[Notes de la rédaction, mercredi 22 juin 2022] : dans le cadre d’une réédition de Gangs Story par La Manufacture de livres, nous publions cette interview de Kizo réalisée en décembre 2012 pour la sortie du livre.
S’il fallait définir le Français en quelques mots, ce serait qu’il aime râler et se foutre sur la gueule avec d’autres Français – inconnus, voisins, collègues, famille, dirigeants –, à un moment ou un autre de son existence. Forts de cette définition, c’est toute l’histoire française qu’on peut retracer, de la Révolution française à l’invention de la savate en passant par le combat des Trente.
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L’histoire des gangs en France obéit à la même logique de mises à l’amende régulières. Le photographe Yan Morvan et Kizo ont récemment sorti à la Manufacture des Livres Gangs Story, un putain de chef-d’œuvre de la part de deux mecs qui les ont plus grosses que vous et qui traite de l’évolution des bandes des années 1970 à 2000.
On a retrouvé Kizo dans le quartier de la Grande Borne, à Grigny, dans l’Essonne, pour qu’il nous retrace l’histoire contemporaine des gangs en France, et qu’il nous parle un peu de son passé dans la Mafia Z – même s’il a tendance aujourd’hui à ne pas mettre en avant ses faits d’armes passés et à prêcher le pacifisme en posant les bonnes questions. On a donc passé une heure et demie à parler de bandes qui se bastonnent avec le plus grand historien contemporain des gangs français.
VICE : Salut Kizo. Je voulais savoir comment t’avais rencontré Yan Morvan.
Kizo : C’est une bonne histoire. Je menais mes recherches pour mon documentaire, et je suis tombé sur ses archives. Je lui ai envoyé un premier mail pour lui demander si je pouvais exploiter ses photos dans le documentaire, il a accepté. Je lui ai envoyé un deuxième mail : « Est-ce qu’on pourrait se rencontrer ? » J’ai pas lâché le morceau, je lui ai envoyé quatre mails avant d’obtenir un rendez-vous avec lui. Quand je l’ai rencontré, je lui ai avoué : « Je veux faire un livre en plus du documentaire. » Je ne connaissais rien au milieu de l’édition mais j’ai immédiatement su que je pouvais lui faire confiance.
Le premier truc qui m’a frappé dans le bouquin, c’est cette idée qu’un gang se définit d’abord et toujours par son ennemi.
Bah oui. À partir du moment où on parle d’affrontement, il faut un ennemi.
Je pense notamment à la période des années 1980 ; les skinheads étaient l’ennemi désigné.
Le mouvement chasseur de skins, vers la fin des années 1980, a pris de l’importance. Les jeunes de banlieue se sont aussi constitués en bande pour lutter contre le fascisme dans la rue. Voilà. Au début, ce combat avait lieu essentiellement dans Paris, avant des bandes réputées, les Ducky Boys, les Redskins, et après eux les Black Dragons, les Rudy Fox.
J’imagine que toutes ces bandes n’étaient pas forcément amies entre elles.
Oui, c’étaient deux bandes totalement différentes. Les Ducky Boys ont leurs racines dans le rock ‘n’ roll. Ils se sont attaqués aux skins parce que ceux-là étaient en quelque sorte les remplaçants des Rebels – des fans de rockabilly qui portaient le drapeau sudiste en référence à l’esclavage et qui se battaient contre les Black Panthers, une des premières bandes noires, qui portaient un drapeau nordiste. Ça s’est prolongé, en fait.
Le fait d’arborer des couleurs, ça s’est perdu j’ai l’impression.
Oui, complètement. C’est parce qu’aujourd’hui, l’ennemi n’est plus visible. Dans le sens où le fascisme n’a jamais quitté les rues. Ce qui a quitté les rues, c’est la tenue vestimentaire. Aujourd’hui, on trouve toujours des bandes fascistes, par exemple Nomad 88.
C’est quoi Nomad 88 ?
C’est un groupe de skinheads néonazis proche de la Droite socialiste. Ils ont aussi tiré à la mitraillette dans un quartier pas loin d’ici, à Saint-Michel dans le quartier de Bois-des-Roches, en 2008. Les flics sont intervenus – ils ont trouvé une trentaine de douilles et ont réussi à attraper trois skins d’une vingtaine d’années qui ont été mis en examen pour tentative d’assassinat.
