-réalistes ont bouleversé le rôle auparavant dévolu aux photographes. J’ai eu l’occasion d’en parler avec Constant Dullaart pour qui la photographie est morte de nos jours. Je crois plutôt que la crise qu’elle subit est comparable à ce qu’a enduré la peinture au XIXème siècle quand la photo est arrivée. Elle a été obligée de revoir sa fonction car elle s’est trouvée concurrencée par de nouvelles technologies. Ça peut être une bonne chose. La photo va nécessairement s’émanciper un peu plus encore de la représentation littérale et devenir plus expressive.

Retrouvez Maxime Guyon sur son site.