Paris n’est pas un fromage mou

Alicia Drake et Françoise-Marie Santucci papotent autour d’une table

On a eu envie de rencontrer Alicia Drake et Françoise-Marie Santucci parce qu’on a beaucoup aimé leurs livres. Celui d’Alicia est une somme incroyablement documentée sur la façon dont Lagerfeld et Saint Laurent régnaient sur Paris dans les années 1970. Quand Paris était encore le nombril du monde. Celui de Françoise-Marie est une étude quasi sociologique de la carrière de la p’tite Kate Moss. Soit le dernier personnage du monde de la mode qui mérite qu’on lui consacre plus de cinq pages. Ces deux bouquins parlent d’inspiration, de liberté et de génie, de pouvoir et de luttes fratricides, de drogues et de cul, mais bizarrement, ils n’ont pas particulièrement plu aux personnes concernées. La cour d’appel de Paris a récemment débouté Karl Lagerfeld qui poursuivait Alicia Drake pour atteinte à la vie privée. Peu importe, les gossips, on s’en branle un peu, on avait surtout envie de célébrer l’arrivée de la fashion week (fashion week !) en passant un moment délicieux à papoter dans un salon de thé bio avec deux femmes intelligentes et ravissantes. 

Vice : À la parution de votre livre, Alicia, Lagerfeld a parlé des « éditions du Père Noël » (ndr : le livre est paru aux éditions Denoël)… 

Alicia Drake :
 Oui, et c’est sans doute la chose la plus gentille qu’il ait dite (Lagerfeld appelle Alicia Drake « Drakula »). Ce n’était pas le but de mon livre. Mon intention n’était pas de l’affronter. Je n’ai pris aucun plaisir à lire ces choses.

Françoise-Marie Santucci : J’ai rencontré Lagerfeld plusieurs fois, c’est vrai que c’est un personnage incroyable. Mais c’est quelqu’un qui veut contrôler son monde. Pour moi, c’est l’une des personnes les plus brillantes que j’aie interviewées à Libération. La première fois qu’on a déjeuné chez lui, il nous a montré ses gravures du Bauhaus et a fait preuve d’une culture assourdissante, virevoltante, magnétique. Ce qu’il y a derrière, en revanche, je n’en sais rien.

Vice : Et Kate, vous avez pu la rencontrer ?

FMS :
 Non. Dans un autre genre que Lagerfeld, elle exerce aussi un contrôle drastique sur sa vie. Je suis allée voir ses agents à Londres qui m’ont dit : elle ne collaborera pas, elle ne parle plus aux journalistes, et quand bien même vous parviendriez par vos contacts dans la mode (ce que j’ai bien sûr essayé de faire) à lui faire passer un message directement, on lui interdirait de vous parler. D’autre part, je pense que la majorité des gens qui accèdent à une notoriété mondiale sont tentés de revisiter leur passé. Dylan, quand il est arrivé à New York dans les années soixante, racontait que ses parents étaient morts. Il s’était construit ce personnage de barge, de poète un peu seul… Kate Moss, dans une moindre mesure, a fait de son enfance celle d’une petite fille pauvre alors que ses parents étaient plutôtmiddle class aisée… Je pense qu’ils souffrent tous deux d’une tentation très narcissique de contrôle. Kate Moss est une grande gueule, qui ne peut pas s’empêcher de dire ce que tout le monde sait déjà, que la mode est un milieu d’idiots qui prennent de la drogue ou du champagne. Or, une femme de 35 ans qui continue d’être un top peut-elle affirmer cela ? D’où le silence imposé. Après, moi j’ai écrit un bouquin qui était un exercice de style, un portrait en creux. Une des critiques qui m’a fait le plus plaisir a été publiée par un magasine people, ça disait : « Ce livre n’est pas assez trash… »

Vice : Il y a un passage de ton livre où tu parles du vide dans son regard, et que ce serait ça qui la rendrait si fascinante. 

FMS : 
Comme tous les gens qui se taillent une route vers le succès, elle est très caméléon. Elle possède cette capacité à se mettre dans le désir de l’autre, des photographes, créateurs, publicitaires, tout en gardant quelque chose à elle. Dans ses yeux, on sent qu’il y a toujours quelque chose d’irréductible, genre « je vous emmerde ». Et en même temps elle minaude, elle fait sa fifille, sa pute. Elle a bien compris que c’était un milieu de requins.

AD : C’est un vide sur lequel on peut projeter désirs et fantasmes… Un mannequin qui crée aujourd’hui pour une marque de high street comme Topshop. Est-ce que les femmes sont intéressées par la mode ou par la célébrité qui transforme la mode ? La robe en nylon que Kate Moss a créée pour Topshop est inspirée d’une robe rétro. C’est ça la création. C’est une copie. Elle achète à Portobello Road, elle revient au siège de Topshop, elle met la robe, elle est absolument extraordinaire dedans, et il y a un bureau de style autour d’elle.

FMS : Ça, c’est la mode qui m’ennuie. Il faut voir comment ça se passe dans les bureaux de style ! Les tendances se déclinent en différentes catégories, maison, vêtements, avec à chaque fois des photos et des mots slogan et des petits speechs du responsable de l’agence qui nous explique les tendances 2010-2011 et que ce sera comme ça ! C’est comme les gens qui vont voir des voyants ; quand on sait que ce sera comme ça, dans quelle mesure on ne fait pas en sorte que ça se réalise ? C’est absurde. Beaucoup de maisons consultent ces études et la divination est exacte. Ça m’emmerde. 

