Magnum est de loin l’agence de photo la plus connue au monde. Et même si vous n’en avez jamais entendu parler, vous connaissez forcément leur travail, qu’il s’agisse des reportages de Robert Capa sur la guerre civile espagnole ou des escapades excessivement britanniques de Martin Parr. Dans le cadre d’un partenariat en cours, nous vous présenterons tous les mois un photographe rattaché à l’agence parisienne de Magnum Photos.
Quand la mère de Patrick Zachmann a appris que son fils voulait devenir photographe, l’un de ses premiers réflexes a été d’ouvrir l’annuaire afin de trouver le numéro de téléphone d’un professionnel pour lui demander conseil. Avec toute la tendresse embarrassante qui caractérise les mères soucieuses de l’avenir de leur progéniture, elle s’est finalement retrouvée à passer un coup de fil au domicile d’Henri Cartier-Bresson. Elle tombera sur son ex-femme, qui, faute de conseil, lui parlera longuement des difficultés de vivre avec un mari photographe. Plus de quarante ans après cette histoire, il suffit de jeter un œil à la carrière de Patrick Zachmann pour réaliser que sa mère n’avait finalement pas trop de souci à se faire pour lui.
Depuis ses débuts vers la fin des années 1970, Zachmann a notamment écumé les rues de Naples avec des brigades anti-mafia, documenté la diaspora chinoise et travaillé sur l’insertion des immigrés des quartiers nord de Marseille – alternant souvent entre noir et blanc et couleur, selon ce que lui dictait son sujet. En outre de son activité de photographe, Zachmann est aussi connu pour ses documentaires, qui viennent parfois compléter ses autres travaux. Presque toutes ses œuvres portent sur des questions d’identité – qu’il s’agisse de celle des sujets photographiés ou de celle du photographe lui-même. J’ai parlé avec lui de ses projets et de sa manière de construire sa propre identité en étudiant celle des autres.
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Naples, Italie, juin 1982. Un « mafioso » est arrêté à l’aube par une brigade anti-mafia. Toutes les photos sont de Patrick Zachmann/Magnum Photos
VICE : Quand vous avez commencé la photo, vous aviez des envies militantes très ancrées à gauche ainsi qu’un désir de changer le monde – quels étaient vos tous premiers projets ?
Patrick Zachmann : Mon premier « vrai » reportage s’est fait au Portugal en 1975, suite à la Révolution des Œillets. Je souhaitais vraiment partir à la découverte de ce pays et de sa situation sociale, politique et économique. J’ai parcouru ce pays avec un sac sur le dos et un bagage d’autodidacte. Finalement, c’est lors de ce séjour que ma carrière a vraiment démarré.
Sur place, j’ai rencontré le directeur de la toute jeune agence Rush où je suis resté sept ans. Avec eux, j’ai couvert quelques sujets d’actualité, aussi bien en France qu’à l’étranger, mais je privilégiais toujours les sujets sociétaux. En 1979, j’ai commencé à travailler sur ce qu’allait devenir mon livre Enquête d’identité.
Qu’est-ce qui vous a poussé à délaisser les sujets d’actualité ?
Cette même année, je me suis rendu en Iran au tout début de la révolution. Je me trouvais dans l’avion qui a ramené l’ayatollah Khomeini à Téhéran. C’était ma toute première expérience dans la news, avec une garantie d’être publié. Et finalement, c’était une expérience très négative – ou plutôt positive, dans le sens où elle m’a fait comprendre que je n’étais pas taillé pour l’actualité. Ce n’était tout simplement pas mon rythme. Je devais toujours courir, sans jamais pouvoir prendre mon temps.
Un jour, je me suis trouvé dans le cimetière où l’ayatollah devait faire son premier discours. C’était un chaos monumental ; il y avait des hordes de journalistes. En fin de journée, quand la lumière est enfin devenue belle et douce, j’ai éprouvé une grande frustration parce qu’il fallait que je reparte aussitôt pour donner mes pellicules. Cette expérience m’a servi de leçon, et cette confrontation au fanatisme religieux, à la violence m’a beaucoup marqué.
Naples, Italie, juin 1982. Des femmes pleurent suite à l’arrestation de leurs fils et de leurs maris pour trafic de drogue.
Vous êtes ensuite allé dans la ville de Naples, qui était justement gangrénée par la violence.
