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Les gamineries de Tcho


Photo – Hugo Aymar

Dans le rap français, niveau visuels, que ce soit pour les clips ou les pochettes d’albums, on peut très vite en arriver à penser que tout le monde fait tout le temps la même chose. Sauf que Tcho (aka Antidote) est un parfait contre-exemple. Cela va faire bientôt vingt ans que le graphiste/vidéaste, et forcément ex-graffeur, originaire de l’Essonne travaille le visage du rap français au bistouri. D’abord affilié aux collectifs Anfalsh et La Rumeur, on a pu admirer ses visuels chez des artistes DGC (Grigny) et beaucoup de rappeurs préférant les films gores à Disney Channel. Comme si cela ne suffisait pas, il a sorti un livre pour les retardataires, Zone de quarantaine. On l’a rencontré pour savoir où il en était aujourd’hui.


Noisey : Tu as commencé par le graffiti à la base ?
Tcho : C’est ça. Sauf que si tu veux en vivre, tu te poses des questions : je vais faire quoi ? Des plans « mairie », de la déco ? Ça me gonflait. Je faisais du graff, je côtoyais Casey, tout ça. J’ai toujours été dans le 91. Casey avait son groupe Spécial Homicide, dont un des gars traînait avec un groupe, P19, qui faisait du graff. La connexion s’est faite. J’ai accroché assez vite avec Casey, elle m’avait d’ailleurs scotchée à un concert. Je commençais à proposer mes services, à penser à des logos, à l’époque des logos comme celui d’Assassin par exemple, ça se voyait que c’était fait sur Mac. Sauf qu’à cette période, les gens qui avaient des Mac, tu squattais pas facilement chez eux [Rires]. Un pote me ramenait des The Source, avec des pleines pages de pub, des visuels de dingue… Après mon Bac, je me suis mis à fond là-dedans. J’ai postulé, je suis devenu larbin dans une boîte de com, et là j’apprends tout sur le tas.

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C’est plutôt l’imagerie classique qui te séduit ?
L’imagerie New York, Onyx, le logo Def Squad… ça m’a donné envie. Ma première c’était une pochette pour Ator, un pote de Casey qui était plus ragga, dancehall. Mes débuts quoi. Filtré sur photoshop, dégueu, je passais par un gars qui scannait ça puis le foutait sur des disquettes 3 pouces mais la photo tenait pas en entier, donc c’était coupé en 2, et du coup « compliqué ». Mais tu fais une pochette de disque, t’es super content. J’ai enchaîné avec des gars de chez moi, du quartier de la Grande Borne, pour une compile, 350 sortis de l’ombre. C’était l’époque où sur un malentendu tu pouvais vendre 2000 CDs. Par la suite, je me suis mis pas mal à bosser avec Texaco et sa boîte, Wicked. Il avait toutes les campagnes ricaines, t’avais des lots de stickers, tu te retrouvais à coller des trucs pour Cappadonna et Loud Records en général, et ils finissaient par te demander des visuels pour des cainris.

Ensuite tu enchaînes avec Ghetto Trip pour Sheryo c’est ça ?
Voilà, il voulait sortir de l’égout en dessin. Après y’a tous les défauts d’un dessin de « graffiti ». À cette époque je faisais plus de graff d’ailleurs. Sur Ghetto Trip tu vois bien que tout est fait à la main, même les typos, tout. J’ai continué avec des mixtapes. Il y a eu aussi les mecs de chez moi, Code 147.