C’est chaud.
Ouais c’est chaud. Les flics ont ensuite fait une perquise dans un entrepôt qui leur appartenait, et ils ont trouvé des armes de guerre. Ça passe jamais à la télé. Sur le Net, à la limite.
En même temps, tu parles des médias et de la médiatisation des bandes, mais les bandes sont un phénomène ancien.
Ouais, avec les Apaches au début du XXe siècle, la bande à Bonnot, tout ça.
Ouais. Tu penses que c’était pire avant ?
Eh bien, il y a toujours eu des morts. Il y a toujours eu des coups de couteau, des coups de feu. Peut-être moins aujourd’hui. Aujourd’hui, les armes, elles sont surtout utilisées dans les trafics de drogue. Dans les embrouilles entre quartiers, on peut en trouver, mais c’est rare. Moi, quand je vois des jeunes de cité qui s’affrontent, ça me rappelle ce qui se passait avec les blousons noirs : on a un style vestimentaire, une culture musicale, on aime tout ça, on aime les femmes, et parfois ça se bat et il y a un coup de couteau.
Donc ça a toujours existé.
Bah oui. Mais la vérité, c’est que c’est ancré dans l’histoire française. Ça fait plus d’un siècle qu’on parle d’insécurité. On le voyait déjà avec les Apaches au début du siècle : ils faisaient la couverture de journaux et l’on parlait de conflits sanglants, de meurtres de flics, etc. Donc si ça a changé ? Non. Seulement aujourd’hui, une autre population est concernée – les quartiers défavorisés.
Mais historiquement, c’est toujours les classes populaires qui ont été concernées par les phénomènes de bande.
Non, pas du tout.
Non ?
Non, non. Dire que les bandes c’est « les pauvres », je répondrais non. La banlieue, tu mets ça en perspective, tu te rends compte que c’est un phénomène médiatique assez récent. On dira « oui, c’est plus visible, en banlieue, ça brûle », OK, d’accord, mais quand il y a des manifs de fafs, comme celle du 28 septembre 2012 – y’a eu 57 interpellations, certains avaient des armes prohibées –, personne n’en parle. En faisant le bouquin avec Yan, je me suis rendu compte qu’il était plus facile de parler des jeunes de banlieue que du retour du mouvement skinhead. Je te l’ai dit tout à l’heure, ils ont tiré à la mitraillette juste à côté, il y a quatre ans. En 2007, ils ont agressé trois jeunes renois de 13, 14 ans dans le métro – t’as des vidéos qui circulent sur le Net.
Tu fais la différence entre une bande et un gang ?
Eh bien, un gang, c’est un rassemblement de personnes organisées dans le crime et reconnu sur trois points forts : drogues, territoires, argent. Une bande, c’est un regroupement de personnes qui partagent les mêmes valeurs, souvent des personnes issues du même quartier, et qui vont affronter une bande rivale ou un quartier voisin. Pour le livre, j’ai pris le mot « gang » parce que c’est plus stylé. Enfin je trouvais ça plus stylé.
Comment on devient un historien des bandes ? Comment t’en es arrivé à écrire cette histoire ?
Wow, non. Je ne me considère pas comme un historien des bandes.
De fait, c’est ce que t’as fait là, non ?
C’est vrai, mais je l’ai vécu comme un témoin et non comme un historien. J’ai pas un regard scientifique ni sociologique. L’idée, je l’ai eue il y a sept ans. Il y a sept ans, j’ai fait partie d’une bande qui avait des ennemis. Et pendant ces guerres de quartier, à un moment je me suis dit : il est temps de se poser les bonnes questions. Pourquoi je suis prêt à sortir une arme sur un mec qui n’est pas de mon quartier ? Pourquoi est-ce que j’affronte des personnes qui sont issues de la même classe sociale que moi ?
Ouais.
J’ai compris que quand nos parents avaient débarqué en France, certains faisaient eux-mêmes partie de bandes à l’origine, ils répondaient au racisme dont ils étaient les victimes. C’est cette haine qui s’est perpétuée. Puis j’ai lu, notamment les ouvrages de Laurent Mucchielli et les travaux du journaliste Jerôme Pierrat, qui a travaillé sur le grand banditisme – c’était nécessaire pour comprendre le phénomène des bandes.
Quelle est la différence entre le grand banditisme et le fait d’appartenir à une bande ?