Après ce reportage, j’avais envie de mesurer mes propres limites et celles des personnes que je photographiais. Il est important de savoir jusqu’où on peut aller, quand il est acceptable de déclencher son appareil ou non. Naples est ainsi devenu un terrain d’apprentissage pour moi. À l’époque, tout le monde allait couvrir la guerre du Liban, et je n’avais pas envie de me joindre à la meute. J’ai toujours préféré aller là où les médias n’étaient pas, dans des lieux oubliés ou inconnus, traiter des questions qui n’étaient pas ou plus d’actualité. J’ai lu un entrefilet dans Le Matin de Paris , lequel traitait de la guerre de gangs qui sévissait à Naples et faisait près de 400 morts par an. C’était un conflit qui opposait deux familles de la mafia napolitaine. Personne ne parlait de la Camorra.
Une fois sur place, j’ai été effectivement confronté à trois formes de violences – tout d’abord, celle des Camorristes. Ensuite, celle de la police et enfin celle des personnes que je photographiais, qui réagissaient parfois avec véhémence – comme des femmes qui venaient juste de voir leur mari se faire abattre ou arrêter. Leurs réactions me ramenaient directement à la violence intrinsèque de l’acte photographique en lui-même. À ce sujet, Diane Arbus avait déclaré que même si elle essayait d’être douce et tout sourire avec ses modèles, l’acte photographique n’en restait pas moins une agression. Cette question m’a beaucoup obsédé. Aujourd’hui, je ne me sentirais plus capable de faire un tel reportage, ni la plupart des images que j’ai réalisées en 1982. Peut-être parce que je suis devenu trop conscient et sensible à la douleur des gens qu’on photographie.
Hong Kong, 1987.
Qu’avez-vous appris sur vos propres limites à l’issue de votre séjour là-bas ?
J’ai appris qu’il faut savoir attendre, qu’il y a effectivement des moments frustrants où il ne vaut mieux pas prendre de photo. Je me suis construit une sorte de code déontologique empirique. Par la suite, j’ai essayé de ne pas prendre de photo lorsque quelqu’un souffrait, et que je sentais que le déclenchement de mon appareil ajouterait une douleur supplémentaire inutile alors que cette photo n’était pas indispensable ou ne serait de toute façon pas publiée.
J’ai toujours été un peu tiraillé entre l’envie de faire des photos « à la sauvette », comme dirait Henri Cartier-Bresson, afin de capter des instants magiques, et l’obsession de respecter les gens que je photographie. C’est un peu contradictoire. Quelquefois, j’aimerais saisir des moments visuellement forts de gens dans la rue, mais je sais que sans leur demander avant, dans certains pays et certaines situations, je m’expose à des réactions violentes. D’un autre côté, leur demander l’autorisation casse ce qui m’avait précisément plu dans cette situation. Je n’aime pas prendre des gens en photo sans pouvoir leur donner quoique ce soit en retour. Je me suis rendu compte qu’aller vers des personnes exclues ou qui se sentent abandonnées, les écouter puis les prendre en photo, représentent en soi un premier échange. Pour ces personnes fragilisées, cette attention est un cadeau. Il m’a fallu du temps pour comprendre cela. Mais je donne aussi beaucoup de petits tirages que je retrouve souvent des années plus tard, accrochées à un mur ou dans un album photo. Je reste passionné et souvent ému par cette relation forte entre le photographe et ses modèles.
En outre, j’ai pris conscience de la force de la photographie dans son aspect documentaire et immédiat, mais aussi de sa grande valeur sentimentale. Quand une personne disparaît ou qu’un lieu est détruit, les photos peuvent s’avérer très précieuses et historiques.
France. Paris. 1981. La mère de Patrick Zachmann (à gauche) et ses sœurs
Comment s’opère la distanciation entre vous et vos sujets dans des cas comme celui de Mare Mater, où vous avez travaillé sur votre propre mère ?
À chaque fois que j’ai travaillé avec l’un de mes parents, j’ai réussi à briser des silences et franchir des frontières par le biais de la photographie et du cinéma. Sans cela, je pense que je n’aurais pas pu en apprendre autant sur ma propre famille, qui gardait certains éléments de notre histoire occultés. Mais ces démarches ont toujours été difficiles et parfois douloureuses. Précisément parce qu’il faut garder une distance « professionnelle », une distance ni trop proche, ni trop lointaine. Quelquefois, j’avais envie d’arrêter de photographier ma mère, vieille et malade, et de la prendre dans mes bras.
