Traduire « Jérusalem » d’Alan Moore : le chemin de croix de Claro
Alan Moore. Photo publiée avec l'aimable autorisation des éditions inculte

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Culture

Traduire « Jérusalem » d’Alan Moore : le chemin de croix de Claro

L’auteur français, habitué aux sorties de piste de Thomas Pynchon, William T. Vollmann et même de David Duchovny, nous a parlé de son travail sur ce roman monstre de 1 300 pages.

Il aura fallu une décennie à Alan Moore pour venir à bout de son gargantuesque projet littéraire Jérusalem, hommage vibrant d'une vie sans cesse renouvelée à sa ville natale de Northampton, synecdoque illuminée de l'humanité tout entière, œuvre métaphysique et métatextuelle absolue. Par sa longueur (1 300 pages, divisées en trois livres), son caractère encyclopédique et sa propension à brusquer le lecteur, voire à se moquer de lui pour mieux le récompenser au centuple, Jérusalem évoque la démesure fictionnelle de L'Infinie Comédie de David Foster Wallace, autre créature littéraire indomptable, traduite tardivement dans notre pays deux ans plus tôt. Dans Jérusalem, les jeux de miroir – temporels, géographiques, horizontaux, verticaux, diagonaux – ne s'arrêtent jamais. Tout riche soit-il en correspondances incessantes avec les travaux de James Joyce, John Clare, William Blake ou Samuel Beckett pour ne citer que quelques protagonistes de cette fresque démente, le roman marque surtout le franchissement d'un nouveau cap majeur dans la carrière prolifique d'Alan Moore – ce qui n'est pas peu dire pour le scénariste des romans graphiques V pour Vendetta, From Hell ou Watchmen. À l'invitation des éditions inculte, qui sortiront l'ouvrage en France le 30 août, Claro aura mis un peu moins d'un an pour venir à bout de sa traduction française. L'auteur-traducteur de génie(s), habitué aux sorties de piste de Thomas Pynchon, William T. Vollmann, Dennis Cooper) et même de David Duchovny, a renoncé à sa retraite toute jeune de la traduction pour chevaucher ce canasson sauvage. Un ouvrage herculéen dont il a généreusement documenté la première partie sur un blog dédié,) et sur lequel il revient avec nous, histoire de nous refiler quelques clés d'entrée dans cet édifice intimidant.

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VICE : Quelle connaissance aviez-vous d'Alan Moore avant d'entendre parler de ce roman ?
Claro : J'avais lu pas mal de ses BDs, en particulier Lost Girls, qui met en scène la Dorothy du Magicien d'Oz, entre autres personnages. J'ai trouvé ambitieux et astucieux le fait de réunir quatre héroïnes majeures de la littérature, et d'utiliser les codes propres à chacune pour en faire une épopée dérangeante, électrique. Moore arrive à tisser des lignes inédites entre tradition et réinvention, et la plume graphique de sa femme (Melanie Gebbie) est ici époustouflante, livrée à une virtuosité bienveillante. Mais je n'avais pas lu son premier roman, Voice of fire.

Qu'est-ce qui, dans votre première lecture, vous a décidé à replonger dans la traduction alors que vous aviez juré qu'on ne vous y reprendrait plus ?
Le fait que de nombreux chapitres sont écrits dans un style différent, situés à des époques différentes, ce qui est toujours agréable dès lors qu'on a affaire à un livre de cette taille. Et puis bien sûr, il y avait le défi du chapitre 26, où Moore déstructure totalement le langage…

Avez-vous eu quelque contact que ce soit avec Alan Moore, des consignes de traduction ?
Moore n'a pas d'adresse e-mail, il ne se sert quasiment jamais d'internet. Il était donc compliqué de lui poser des questions. On s'est vu rapidement à Londres et il m'a juste dit qu'il n'aimerait pas être à ma place, j'ai trouvé ça plutôt encourageant.

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Comment s'aborde le fameux chapitre 26 ? Alan Moore dit avoir dû prendre une pause de 18 mois après l'avoir écrit, vous, vous ne pouviez pas, surtout avec le plan d'attaque très pragmatique que vous décrivez dans votre blog
C'est un chapitre qui nécessite une double approche. Il faut tout d'abord capter la bonne longueur d'onde, avoir l'oreille affûtée, entendre les différents sens enchevêtrés dans les sons. Mais la chose n'est possible qu'à condition de procéder à un décryptage intégral du texte, c'est-à-dire à le traduire d'abord… en anglais. Moore déforme, mutile, creuse, retourne les mots, mais le sens est là, et il est question de nombreux personnages réels, avec leur histoire particulière, essentiellement des histoires d'internement. Il fallait donc d'abord les identifier, ce qui n'est pas évident quand leur nom propre est déformé, puis faire des recherches, lire des biographies.