Déjà, quand tu es dans une bande, tu veux qu’on te connaisse en tant que tel, en tant que membre d’une bande. Tu ne te caches pas. Alors que quand tu fraies avec le grand banditisme, moins tu es connu, mieux c’est – personne ne vient te chercher.
L’idée de notoriété est importante, alors.
C’est très important. Il faut faire parler de toi, être connu, t’identifier en tant que membre de telle bande, en tant que bonhomme. C’était déjà le cas avec les blousons noirs. Ils s’affrontaient, mais ils aimaient bien qu’on parle d’eux, parce qu’il y avait le quartier, la réputation, les histoires de filles, etc. Pour reprendre le dessus par rapport à la bande d’à côté, il faut faire parler de soi, être plus méchant, plus violent.
D’un côté, il y a un peu l’histoire officieuse des bandes, qui se transmet par la parole, les anciens qui parlent aux plus jeunes. Et à côté de ça, y’a l’image qu’en donnent les médias.
Déjà, les vraies bandes, elles passent pas à la télé. Les bandes qui passent à la télé, c’est généralement des bandes de gamins. Tu vois bien, à Grigny, personne vient filmer. Ils vont à Châtelet ou à Gare du Nord. Pour la réputation, les vraies bandes n’ont pas besoin d’être identifiées par les médias. Par leurs ennemis, c’est autre chose.
Tu peux me parler des gangs de rockeurs noirs ?
Je suis content que tu me demandes ça. Comme je te le disais, les enfants d’immigrés n’ont pas voulu subir la violence qu’avaient subie leurs parents. Donc ils se sont constitués en bandes, comme les Black Panthers. Ils ont formé cette bande pour que les gens de leur communauté puissent circuler comme ils le voulaient dans Paris, à Châtelet, au Trocadéro, parce que c’étaient des secteurs qui étaient tenus par les Rebels, la bande ennemie.
C’est dingue.
Par la suite, il y a eu les Asnays, les Bounce 45, etc. : des rockeurs noirs qui écoutaient Fats Domino ou Chuck Berry. De l’autre côté, les gangs de Blancs écoutaient du rock ‘n’ roll de Blanc, mais les pionniers aussi, ce qui est assez ambigu, enfin bon…
Les Hell’s Angels sont une autre bande importante liée au rock n’ roll.
Ouais, c’est l’une des bandes les plus dangereuses. Mais surtout, elle a un impact international, y’a des ramifications dans la criminalité organisée. C’est une mafia de bikers. De toute façon, la musique est fondamentale pour toutes les bandes. Les Apaches traînaient dans les bals musette, le rock ‘n’ roll est arrivé ensuite pour les Rockers, Black Panthers, Rebels, Vikings et les Teds. Pour les skinheads, c’est la Oi! et le ska. Le hip-hop aujourd’hui chez les jeunes de banlieue, etc.
En parlant de ça, je me demandais un truc : le mouvement skinhead français dans les années 1980 – à partir du moment où le style originel 1969 n’a eu aucun impact sur la France et qu’il est seulement devenu une réalité au début des années 1980, par l’intermédiaire du punk –, ça a toujours été étiqueté faf ?
Non, pas au début. Prends l’exemple de Farid ; ce mec a fait découvrir le mouvement skinhead en France. Bon, le Farid, il avait quand même une certaine attirance pour les uniformes, l’aspect militaire, il était fasciné. Bref, au milieu des années 1980, certains skinheads ont suivi la tendance des néonazis londoniens, le discours du Front national.
Comment t’as travaillé pour le docu que tu as réalisé en marge du livre ? T’as rencontré toutes les personnes que tu souhaitais ?
Ouais, j’avais déjà pas mal de contacts et j’ai fait des recherches par la suite. Ici à Grigny, y’avait déjà plein de mecs : des Rebels, des chasseurs de Rebels, des skinheads, des chasseurs de skins et des gangs de Noirs. J’ai grandi là, au milieu de ça. Quand j’étais petit, je voyais les choses sans comprendre. Par exemple, les chasseurs de skins à Grigny, les Félins – je comprenais pas leur style vestimentaire. Ils avaient des Paraboots et ils portaient des jeans serrés, alors que mes grands frères écoutaient du hip-hop donc portaient des fringues plus larges. Je les voyais courser des gens, mais je comprenais pas. La différence avec les chasseurs de skins parisiens, c’est que les mecs de banlieue n’étaient pas politisés, c’était juste de l’autodéfense, parce que les skins leur en voulaient directement. Enfin les skins, ils étaient super rares. Super, super rares. Par contre, les Rebels, ça rigolait pas. Il y en a encore, mais ils ne portent plus les couleurs.