Ce style ultra sombre, c’était dicté par les rappeurs ou ça venait de toi ?
Je proposais une base et ça leur parlait. C’est l’âge, « je veux que ce soit comme ça, pas autrement », une imagerie hostile, t’as pas le recul pour te dire qu’au final ça reste de la musique. Grigny, t’avais le côté Menace II Society, etc. Code 147, ils avaient leur identité. Un truc west coast mais pas festif. Comme avec Casey, je l’ai senti direct. Même Sheryo, malgré sa voix un peu monocorde, des fois tu tombes sur des rimes, tu te dis c’est pas possible [Rires]. Le clash avec Sadik Asken, je me rappelle encore qu’avec le manager de La Rumeur, Rissno, on se répétait les passages « tu articules ou bien je t’encule », on en pouvait plus. Du coup, j’avais déjà rencontré Ekoué quand il enregistrait La Bande Originale, et j’ai prolongé sur des projets de La Rumeur, leur album, leur mag etc. C’était l’époque des tapes dans tous les sens, je prenais 500 francs par pochette… J’ai pas pu tout mettre dans le bouquin, ça aurait fait beaucoup trop, puis y’avait à boire et à manger. Via Yoka de Yusiness, je rencontre Geraldo (45 Scientific) qui me fait bosser sur le Black Album de Lunatic. Tout le monde me dit « c’est un voleur » mais ça s’est toujours bien passé et depuis c’est un pote. Il m’emmène à New York, on devait filmer Kool G Rap pour un truc… ça ne se fait pas mais pendant le séjour il me présente à DJ Premier et son staff, qui par la suite me demande de bosser pour eux.

C’est à ce moment-là que tu t’orientes vers la vidéo.
Un peu avant, vers 2005, avec « Dans nos histoires » de Casey. Ambiance Cypress Hill, Seven… Je me suis inspiré de « Who We Be » de DMX. Maurice qui produisait Casey à l’époque était content, donc on a enchaîné avec « Ma Haine ». Je leur explique que je veux un délire à la JFK, plusieurs angles de tirs… C’était très gamin finalement. On se prenait la tête. Après « Dans nos histoires », les gens s’imaginaient qu’on allait partir dans un délire alter-mondialiste ou je sais pas quoi, fallait éviter ça. Du coup « Ma Haine » débarque, ultra glauque. Des gens venaient voir Maurice en lui disant « mais c’est un clip raciste, des Noirs qui tuent des Blancs, gnagnagna » [Rires]. Lui prenait plaisir à se foutre de leur gueule en disant : « et des Noirs qui se tuent entre eux, t’aurais été content ? ». Le clip, c’était de la gaminerie. La meuf que tu vois c’est une pote de la boîte où je bossais

Elle a dû être surprise quand tu lui as raconté l’histoire du clip !
« On va d’abord tuer ton mec, puis tu te fais trancher la gorge à la machette »… Là forcément elle dit « mais c’est ignoble ! » [Rires] Au final elle s’est éclatée. Même le van que tu vois c’est aussi un pote qui faisait du transport de personnes qui m’a dépanné. La séquence de fin quand B. James saute de la moto au ralenti avec la machette, on n’en pouvait plus. Et B.James qui se présente à elle en lui disant en gros : « salut, c’est moi qui vais te trancher ». Pareil, quand la meuf étend ses jambes dans la voiture et qu’on la filme depuis une autre caisse, au moment de regarder les rushes, je découvre la voix du cadreur qui lâche « putain elle est bonne quand même ». C’est pour te dire l’ambiance non-professionnelle jusqu’au bout. Des bons souvenirs…

Le public t’identifait vraiment « sombre et violent » à l’époque.
Avec Anfalsh, c’est le côté gamin et cruel, un peu sale, toujours. Alors qu’à l’époque c’était pas super tendance. Au quartier, mes potes me disaient « bon, tes délires de gothique, va falloir que tu nous expliques à un moment ». Mais c’était voulu. Pour la cover de Tragédie d’une trajectoire, au même moment, la tendance c’étaient les trucs super léchés, je crois que Kery James avait fait un truc comme ça, y’avait beaucoup de photos noir & blanc, limite pub pour Calvin Klein dans l’esthétique. 360 Communication faisait pas mal de visuels propres, sobres à l’époque… je voulais aller à l’opposé de ça. On fait le shooting de Casey avec un gars, Myqua, et j’emmène toutes les photos avec moi chez 45 Scientific, je squattais beaucoup là-bas après le taf parce qu’il y avait un ordi qui m’arrangeait. Je télécharge toutes les balafres, je fais de mon mieux. On ramène ça à Maurice, qui nous dit « putain c’est dégueulasse les cicatrices… Y’a même du pus, là ! C’est du pus les gars ?! » [Rires] Mais il se prend au jeu et aime nos gamineries, même si ça reste un patron de label qui veut s’en sortir comme les autres… et que nos conneries ne sont pas « marketables ». C’était ça notre ambiance avec Casey.

