Crime

L’Histoire du Corse devenu mafieux colombien

Cet article est présenté par Barry Seal : American Traffic.

Cet article a été initialement publié en août 2016.

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« Si mes oncles avaient été avocats, j’aurais fait un super avocat », plaide Laurent Fiocconi. Mais ses oncles étaient voyous et, sans surprise, celui qu’on surnomme « Charlot » a fait un super voyou. Né à Perpignan en 1941 d’un père résistant mort en camp de concentration et d’une mère absente, Fiocconi a été élevé par ses oncles qui comptaient alors parmi le gotha de la truande française – et parmi eux, un certain Jean-Thomas Giudicelli qui, après avoir balancé quelques autres mafieux à la police, s’est fait assassiner. De Montmartre à Marseille en passant par la Côte d’Azur, ils détenaient bars et discothèques. Bien sûr, il y avait aussi les femmes et les jeux. De son côté, Laurent embrassa finalement une carrière dans les stups. « À l’époque, trafiquer était un délit et non un crime. On prenait cinq ans max. Un braquage, c’était au moins huit. Le calcul était vite fait. »

Charlot a confié son parcours de vie au journaliste Jérôme Pierrat, qui en a fait un livre. Aujourd’hui réédité en format poche par la Manufacture des livres, l’ouvrage témoigne d’une vie que des œuvres de fiction auraient bien du mal à imaginer. Trafics, prisons, évasions, cavales, amours et frissons : l’histoire rassemble tous les éléments des meilleurs récits de bandits-aventuriers.

J’ai pris le ferry pour rencontrer Fiocconi, chez lui, en Corse, histoire de discuter un peu de son bouquin, de sa vie et de ses récents ennuis avec la justice française. Je voulais aussi voir comment vivait désormais ce trafiquant qui témoigne d’une époque légendaire. Avant d’atteindre le petit village de Pietralba, où il vit, j’avais un peu le trac. Puis je me suis dit qu’un type à qui Escobar a fait confiance et qui a hébergé le célèbre trafiquant Howard Marks, rencontré aux détours de parties de tennis partagées dans une prison de haute sécurité de Pennsylvanie, devait avoir un certain sens de l’hospitalité. L’accueil a en effet été chaleureux.

Il est des usages qui veuillent qu’un invité ne reparte pas sans avoir mangé. C’est donc assis devant une assiette de calamars à la sauce tomate et aux olives noires que nous entamons nos discussions. Nine, sa femme, est avec nous. « Alors, il est où le magot d’El Mago ? », lui ai-je demandé, ce qui n’a pas manqué de déclencher le rire de mes hôtes. « El Mago », « le magicien », était son surnom dans la jungle colombienne, quand il fabriquait des centaines de kilos de basuco, la pâte base, pour le compte des cartels de la coke. Les Indiens du coin avaient en effet été impressionnés par son rendement kilo de feuilles/kilo de pâte.

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Nine, sa femme, lui a sauvé la mise plusieurs fois. Elle a fini par être incarcérée au Brésil dans une des rares prisons-maternité du monde. Là-bas, elle donnera naissance à Benoît, leur dernier fils. Elle y a aussi trouvé une variété de trèfles qui comptent tous quatre feuilles et en a ramené une motte, avec les racines. Depuis, elle les fait pousser devant chez elle. Photos : Alexandre Vella

Avec seize ans de cavale au compteur, Fiocconi a beaucoup voyagé – et flambé. L’opération nécessite de changer d’endroit tous les quelques mois et de louer villas et apparts à tour de bras. Cette propension à vivre fastueusement et facilement l’a séduite. Il le dit dans son livre : « Le bar de mon oncle n’était fréquenté que par les gens du milieu avec leurs gonzesses. Ils arrivaient à une heure de l’après-midi, après s’être levés à midi, pleins d’or, en costume, pochette, et leur femme en manteau de vison… Et moi, je travaillais comme un con en me disant : “Regarde les sous qu’ils ont, ces mecs.” C’était facile. Les femmes tapinaient et les mecs étaient au bar. Le soir, ils arrivaient pour dîner. »