J'ai dû lire tout l'historique de l'asile de Saint-Andrews… Il fallait également bien maîtriser la biographie de Lucia Joyce, dont s'est inspiré Moore, et aussi se promener un peu dans Finnegan's Wake. Une fois le décryptage effectué, il fallait essayer de retrouver le même niveau à la fois opaque et feuilleté. Le texte doit sembler obscur à première vue, puis on ajuste l'œil, on trouve la bonne distance, et tout se déploie alors plus ou moins, les sens affleurent, se bousculent, s'enrichissent. C'est un travail passionnant – épuisant, aussi.

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La couverture française de « Jérusalem ».

Quel chapitre avez-vous préféré traduire ?
Mes chapitres préférés, hormis celui de Lucia Joyce, sont le chapitre sur l'aïeul qui restaure les fresques de la cathédrale et le chapitre sur le poète ivrogne Benedict, ainsi que ceux qui mettent en scène la veilleuse Mrs Gibbs qui s'occupe des morts et des naissances. Le talent visionnaire de Moore est sensible plus que jamais dans le chapitre sur la restauration des fresques, on y voit un ange peint s'animer, parler, Moore fait vibrer les pigments, rend sensible les distorsions d'une voix quasi en mouvement, c'est un grand moment à la fois technique et chamanique. Pour le chapitre sur Perrit, je crois que c'est le premier paragraphe, très joycien, qui m'a tout de suite mis dans le bain, aidé à saisir la tonalité soûlographique de la pensée erratique de Perrit, qui oblige le traducteur à être à la fois grisé et précis.

Est-ce que les traitements des thématiques du temps et du libre arbitre dans Jérusalem ont eu une résonance particulière avec votre travail de traduction, en une forme d'ironie passablement sadique ?
Le traducteur n'a pas le temps de s'inventer un libre arbitre, il est bien trop occupé à changer les contraintes en plaisirs. Il semblerait que j'ai une attirance particulière pour les défis a priori insurmontables. Mais il est vrai que traduire n'a de sens et d'intensité véritables que lorsqu'on est confronté à l'impossibilité. C'est là que ça devient amusant.

Dans certaines de vos traductions d'œuvres monstres, comme Le Tunnel ou Central Europe, on ressent parfois votre propre personnalité littéraire, votre style très marqué. Le livre de Moore est un champ de mines à cet égard, une série d'invitations à l'interprétation, à la réappropriation, mais vous vous en sortez avec une grande grâce, avec souvent des formulations qui n'appartiennent qu'à vous. Je ne sais pas si ça se dit à un traducteur sans le blesser, mais j'ai eu parfois l'impression d'avoir le meilleur de Moore… et de vous.
C'est difficile au bout d'un moment de faire la part entre sa propre écriture et celle d'un auteur, dans la mesure où l'alchimie fonctionne parce que, précisément, il y a des similitudes, des expériences de langage communes, les mêmes penchants métaphoriques, etc. Une traduction est l'expérience d'une écriture sous « dictée ». Il y a un côté médiumnique dans cette histoire, or qui dit médium, dit transe mais aussi entourloupe. Le traducteur est un receleur d'ectoplasmes…

Vous avez des changements de style incroyables d'un roman à l'autre ; il y a plusieurs mondes, typiquement, entre Tous les Diamants du Ciel et Crash-Test. Vous laissez-vous influencer par vos traductions ou est-ce sans lien ?
La question de l'influence est sans doute plus vaste dès lors qu'on écrit. Les lectures aussi influencent, autant que les traductions. Mes livres influencent forcément, par ailleurs, mes traductions. Le courant passe dans les deux sens. L'important est de ne pas disjoncter, ou alors de disjoncter mieux.

Quels conseils de lecture donneriez-vous avant d'attaquer Jérusalem ? Faut-il le lire d'une traite, dessiner des arbres généalogiques pour s'y retrouver, consulter Wikipédia à chaque chapitre pour en vérifier la véracité, lire tout Joyce, Clare, Bunyan, Beckett et Blake ?
Il faut se lancer dedans à tâtons, puis prendre ses aises, nager, voler, parfois se noyer. Quant aux références, c'est le problème du lecteur. Il faut bien que lui aussi s'en coltine quelques-uns.

Jérusalem d'Alan Moore, traduit par Claro, sortie le 30 août aux éditions inculte.