AD : Quand vous regardez les femmes dans Sex and the City, rien ne peut être plus conformiste. Cette féminité, c’est celle des années 1980.

FMS : C’est pour ça que je dis que la palette de choix est très réduite. 

Vice : Et Paris ? C’est encore la capitale de la mode ?

AD :
 Oui. En Angleterre, on ne prend pas la mode très au sérieux, ce n’est pas vraiment dans l’âme. Ici, tout le monde a un avis sur la mode.

FMS : C’est parce que les Français ont un avis sur tout. Un avis esthétique sur tout. Ça pourrait être une discussion sur les livres, le cinéma, l’amour du verbe et de la discussion, mais très esthétique. Je pense à la mort de Saint Laurent, le fait que le président de la République était présent à son enterrement… It’s so french

Vice : Vous avez visité le 55 de la rue de Babylone, où vivait Saint Laurent, racontez-nous.

FMS :
 J’ai eu l’impression de voir le cabinet de Des Esseintes dans À Rebours, ça m’a bouleversée. Saint Laurent ne sortait pas. « Yves Saint Laurent était psychotique, il ne sortait jamais de chez lui. » C’est ça qui me plaît beaucoup dans votre livre. C’est toujours étrange le génie. Est-ce qu’il préexiste ? Est-ce qu’il peut être amplifié ? C’est ça qui me fascine dans le livre. 

AD : Il n’avait besoin de personne sauf de Pierre Bergé. Il n’avait pas besoin de sortir dans la rue. Il avait ses livres, ses peintures… 

FMS : Dans ce grand salon, il y a le Léger, le Goya magnifique, sublime, le petit Cézanne, le Vuillard… C’est vrai que ça suffit. On comprend. Une fois dans cette pièce, il y a quelque chose qui vous tombe dessus. 

AD : Et il y avait quelque chose, comme vous avez dit par rapport à Huysmans, de stagnant. Ça ne bougeait pas.

FMS : Quand il était dans son salon, il devait voir son tableau et ça lui suffisait pour voyager. Et aussi par rapport à ce que vous disiez sur la mode et à l’art, la mode est forcément un art pour avoir produit des gens pareils. Il y a un degré d’implication dans la création allant jusqu’à la folie ; ils ont payé cher et ils n’avaient pas le choix. C’était leur truc. Beaucoup de gens m’ont dit qu’il n’y aurait plus jamais de Kate Moss, parce que les modes de consommation avaient changé. 

AD : Vous pensez ?

FMS : J’en suis persuadée. Mais des créateurs comme ça aujourd’hui, est-ce qu’on les laisserait s’exprimer ? Est-ce qu’ils n’auraient pas des directeurs de marketing sur le dos ? YSL avait Bergé qui faisait écran entre le monde et lui.

AD : Qui crée un style aujourd’hui ? On a beaucoup parlé de la colère de Karl mais pas de Saint Laurent. Ce serait intéressant de regarder aujourd’hui qui fait un style. Pour moi, il y a Marc Jacobs : on peut identifier la femme Marc Jacobs. On sait où elle mange, où elle vit, avec qui elle sort… C’est très tangible. Il y a aussi Nicolas Ghesquière chez Balenciaga qui a créé un style. À votre avis, est-ce qu’il y en a un autre ? Parce que c’est quand même ça le plus grand défi. 

FMS : Aujourd’hui les jeunes designers sont draftés ici et là. Il y a une pression… Alexandra Chineti qui était chez Valentino, était avant chez Gucci. Virée de chez Gucci, elle est allée chez Valentino. Une fille adorable, très fine, deux collections, dehors. Virée sans ménagement.

Vice : Oui, il faut être génial, toujours, et révolutionner la mode à chaque saison. Évidemment, on pourrait émettre comme postulat que la mode, c’est ridicule, vous travaillez actuellement sur un autre sujet ? 

AD : 
Oui, à un roman. Rien à voir avec la mode. 

FMS : Il n’y aura pas dedans de jeune Rastignac désireux de conquérir le monde ? 

AD : Non. 

FMS : Ceci dit, ce que je trouve intéressant dans ces destins-là, c’est qu’ils sont totalement romantiques. 

AD : Oui. Et la collection que Karl vient de faire pour Chanel est absolument magnifique, sublime. C’est incroyable cette capacité de continuer. C’est un personnage énorme, grandiose, avec une si grande idée de la vie. Tous les deux, ils n’ont jamais trébuché. Ils sont dans un tel désir d’arriver. On a presque l’impression qu’ils n’ont pas eu de moments de crise.

FMS : Ils ont un côté insubmersible. C’est fascinant.

AD : Aussi, ce qu’il y avait dans ce livre c’était Paris, comment fonctionne Paris. En arrivant ici, je regarde un livre écrit par un Anglais, en anglais, et l’auteur ne voyait que le côté romantique de Paris, des fromages très mous, du vin, des petits carreaux… J’ai toujours eu horreur de ça. Je ne suis pas du tout dans le fantasme de Paris. J’aime pas les restos français, les bistrots, j’en peux plus ! Paris c’est cruel, c’est super déprimant, c’est une ville de solitaires, dure, ça c’est Paris pour moi. J’aime Paris, mais c’est pas une ville de fromages mous. Paris c’est une dureté et Saint Laurent et Lagerfeld vont arriver et rien ni personne ne vont les toucher dans leur désir, leur ambition. 


Françoise-Marie Santucci, Kate Moss, Flammarion, 2008 
Alicia Drake, 
The Beautiful Fall: Fashion, Genius and Glorious Excess in 1970’s Paris, Little, Brown & Company Publisher, 2006.

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