De tous les quartiers de Jérusalem, Mea Shearim est celui où vit le plus grand nombre de juifs orthodoxes. Pour se faire une idée de ce à quoi ça ressemble, il suffit d’imaginer Varsovie au XIXème siècle. Des petits enfants qui courent dans la rue, sous le regard un peu fatigué de leur maman de 25 ans enceinte du sixième, les cheveux cachés sous un fichu ou rasés, et remplacés par une perruque. Les femmes sont sapées comme si le nylon n’avait jamais été découvert : jupes, collants foncés et manches longues. Les hommes sont en chemise blanche et en pantalon noir, la barbe longue, et n’ont pas souri depuis deux siècles.
Il existe des tas de branches ultra-orthodoxes différentes. Les Neturei Karta sont de loin les plus austères. Ils font partie d’un groupe appelé Haredim, ceux qui « craignent Dieu. » Ils ne votent pas, ils ne paient pas d’impôts, et surtout, ils se revendiquent anti-sionnistes. Ils refusent en effet l’existence de l’État d’Israël car pour eux, « seul le Messie pourrait rétablir la Terre Sainte ».
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Parmi eux se détache un sous-groupe encore plus radical. Les Sikikrim constituent un petit gang de juifs ultra-orthodoxes Haredim qui habitent Mea Shearim et qui menacent les commerçants du coin en pétant leur vitrine ou en balançant des excréments humains dans leur magasin. Dernièrement, une librairie du quartier a été victime de ces bandits, et c’est le seul magasin à avoir subi l’humiliation de devoir « éponger des selles pendant trois heures » comme m’explique Manny, l’un des gérants. Pourtant, cette librairie n’est pas vraiment exubérante ni anticonformiste, mais malheureusement, ils ont eu la mauvaise idée de mettre à disposition des livres déconneurs et écrits en anglais qui expliquent notamment l’impossibilité de jouer au basket au paradis. On a rencontré Marlene Samuels, la gérante de cette librairie, pour qu’elle nous parle de cette mystérieuse mafia sémite.
VICE : Vous pouvez me dire ce qui est arrivé à votre magasin ?
Marlene Samuels : On a commencé à gérer cette librairie en mars 2010. Deux mois après notre arrivée, on a commencé à avoir pas mal de problèmes avec un petit groupe de gens : les Sikrikim. Ils sont environ une centaine, et ne sont pas très populaires ici. C’est un groupe composé d’extrémistes agressifs qui ont tendance à vouloir détruire ce qui ne leur plait pas. Notre librairie est dans leur collimateur car ils n’aiment pas un certain nombre de livres que l’on vend ici : les livres en anglais et les livres sionistes.
Ah, seulement ça ?
Ils n’aiment pas non plus le fait que le magasin soit sympathique et chaleureux, qu’il y ait une grande enseigne dans la rue, et ils refusent que les touristes viennent dans notre magasin en ne respectant pas leurs « standards de décence ». Pourtant, on ne peut pas empêcher les touristes de venir dans notre boutique – la majorité de notre clientèle vient en effet des pays anglo-saxons et d’Europe… Et donc deux, trois mois après notre arrivée dans le magasin, ils ont commencé à jeter de la peinture et de l’huile de poisson sur nos vitres, ils ont mis de la glue dans nos serrures, et ils ont commencé à casser les vitrines, et même à « déposer » des excréments humains dans le magasin.
Vous êtes le seul magasin du coin à être la cible des Sikikrim?
Non, il y en a quelques autres : un magasin de glaces, un autre qui vend des CD et des DVD… Nous avons des caméras de surveillance qui ont pris des vidéos des malfrats. On les a amenées à la police, mais ils nous ont dit qu’il était impossible d’identifier quiconque sur la bande. Ce n’est que très récemment que la police s’est mise à arrêter des gens. Leurs agissements sont condamnés par le grand rabbin du quartier, et ils ne sont pas considérés comme des gens religieux, même s’ils en ont l’air. Quand tu es croyant, tu dois agir de façon gentille envers les autres, tu dois les respecter même s’ils sont différents. Nous sommes tous Haredim au magasin, mais nous ne vivons pas comme ça : eux sont des hooligans, des criminels.
Vous vous revendiquez Haredim ?
Je me considère juive orthodoxe, je ne sais pas comment dire autrement. Il n’y a pas toutes ces catégories dans le pays d’où je viens, l’Afrique du Sud (Manny, son époux est Américain). Il y a deux semaines, nous avons choisi d’installer un volet en métal sur nos fenêtres et sur nos vitrines, pour les protéger. C’était juste après la dernière attaque où ils ont cassé toutes les vitres. Et depuis qu’on a installé les volets, il n’y a eu qu’une seule manifestation géante devant le magasin, la nuit. Rien d’autre.
Vous dites à propos des Sikrikim que ce sont des criminels. D’après leur mode d’action, on pourrait presque les comparer à la mafia.
Je les appelle « la mafia de Mea Shearim ». Tout d’abord parce qu’ils font leur truc la nuit, en se couvrant le visage, pour ne pas qu’on puisse les reconnaitre. Et surtout parce que la seule façon de les faire arrêter, c’est de se soumettre à leurs demandes : si on capitule, il y a un homme qui vient dans le magasin régulièrement et que l’on doit payer. C’est pareil que de « payer pour sa protection », c’est du pur racket. Si tu les payes, ils font ensuite venir le Mashgiach qui vérifie les livres vendus, pour voir s’ils sont acceptables selon leur point de vue. S’ils ne le sont pas, ils peuvent enlever n’importe quel livre qui leur déplait. Enfin, ils mettent un gigantesque panneau sur la porte disant que les gens qui rentrent dans ce magasin doivent être habillés de façon décente [sur ce genre de panneaux, très fréquents à Mea Shearim, ils interdisent par exemple aux femmes de porter des pantalons, ou d’avoir des vêtements à manches courtes, NDLR]. On l’a mis ce panneau, mais ça ne les a pas empêché de continuer à nous agresser ! Du coup, on l’a enlevé… On ne veut pas se plier à leurs demandes, car elles ne s’arrêteront jamais.
