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Posez un genou à terre pour Jaco Pastorius

« J’étais à ce salon de la guitare, qui avait lieu dans un hôtel. Chaque chambre était occupée par un fabriquant différent », nous explique Robert Trujillo, l’ex-bassiste de Suicidal Tendencies et Infectious Grooves, aujourd’hui plus connu comme le quatrième membre de Metallica. « Tout à coup, on entend un bruit énorme et sourd dans le hall d’entrée, tellement énorme que les vitres de tout l’hôtel se sont mises à trembler. Je commence à chercher d’où ça provient et là, je tombe sur Jaco Pastorius, tout seul dans une chambre, en train de jouer de la basse. J’étais pétrifié, je ne savais pas quoi dire, alors je me suis juste assis et je l’ai écouté jouer. En quelques minutes à peine, la chambre était pleine de monde. Il regardait chaque nouvel arrivant droit dans les yeux, comme pour dire ‘Ouais, j’assure !’ Et puis au bout d’un moment, sa petite amie Teresa est arrivée et elle a dit qu’il était l’heure de partir. Il a grommelé ‘ok’, a rangé sa basse et s’est barré. »

Il y a quelques jours, le festival SXSW a présenté Jaco, un documentaire consacré à Jaco Pastorius, pionnier de la basse électrique qui a inspiré Trujillo et bien d’autres – parmi lesquels Herbie Hancock, Joni Mitchell, Flea et Bootsy Collins.

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Des Jaco Pastorius, il n’en apparaît qu’un par génération. Des musiciens qui bouleversent et transforment radicalement le milieu dans lequel ils évoluent, sans que personne ne s’en rende compte sur le moment. Le genre de profil qui plaît de plus en plus aux réalisateurs et au public, comme l’ont prouvé ces dernières années Fantastic Man, l’excellent documentaire consacré à William Onyeabor, ou le carton de Searching For Sugarman. Les gens veulent de toute évidence savoir comment tous ces types ultra-tanentueux sont tombés dans l’oubli, et surtout pourquoi.

Né en 1951, Jaco a grandi en Floride et a commencé par la batterie, avant qu’une blessure au poignet ne le contraigne à se tourner vers la basse. The rest is History, comme on dit. Pastorius est devenu est des plus grands musiciens de sa génération, composant une musique à la fois extrêmement technique et terriblement funky, laissant une part énorme à l’expérimentation. L’Histoire s’est malheureusement terminée trop tôt, un soir de 1987, et a rarement été racontée depuis.

Pour Trujillo -qui produit le documentaire- c’était un devoir de rendre hommage à celui qui l’a non seulement inspiré, mais a aussi complètement défini sa vision et son parcours. « J’étais très ami avec Johnny, le fils de Jaco Pastorius, et pendant des années je n’ai pas arrêté de lui dire qu’il devait faire ce film, qu’il devait raconter l’histoire de son père. Et puis il a fini par me dire, bon, OK, tu me donnes un coup de main ? »

« Quand j’étais jeune, je vivais avec mon père et j’allais très souvent voir des concerts vu qu’il y avait des clubs à cinq minutes de chez lui, raconte Trujillo. C’est comme ça que j’ai vu Jaco et ça m’a marqué à vie. Il jouait surtout du jazz, mais même des mecs comme Zack Wylde, qui a longtemps joué avec Ozzy Osbourne, l’ont souvent cité comme influence. Il avait une attitude incroyable sur scène. »

Des témoignages de musiciens dont la vie a été bouleversée par Jaco Pastorius, le documentaire n’en manque pas. Bootsy Collins va même jusqu’à dire qu’ « avant Jaco Pastorius, il ne savait pas ce qu’était la basse. » Et comme l’a noté Trujillo, l’amour que tous ces gens ont pour Jaco va bien au-delà de sa musique.

« Tout le monde parle de lui comme si c’était un pote. Pas juste un super musicien ou une influence, mais quelqu’un dont ils étaient proches. » Pour Pastorius, les rencontres et les collaborations avaient plus de valeur que la célébrité. « On parle quand même de quelqu’un qui a travaillé avec Joni Mitchell sans vraiment savoir qui c’était. Ils avaient un ami en commun, se sont rencontrés et ont enregistrés des morceaux géniaux. »

Contrairement à William Onyeabor et Sixto Rodriguez, Jaco Pastorius n’est malheureusement plus là pour voir à quel point il a compté pour tous les artistes présents dans le documentaire. Sobre durant la majeure partie de sa vie, il s’est mis à boire et à prendre de la cocaïne sur le tard, à la fin des années 70. Une habitude qui le conduira à sa perte, en 1987, lorsqu’après avoir été viré du Midnight Bottle Club, il tentera d’y retourner en défonçant une des portes de service. Surpris par le propriétaire du bar, il sera passé à tabac et décèdera d’une fracture du crâne.