Y’a toujours eu des gangs à Grigny ?
Bien sûr. Quand un mec avait des problèmes sur Paris, il venait se planquer ici. Vu que c’était le coin où il y avait le plus de gangs, il pouvait être sur que personne ne viendrait le trouver ici. Je pense que Grigny a connu tous les gangs de France.
Comment on est passé des gangs d’autodéfense, avec un code de l’honneur, aux gangs d’aujourd’hui ?
Au milieu des années 1980 y’avait déjà des conflits entre gangs mais à la fin des années 1980, quand les skins ont plus ou moins disparu, certains gangs de chasseurs de skins de banlieue se sont retrouvés sans ennemi commun. Du coup, des embrouilles ont commencé à naître entre eux à cause d’une meuf, d’un regard, de n’importe quoi. Ça a commencé par des petites bagarres, et on voit la situation aujourd’hui. Les jeunes générations ont tendance à sortir plus facilement des armes à feu parce qu’ils veulent monter plus vite dans les échelons, avoir tout, tout de suite. C’est grave.
C’est quoi ta période préférée des gangs ? Si tu devais en choisir une ?
Black Panthers. Et c’est pas un mouvement qui dit « on n’aime pas les Blancs », ça dit « on n’aime pas ceux qui nous oppressent ». Et ça, j’ai beaucoup aimé. Ce n’est pas une question de couleurs, on peut être tous ensemble, mais si tu es contre ma couleur et que tu es prêt à me tuer, je vais me défendre et défendre ma communauté. J’aurais été un Black Panther. Voilà, avec le rock ‘n’ roll, le style vestimentaire, tout ça, j’aurais été un Black Panther.
Et toi ta bande, c’était Mafia Z ?
Ouais. Bon, Mafia parce qu’on était des kids et que c’était marrant de s’appeler « Mafia », un truc de cons quoi. Et Z, c’est pour dire « zaïroise », parce qu’en majorité on était originaires du Zaïre. C’était pas un groupe communautariste ou quoi que ce soit ; il y avait des Togolais, des Ivoiriens, des Français avec nous.
Et Mafia K’1 Fry c’était pris aussi.
Voilà ! Ah, ah. Nous, c’était Mafia Z, une bande d’amis, on affrontait les bandes d’Évry, Corbeil, Vigneux, et on n’aimait pas les mecs de Gare du Nord et de Gare de Lyon. Voilà.
Comment t’es rentré dans la Mafia Z ?
Ça remonte au collège. J’étais un sportif, je faisais de la boxe, et un de mes potes était déjà dans la bande. Vu que je marchais avec lui, j’ai rencontré les autres, et au fur et à mesure, je me suis rendu compte que j’étais rentré dans le milieu sans le savoir. Je voyais pas ça comme un gang, c’était plutôt une bande d’amis. On écoutait La Primera, Préface, et la compilation Time Bomb. Après, on a eu pas mal d’embrouilles. On avait des rivalités avec les quartiers d’Évry, de Corbeilles, de Villeneuve St-Georges, et certains quartiers de la banlieue nord. Mon frère a connu les bandes, et mon premier entraineur de boxe était un ancien chasseur de skins. Dans le quartier, y’avait plein de gangs : les Black Dragons, les Fight Boys, des gangs de blacks à l’ancienne qui se lattaient contre les skins.
C’était les années 2000, ça.
Moi j’ai commencé en 1998, jusqu’en 2005. Je suis le dernier à être entré et le dernier à en être sorti.
Sinon j’ai vu sur ton blog que tu étais champion du monde de tractions. C’est quoi cette histoire ?
C’est très sérieux, mec. J’ai été couronné champion international de tractions en 2012, dans la catégorie des plus de 95 kilos. Y’a eu une compétition à Grigny, des types sont venus de toute l’Europe, et j’ai remporté le titre, à domicile.
Gangs Story, de Yann Morvan et Kizo, est sorti en novembre à la Manufacture des Livres. C’est un des meilleurs bouquins sortis cette année, et c’est bientôt Noël.
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