J’ai vu plein de panneaux comme ça dans le coin. Vous pensez que ceux qui les ont affichés sont sous la coupe des Sikikrim ?
Oui, je pense que beaucoup de magasins ont accepté de se plier à leurs règles. Par exemple, un magasin de vêtements a accepté que quelqu’un vienne vérifier que les vêtements vendus soient bien en accord avec les normes de modestie des juifs ultra-orthodoxes, ça se comprend. Mais en revanche, le magasin de musique n’avait absolument rien à se reprocher : ce qu’ils vendent, ce sont des CD de musique religieuse ! Le problème du magasin de glaces c’est qu’il restait ouvert après 23 heures, ce qui ne plait pas non plus aux Sikrikim. Chaque magasin a un problème différent avec eux.
Au delà de ça, casser les vitrines d’un magasin juif est en plus extrêmement symbolique…
Oui, je vois ce que vous voulez dire, mais je ne pense pas qu’il faille aller aussi loin et les appeler Nazis. Ce sont des comportements agressifs : ils vont à l’encontre de la Torah et du judaïsme. Aucun rabbin ne dirait que c’est OK pour un juif de faire ce genre de choses. Détruire le business de quelqu’un est un acte criminel qui ne va pas simplement à l’encontre du judaïsme, mais à l’encontre des lois d’un pays.
Vous connaissez les gens qui maltraitent les commerçants du quartier ?
Non, je ne les connais pas personnellement. Je ne les ai jamais vus… Enfin, je les ai forcément déjà croisés dans le magasin puisqu’ils y pénètrent, mais je ne sais pas de quoi ils ont l’air. J’imagine qu’ils ressemblent à n’importe quel autre religieux.
Vous pensez abandonner ou vous allez continuer à vous battre contre ces ultra-orthodoxes ?
Bien sûr que nous allons rester ici ! La police est désormais plus réactive, elle a fait des arrestations. Nous sommes à présent protégés physiquement, notre magasin ressemble à une forteresse. Et peut-être qu’il y a des réunions entre le propriétaire du magasin et les Sikikrim ; j’espère qu’ils sont arrivés à un compromis.
Vous dites qu’il est probable que le proprio soit en train…
… de négocier avec eux en ce moment même, oui, car tu ne peux pas encaisser les coups éternellement. Les choses se sont calmées, en effet, mais seul l’avenir nous dira pour combien de temps. [Pour preuve, le site web sur lequel il était possible de commander des livres en ligne et qui était une des principales causes de l’acharnement des Sikikrim a été définitivement fermé au-lendemain de l’interview, NDLR].
Comment c’est d’habiter à Mea Shearim ?
C’est vraiment dur. Personnellement, je n’habite pas dans le quartier mais je sens que c’est très dur, on sent cette menace en permanence et en retour, les gens sont sous pression, stressés. Je pense que les gens d’ici ont peur des Sikikrim. Ils ne veulent pas de vagues, et ne disent rient car ils ont peur des répercussions. J’ai parlé avec les gens du quartier et ils sont malheureux à cause des Sikikrim.
Qu’est-ce qu’ils vous disent ?
Ils ne disent rien, c’est bien ça qui m’inquiète ! Les gens d’ici ne parlent pas de leurs problèmes, ils ne font que vivre avec.
De manière générale, Mea Shearim souffre d’une radicalisation de certains juifs extrémistes : certains Haredim qui sont contre l’Etat d’Israël et contre le sionisme ont pour habitude de caillasser des voitures, brûler des poubelles, etc. Vous pensez qu’on assiste à un phénomène global de radicalisation des ultra-orthodoxes ?
Non, je ne pense pas, je pense au contraire que c’est très contenu. Les gens d’ici ne sont pas violents. Les demandes de certains d’entre-eux sont de plus en plus radicales, mais je ne pense pas que la majorité des gens y soient favorables.
Par exemple, un mec a déclaré récemment qu’il voulait que les hommes et les femmes empruntent des trottoirs différents. [Un extrémiste a même dit que les femmes devraient « porter des masques par décence », avant de se rétracter, NDLR]
Et dans un magazine religieux, ils ont interviewé des juifs orthodoxes pour leur demander ce qu’ils pensaient de ce genre de propos. Ils ont tous répondu que c’était de la pure folie. Là encore, cette idée n’est pas acceptable car elle ne découle pas d’une quelconque loi juive. Il s’agit simplement d’un point de vue extrémiste.
Qu’est ce que vous voudriez dire à ceux qui entretiennent la terreur ?
Je leur dirais que leur comportement cause des soucis et de la haine au sein de la communauté juive. C’est une profanation du nom de Dieu et c’est contre le judaïsme. Nous avons une prière, la Amida, au terme de laquelle on fait trois pas en arrière afin de prier pour la paix. Je pense que dans notre situation, les trois pas en arrière signifient les compromis, car la paix est un compromis : tu dois laisser rentrer d’autres gens dans ton monde et tu ne peux pas juste leur fermer la porte parce qu’ils sont différents de toi. Il y a de la place pour tout le monde, voilà mon message.
INTERVIEW ET PHOTOS : ARNAUD AUBRY
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