En parlant de gamineries, dans l’album suivant, le clip « Apprends à te taire » se pose là.
C’est n’importe quoi ! Le poète qui gratte des vers se prend une merde de pigeon sur les cheveux puis on écrase sa mère avec un Iveco par accident. On a pris tout ce qu’on n’aimait pas : les meufs qui parlent fort dans le métro finissent bouffées par un chien… Les discussions c’était « faudrait qu’un Terminator bute des meufs dans des cabines d’essayage -ah ouais super ! ». On greffait des trucs au fil du tournage. Le mec qui écrase la vieille, c’est un vrai chauffeur-livreur, un pote à moi. Un acteur n’est pas venu, du coup j’ai pris le gars qui nous prête le chien, c’est lui qui doit se faire taper par le pizzaiolo. Le pizzaiolo qui n’est pas un acteur, vient d’une pizzeria tenue par des amis d’enfance, des Tunisiens dans le 94. Ces cons m’envoient le plus blédard et lui disent, sans que je sois au courant « tu vas devoir défoncer un mec, tu le défonces vraiment, tu le balaies et tu lui fous des coups » [Rires]. Le mec arrive, balayette, il enchaîne, il l’insulte avec son accent « fils dé put’ ! », on a gardé sa voix. Juste après ça, je me mets à bosser pas avec LMC Click, de Grigny, j’avais déjà sorti une compile et puis y’a aussi eu le clip de B.James et du Bavar.

Qui finit sur l’attaque de la cérémonie des Trophées du hip-hop c’est ça ?
Voilà, sauf qu’on est juste passés devant l’Olympia mais c’était pas la cérémonie, j’ai incrusté l’image pour faire illusion.

En ce moment tu tournes moins, c’est voulu ?
C’est un choix. Plus ça va plus tout le monde en fait et c’est comme tout, je veux pas que ça devienne un taf où en réalité tu n’as plus envie. Quand j’ai un coup de cœur, j’y vais, peu importe les moyens, on se démerde. « Click Click Paw » et le remix, c’était ça. C’était le bordel niveau planning, on a commencé à minuit au lieu de 20h, le mec qui devait ramener une grue a oublié un truc mais le résultat est sympa. Niveau image, tous les clips ont une image super belle, tu peux plus arriver avec n’importe quoi. Et je ne suis pas là pour faire la « course » au plus grand nombre de clips. Je veux faire ce que j’aime. Si c’est pas de la vidéo, du graphisme, ça sera de la peinture.

On te verra pas porter des T-shirts « Les clips c’était mieux avant » alors ?
Ne serait-ce que par rapport à tous les gens différents avec qui je bosse, je peux pas penser ça. La question c’est ce que tu ramènes, des cartes postales ou une vraie vision, comme le Rihanna « Bitch Better Have My Money », « Senorita » de Vince Staples, « Crutches, Crosses, Caskets » de Pusha-T ou celui avec Tyler The Creator. Le problème c’est les 10 000 clips qui te montrent les mêmes paysages d’Amérique latine ou de Thaïlande, mais l’image est de super qualité. Même les rappeurs ! Avant tu pouvais tomber sur des gens qui étaient… pas trop sûrs de leur corps on va dire [Rires]. Aujourd’hui, ils ont grandi avec les clips, ils savent jouer avec le truc. La génération d’avant, c’était dur. Des gars comme Gradur, Niska, Gims, ils ont une énergie de fou, ça se voit. Parce que c’est une autre génération, ils viennent avec un peu de danse, avant il n’y avait que les mouvements de main… Avec Casey c’est bien, elle a un feeling avec le rythme, sa gestuelle. La Rumeur, moins.