Ce qui donne la force de réaliser ce genre de travaux, c’est la nécessité qui vous pousse à le faire. On doit comprendre, élucider, lever des tabous, des secrets, se faire soi-même une opinion. Sur les siens, sur soi-même comme sur le monde. Et ce qui me plaît dans la photographie, ce sont les allers-retours permanents entre le monde extérieur et mon monde intérieur, entre le conscient et l’inconscient.
Avant Mare Mater , entre 2009 et 2011, j’avais déjà photographié des migrants à Calais, à Paris, puis à Malte et en Grèce, mais les photos ne dépassaient pas le côté journalistique. J’ai besoin de sentir un lien entre mes sujets et ma propre histoire. Bien sûr, je suis issu de l’immigration par ma mère et par mes grands-parents paternels, mais ce lien ne me suffisait pas. J’ai été attiré par la question de la séparation des jeunes migrants et de leur mère, tous des jeunes hommes. Je les ai suivis à Marseille pendant plus d’un an et ai rendu visite là-bas, dans leur pays d’origine, à leur mère. Puis je me suis mis à enquêter sur ma propre mère en parallèle de ce projet – elle était atteinte d’Alzheimer, et je souhaitais recueillir son récit sur l’Algérie avant qu’il ne soit trop tard. J’ai finalement compris le parallèle qui se mettait inconsciemment en place entre ces migrants séparés de leur mère, et moi qui allait être définitivement séparé de la mienne. J’ai fait croiser ces différents récits dans le livre, l’exposition et dans le film « Mare Mater ». Peut-être que parfois, on parle mieux des sujets que l’on connaît vraiment ou qui font écho à notre histoire.
Il vous arrive fréquemment de choisir de traiter des sujets en couleur, et d’autres en noir et blanc. Qu’est-ce qui dicte votre façon de procéder ?
Je trouve qu’il est important de se poser la question avant d’entamer un projet ou une série. Je n’ai pas envie de me répéter, ce qui est le cas de beaucoup de photographes au style très marqué. Je suis taraudé par cette obsession de ne pas me répéter. En réalité, on répète et on décline les mêmes obsessions durant toute sa vie – c’est le propre des artistes, je pense – mais on peut explorer de nouvelles formes pour les exprimer. En conséquence, je me demande souvent quel sera le format le plus adapté pour tel ou tel sujet. Pour ma série sur les jardins ouvriers, je me suis acheté un 6×6 – peut-être que c’était un clin d’œil à Robert Doisneau et ses photos sur la banlieue.
Pour ce qui est du noir et blanc ou de la couleur, c’est une autre problématique. Par exemple, pour mon livre sur les Maliens, j’ai voulu rendre compte du choc culturel et géographique lors de leur intégration en France. Aussi, j’étais lassé des images misérabilistes qu’on avait l’habitude de voir quand on parlait des immigrés. Je trouvais que cette représentation ne correspondait plus à la réalité de l’immigration aujourd’hui. Je fais des livres où se mêlent photos et texte, réalise des films qui intègrent mes photos et qui, ainsi, interrogent sur le rapport entre l’image fixe et l’image animée. Tant que je ne me répèterais pas trop dans la forme, j’aurais la certitude d’être toujours excité par ce que je fais.
Retrouvez Patrick Zachmann sur le site de Magnum. Julie est sur Twitter.
Plus de photos ci-dessous
Naples, Italie, mars 1982. Des prostituées et des travestis se réchauffent autour d’un feu de camp.
Milwaukee, Wisconsin, États-Unis, 1989. L’actrice française Béatrice Dalle.
Naples, Italie, 8 juin 1982. Ciro Astuto, connu sous le surnom « Le Rebelle », l’un des leaders du clan « Nuova Famiglia », s’est fait tuer par l’un des siens.
Hong Kong, 1988. Une jeune prostituée et son petit ami, membre d’une triade.
Marseille, France, septembre 1984. Malika, jeune femme issue de la deuxième génération de Nord-Africains qui ont immigré en France.
Marseille, France, septembre 1984. Mariage algérien dans la cité Bassens.
Villiers-le-bel, France, 1989. Cette famille vit dans la zone d’aménagement concerté (ZAC) de « Derrière-les-Murs-de-Monseigneur », composée de 1 000 appartements.
Marseille, France. 1984
Naples, Italie, juin 1982. À la station de police, un groupe de mineurs (le plus jeune est âgé de 8 ans) vient de se faire arrêter en plein cambriolage.
New York, 1987. Les Wu et leurs trois fils, tous majors de promo à Harvard.