Des premiers larcins et rapines au trafic d’héroïne au sein d’une French Connection finissante, de ses évasions des prisons d’Atlanta et de Bogota, à sa cavale de 16 ans en Amérique du Sud, Charlot a une trajectoire hors-norme. Une trajectoire qui l’a amené à prendre la nationalité colombienne. Capturé au Brésil en 1988, puis finalement extradé aux États-Unis, l’homme a depuis purgé sa peine. Libéré en 2000, il vit désormais simplement avec sa femme et certains de ses enfants dans son village d’origine, en Haute-Corse. Il occupe la maison qui fût un temps celle de sa grand-mère – la même où, gamin, il passait ses étés. Des souvenirs heureux.

« À partir de six ans, je partais en vacances en Corse, au village, avec ma grand-mère, raconte-t-il. J’adorais y aller. […] J’ai passé cinq années merveilleuses au village. On vivait en communauté. Il n’y avait pas de voitures, peu de moyens de locomotion. Nos taxis, c’étaient les bourricots. Il y en avait partout en liberté dans les paillades. Chaque famille en avait un, voire deux. Aujourd’hui, il y en a deux ou trois pour tout le village. »

Un moment, il ne pensait pas vieillir en Corse : les voyous de cette envergure qui ne meurent pas précipitamment sont rares. Il tente de l’expliquer : « J’ai eu de la chance. Je me suis quand même fait tirer dessus plusieurs fois. Et surtout, je n’ai jamais mis marron personne. » « Faire marron », à savoir mettre à l’amende ou faire des crasses. Peut-être aussi parce que sa carrière « d’aventurier », comme il dit, s’est faite à l’étranger. Sa femme, Nine, une Colombienne fille d’un chef guérillero des Farc, lui a aussi plusieurs fois sauvé la mise. Elle qui cultive une variété de trèfles à quatre feuilles est pour lui une sorte d’ange gardien. « Jusqu’à ce que je retourne en prison aux États-Unis, je ne pensais pas revenir en Corse. C’est pendant ma détention que la question s’est posée. »

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Sur l’armoire à vaisselle, son livre, ainsi qu’une collection de photos et de souvenirs. À droite, une assiette japonaise offerte par un Yakuza.

Mais, visiblement, son passé de trafiquant le poursuit. Si lui clame avoir pris sa retraite, la police française peine à le croire. Comme une sorte de rancœur de la part de la justice, une envie de lui faire connaître les prisons hexagonales, de prendre la main dans le sac ce trafiquant français qui n’a jamais été condamné en France. Certes, il a tout de même fait un tour à la maison de redressement de Belle-Île pour quelques truandes de jeunesse et un saut aux Baumettes pour s’être soustrait à son service militaire. « 36 mois, c’est chiant. Et puis, c’était la guerre d’Algérie, et je n’avais aucune envie ni raison de la faire. Je préférais rester avec ma gonzesse, tranquille. »

Depuis sa libération de sa prison américaine, il s’est retrouvé mis en cause dans plusieurs affaires. Une quarantaine d’années dans le milieu laisse des relations, et c’est souvent des connaissances à lui, qui n’ont visiblement pas raccroché, qu’on peut retrouver dans ces affaires. Ainsi, à chaque fois qu’un gars se fait choper, le nom de Fiocconi finit par apparaître suite à un café, une rencontre ou un coup de téléphone avec l’accusé.