Aujourd’hui, c’est quoi le gros de ton activité ?
Je jongle. Sur le dernier Virus, je me suis amusé en graphisme, Karlito pareil. J’ai toujours kiffé le personnage, le mec que tu voyais pas… On s’est entendus très vite. En ce moment, je suis sur le remix de son morceau « Zoo ». Je voudrais en faire un truc limite court-métrage, en prison. Niveau acteurs, je peux ramener plein de gens, mais je voudrais pas que ça fasse faux niveau décor. Je vais demander conseil à un pote qui a purgé 10 piges, pour tous les détails. Sinon, je commence à taffer sur le prochain Casey, les visuels, les clips… comme on avait fait pour Libérez la bête. On me propose des trucs, je prends ou je refuse, mais je ne démarche toujours pas. Aujourd’hui, je fais en sorte de vivre du graphisme, de ce que j’aime et sais faire, je ne veux surtout pas dépendre que de la musique et son biz

L’idée du bouquin t’est venue comment ? C’était quelque chose que tu n’avais jamais tenté.
C’est des idées qui viennent quand « tu te parles ». Par exemple, Vîrus, c’est un gars « qui se parle », ca se sent dans ses textes, tout comme toi. On sent dans ta manière de réagir et de gratter certains papiers, tu fais partie des gens « qui se parlent », qui ont jamais l’esprit tranquille. Je voulais faire une expo, et le bouquin est venu après les T-shirts. Je me suis dit : « oublions le dérivé textile, faisons un vrai objet qui résume ton parcours », en l’occurence un bouquin.

Tu n’as jamais voulu te lancer dans autre chose pour prolonger ta passion ? Que ce soit une BD ou du cinéma ?
J’aime faire des images mais je ne suis pas assez passionné pour pousser le truc aussi loin. Des gens peuvent te parler d’un détail pour la création d’un alphabet… ça ce sont de vrais graphistes. Le fait que je fasse au final plein de petits trucs, c’est pas conscient mais je pense que ça m’évite d’avoir des gens trop regardants. Je pense que c’est ce qui explique mon parcours.

Les conneries avec Vîrus ou avec Karlito, c’est pas un délire ciné, c’est juste que leur musique renvoie à ça et pas à un simple clip. Et puis… les gens qui sont à fond dans le ciné, il faut se les taper, franchement. Des fois, les gens ont tellement une attitude de merde que même si c’est toi qui dirige t’as l’impression d’être en contrat de qualification chez eux. Pour le clip « Undercover » de Karlito, à un moment le chef OP a faim et veut s’arrêter à Pomme de pain. Tout le monde sait que ça coûte la peau du cul. Du coup, Karlito, Karim, un pote d’Evry qui nous assistait et moi, on reste dehors. Jamais de la vie on mange là-dedans [Rires]. Il a été surpris qu’on soit restés dehors à l’attendre. Le côté démerde fait que tu ne peux pas avoir de prétention au cinéma. Parfois, t’as des journalistes qui tentent une analyse de « ton univers… » mais c’est juste nos conneries, c’est pas aussi construit que ça.

Qu’est-ce qui t’a marqué dernièrement ?
Côté cinoche, j’ai bien aimé Quand vient la nuit… Les trucs pour enfants avec mes filles aussi [Rires]. Puis j’ai scotché sur The Wire, True Detective… A côté de ça, y’a les conneries de zombies, Walking Dead, j’ai lâché mais quand Michonne arrive, c’était marrant.

Tu n’as pas proposé à Casey de se prendre pour Michonne dans un clip ?
On a vieilli ! [Rires] Au bout d’un moment les gens veulent faire des trucs d’adultes. Même les délires avec Vîrus, les mecs d’Anflash en rigolent et disent « vous êtes irrécupérables vous deux ».

Tu serais capable de faire un clip éloigné de tes habitudes ?
Ça dépend. « If I Ain’t Got You » d’Alicia Keys, c’est « le beau clip » pour « la belle chanson » mais j’aime beaucoup. Si tu me parles de faire du drone à Rio, c’est sûr que non. Et qui m’appellerait pour ça ? Tous les gens qui me sollicitent sont des personnes qui vont absolument pas bien ! Si t’as du fric et que tu viens me voir c’est que t’es un peu baisé. Mais là par exemple, je travaille sur un truc qui me touche pas du tout à la base, c’est un chanteur de reggae, Blanc, du Sud de la France, mais ça m’a plu. Alors qu’à l’inverse, un mec qui arrive avec l’imagerie très sale et énervée, ça peut me sortir par les trous de nez, y’a pas de règle.


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