Un évènement et une perte terriblement injustes, selon Trujillo : « Il aurait dû rester avec nous plus longtemps. » Pour lui comme pour nombres des intervenants du documentaire, il est important de reconnaître que la mort tragique de Pastorius n’est pas seulement liée à sa consommation d’alcool et de drogues mais aussi, et surtout, à de sérieux troubles mentaux. Sur le site de Jaco Pastorius, sa fille rappelait il y a peu que « quand on est maniaco-dépressif, chaque acte a des répercussions plus graves, chaque erreur a des conséquences démesurées. » Un sentiment que partage Trujillo : « quand tu souffres de problèmes aussi graves, il ne suffit pas de grand chose pour te pousser à bout. »

Son déclin et les conditions de sa mort sont une des principales raisons pour lesquelles Pastorius n’a jamais reçu les hommages qu’il méritait. Personne ne lui a remis de prix posthume, la mine grave et l’air affecté. Daft Punk ne l’ont jamais samplé. Kanye ne l’a jamais cité parmi ses inspirations. Il faut dire que Jaco Pastorius n’est pas mort comme John Lennon, Ian Curtis ou Janis Joplin, au sommet de sa gloire. Il est mort au moment où sa musique commençait à devenir aussi erratique que son comportement. Il est mort salement, après un parcours presque parfait.

Une remarque qui en dit long sur la façon dont on romance la vie des musiciens célèbres, mettant de côté toutes les parts d’ombre, toutes les nuances, pour ne retenir que la mystique et la légende. Comme le précise Trujillo, ce documentaire « parle autant d’un musicien que d’un homme aux prises avec ses problèmes mentaux. Travailler sur ce film m’a totalement bouleversé. Au point où aujourd’hui, je peux comprendre, en voyant des gens qui vivent dans la rue, comment ils ont pu en arriver là. »

Conscient du fait que peu de gens, finalement, connaissent l’oeuvre conséquente de Jaco Pastorius, j’ai demandé à Robert Trujillo par où un débutant pouvait commencer. « Perso, le premier morceau qui m’a marqué, c’est ‘Teen Town’ de Weather Report. Mais si je devais désigner un morceau, un seul, ce serait ‘Come On Come Over’. C’est un des titres les plus funky jamais enregistrés. Mais bon, c’est difficile… Je sais que des tas de gens derrière leur écran vont se mettre à gueuler : Et tu fais quoi de ‘Continuum’ ?’ »

Cette semaine, Robert Trujillo se prépare à dévoiler le documentaire à Austin, Texas, à l’occasion du festival SXSW. « On travaille dessus depuis 5 ans, nuit et jour, à faire notre possible pour que le projet se concrétise. Au départ, tout allait bien, j’avais l’argent. Mais il s’est très vite avéré que le film allait coûter bien plus cher que prévu. » Heureusement, vu l’aura et l’influence de Pastorius, Trujillo a pu compter sur de nombreux coups de main. « Les gens aiment les documentaires, mais ils ne savent pas forcément que ça coûte très cher. Sans l’aide de mon chef-op Roger De Giacomi, du fils de Jaco, Johnny Pastorius, et du bassiste Jerry Jemmott, tout ça ne serait jamais arrivé. Et bien sûr, il y a Paul Marchand, le réalisateur – il a transcendé le projet. C’est lui qui en a fait une véritable oeuvre d’art. »

La fierté avec laquelle Trujillo prononce chaque nom montre à quel point l’équipe du film s’est, avec le temps, transformée en véritable famille, unie par sa dévotion envers un des plus grands musiciens de tous les temps. Une famille que Robert Trujillo espère voir grandir une fois que le film sera sur les écrans. « Ce n’est pas parce que je suis bassiste moi-même que j’ai voulu faire ce film. C’est une histoire qui peut inspirer tous les artistes, qu’ils soient musiciens, cinéastes ou écrivains. Et si vous n’êtes pas artiste, elle vous donnera au moins envie d’écouter de nouvelles choses. Jaco aimait énormément de choses différentes : le jazz, la country, le rock, le gospel. C’est vraiment le message central du film… La musique est là, pour tout le monde. »


Plus d’infos sur Jaco: A Documentary Film ici.

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