En 2002, la découverte de plus de 300 kilos de cocaïne largués sur une plage des Sables-d’Olonne intrigue la justice. Peu après, dans l’espoir de mettre la main sur le magot – peine perdue, la marchandise avait été déplacée –, des malfrats attaquent la gendarmerie. Plus d’un an après, sur les images de vidéosurveillance, la police croit reconnaître le seul non cagoulé du commando : Fiocconi ! Erreur : la photo qui a servi de comparaison datait des années 1970. « Si j’avais eu 30 ans de moins, on me faisait payer le coup. […] Dès que ça dépasse 300 kilos c’est Fiocconi ! », s’exclame l’homme. À l’orée des années 2000, l’ombre de Fiocconi rôde sur chaque trafic de cocaïne mis au jour par la police française. Après les Sables-d’Olonne, c’est à Nice, en 2003, que sont retrouvés 300 nouveaux kilos. Ce coup-ci, Fiocconi est marron. Direction la prison de Borgo, en Corse, où il attendra pendant deux ans son procès qui l’innocentera.

C’est sur cet évènement que se termine le livre de Jérôme Pierrat, et Laurent Fiocconi parvient enfin à se faire oublier une dizaine d’années. Il profite de ses enfants et petits-enfants et soutient son dernier fils, Benoît, né dans une maternité-prison au Brésil, dans ses études de commerce. Il apprécie la vie simple, perçoit l’allocation vieillesse sans regretter le superflu. Le luxe et les fastes, il connaît. Ça ne l’intéresse plus. Il passerait presque pour un grand-père ordinaire, ce qu’il est presque.

Rebondissement en 2012, quand 25 kilos de coke transportés par une mule en provenance du Pérou sont saisis à Paris. Au même moment, Charlot et son fils reviennent de Barcelone, où sont établis un des cousins de Fiocconi et sa femme. Gérante d’une fabrique de savons, cette dernière leur en a revendu 300 kilos – Benoît venait de lancer une société de vente de savons parfumés et conditionnés en Corse. Chargés d’une telle cargaison, le père et le fils se font arrêter au Perthus, à la frontière franco-espagnole – analyses faites et refaites, ils ne transportaient pourtant bien que du savon. Problème : il se trouve que le même cousin est mouillé dans l’affaire de la mule interpellée à Paris. Aussitôt accusés d’être eux aussi impliqués, Benoît fait trois mois de prison et son père comparaît pour association de malfaiteurs dans ce que la presse a appelé la « Papy Connection ». En première instance, il écope de six ans ferme sans mandat de dépôt. Le cas a été porté en cour d’appel par le parquet et par les autres mis en cause. Laurent Fiocconi comparaîtra à nouveau à Aix en octobre prochain.

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L’atelier de conditionnement de savons de Benoît Fiocconi. Suspecté de dissimuler un trafic, Benoît a fait trois mois de prison.

Juges, policier, avocats et prisons demeurent une constante dans la vie de Charlot. Selon lui, la justice a beaucoup évolué : « Avant, c’était simple, tu fermais ta gueule, tu ramassais les coups, et vu que la police n’avait rien, tu ressortais libre. Aujourd’hui, ils te collent des associations de malfaiteurs avec un rien. » Mais, à l’époque, la police pouvait déjà employer de sales méthodes. Comme lors de son arrestation qui a précédé son extradition aux États-Unis, à la fin des années 1980.

« Ce matin-là, le concierge a sonné à six heures du matin à l’appartement de Copacabana, se souvient-il. Lorsque ma fille Patricia lui a ouvert, des policiers se sont engouffrés, l’ont jetée à terre en lui tartant la bouche et se sont dirigés vers notre chambre. Avec Nine, on s’est réveillés avec les calibres sur la tronche.

Dans la foulée, ils ont ouvert le coffre et piqué des bijoux, de l’argent, bref, tout ce qu’il y avait. C’étaient leurs faux frais. Ensuite, ils ont sorti leur kilo magique [de cocaïne] et ont fait le tour de la maison avec. Ils l’ont d’abord placé dans la chambre des petits. Pour officialiser leur découverte, ils ont appelé deux témoins, prétendument pris dans la rue. »

Charlot assume ce jeu du chat et de la souris entre policiers et trafiquants. Il fait même partie de la vie de bandit. « Leur taf, c’est de nous arrêter. Le nôtre, c’est de trouver des façons de ne pas se faire choper. Ils avaient vachement moins de moyens, à l’époque. C’était quand même plus simple. Je crois que la brigade qui s’occupait des stups à Marseille dans les années 1970 comptait seulement quatre policiers… » C’est ainsi que, dans les années 1970, Charlot et son célèbre pote Jean-Claude Kella ont pu participer au trafic d’héroïne entre Marseille et les États-Unis. D’abord avec des valises à double fond, puis à l’aide du Caprice des temps, un thonier de 20 mètres. « Notre dernier voyage nous a rapporté huit millions de dollars – bon, on était nombreux à toucher, hein. » La suite : emprisonnement à Atlanta, avant qu’il s’évade.

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Derrière leur maison, Charlot et Nine ont trois chevaux, récupérés dans un centre équestre. Du temps où ils vivaient en Colombie, ils avaient acheté un cheval qui a remporté de nombreux concours de beauté.

Discuter avec un trafiquant de cette envergure sans aborder le sujet de la drogue reviendrait à interviewer une star du porno sans lui parler de sexe. Je lui ai donc demandé ce qu’il pensait de l’héroïne qui a lancé sa carrière et qui, pour moi, est sans doute la drogue la plus dangereuse. « L’héroïne, je n’en connaissais pas les effets à l’époque où on la faisait passer en Amérique, argumente-t-il. C’est en prison que j’ai vu des détenus en manque se tordre et crier. Ça m’a choqué. » En revanche, son point de vue sur l’herbe et la cocaïne a bien évolué depuis sa jeunesse.

« Je ne fumais ni ne buvais, écrit-il. À l’époque, dans le milieu, si tu disais que tu avais fumé, c’était fini ! Bon, après, en Colombie, j’ai changé d’avis… […] [Je me suis mis] à fumer du basuco. J’étais bien accroché, j’y ai bouffé des fortunes. Tous les jours, je m’enfonçais un peu plus. […] Et un beau jour, j’ai arrêté. Grâce à mon fils Thomas. Le dimanche, c’était le jour des enfants. Pour leur faire plaisir, on les emmenait manger à la Churascaria. Ce dimanche-là, j’étais défoncé. Et sur le chemin, dans la voiture, il m’a hurlé :
– Mais quand vas-tu arrêter ça ? C’est tout le temps.
Ça m’a filé un coup… J’ai eu une honte terrible. Je me suis dit “C’est fini” et j’ai stoppé net. Pourtant, c’est difficile. »

Le soir de ma visite, nous nous sommes retrouvés à six à table entourés d’une flopée d’enfants. Les discussions allaient bon train. Alors que le soleil tardait à se coucher, Charlot, short et t-shirt, semblait apprécier la vie. Quand est venue l’heure pour les enfants de partir, ils se sont avancés un à un pour embrasser leur oncle. Un sourire, une tape dans le dos, un bon mot ; il demande au plus âgé si les autres l’écoutent, le respectent, s’il est le « chef ». Orus, son malinois, reste docilement à ses pieds. Les étoiles se lèvent. Charlot allume une cigarette qu’il éteint presque aussitôt avant de la rallumer à nouveau – c’est ainsi qu’il fume. Il reste assis là, en bout de table, contemplant sa famille et « ses » enfants du village. Je ne peux m’empêcher de le voir en « parrain corse », bien qu’il réfute la filiation. Les plus jeunes ne savent sans doute pas tout de lui, mais il est respecté et écouté. Et peu importe, Charlot est désormais chez lui. Quand il en aura fini avec son procès en appel en fin d’année – et si tout se passe bien –, lui et Nine partiront pour leur autre chez eux : la Colombie. « On aimerait bien faire six mois/six mois », dit-il, tel un paisible retraité.

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