Si les images de l’EI ont envahi nos postes de télés, écrans de smartphones et Unes de journaux, rares ont été ceux à s’interroger sur les causes de l’apparition de l’organisation terroriste. Peter van Agtmael, photographe de l’agence Magnum animé d’un certain tropisme historique, a voulu replacer l’avènement de l’EI dans un contexte plus large par le biais de la photographie. En se plongeant dans les archives de l’agence Magnum, van Agtmael a alors mis au point un petit fascicule intitulé A Brief Visual History in the Time of ISIS, premier numéro des Magnum Chronicles. Agrémenté d’une chronologie et d’un texte de Peter Harling, spécialiste du Moyen-Orient, ce petit magazine présente les travaux de 19 photographes réalisés entre 1941 et l’année dernière. À l’occasion de sa venue à Paris pour présenter ce projet, on en a profité pour s’asseoir quelques minutes avec Peter van Agtmael pour évoquer sa carrière et la difficulté de photographier le terrorisme.
VICE : Comment êtes-vous devenu photographe ?
Peter van Agtmael : Quand j’étudiais l’histoire à Yale à la fin des années 1990, j’ai vite compris que je n’étais pas fait pour la recherche universitaire. J’avais envie de sillonner le monde, de l’appréhender par moi-même. Je me suis inscrit en fac de journalisme, et c’est en prenant un cours de photo qu’il s’est produit une chose étrange. J’ai tout de suite capté le truc et j’ai compris que j’allais consacrer ma vie à ça. D’une certaine manière, c’était mon destin.
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Quel a été votre premier sujet ?
Au début je travaillais simplement pour le journal du campus. Puis un jour, dans le cadre d’un stage, une représentante du Parlement européen m’a invité à venir prendre des photos d’orphelinats en Roumanie. Avant de partir, je pensais, comme la plupart des gens, que les orphelinats roumains étaient des lieux horribles. C’est vrai, j’ai en effet trouvé des institutions atroces, avec des enfants qui se pissaient dessus, allongés par terre, attachés à des poteaux. Mais il y avait aussi beaucoup d’établissements plutôt corrects. Cette expérience m’a fait prendre conscience du pouvoir de la photo mais aussi de ses limites. Cela a été une sorte de guide éthique, ce voyage m’a aidé à comprendre quelles étaient mes responsabilités.
Vous avez passé presque toute votre vie de photographe à traiter le terrorisme et ses conséquences. À quel moment vous êtes-vous dit qu’il fallait rassembler des travaux photographiques sur le sujet dans ce premier numéro des Magnum Chronicles ?
Pendant les attaques du 13 novembre, j’étais au resto à Paris, pas très loin du Bataclan. C’est là que je me suis dit qu’il fallait proposer une nouvelle lecture des événements. Je trouvais que le traitement médiatique de l’EI était relativement hystérique, basé sur la peur. Mais je n’avais pas envie qu’on fasse ça dans la presse : quelques photos publiées dans les médias ne racontent pas toute l’histoire, et le photographe est finalement souvent un simple illustrateur. Bien sûr, on aurait pu faire un livre, mais qui veut acheter un bouquin à 50 dollars sur le terrorisme ? Il fallait faire quelque chose de vraiment accessible. Et puis, personnellement, j’ai toujours été un grand fan des archives Magnum, qui compilent toutes sortes de sensibilités.
Dans A Brief Visual History in the Time of ISIS, on sent une volonté de replacer l’avènement de l’EI dans un cadre historique large…
Je ne voulais pas montrer uniquement la violence, la tristesse, l’horreur. Je voulais montrer que l’EI n’existe pas en vase clos. Des types habillés en noir ne sont pas sortis du désert un jour comme ça. Il y a toute une histoire derrière cela, qui remonte jusqu’à la chute de l’empire ottoman. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre une chronologie au début. Les photographes oublient parfois que ces photos, ces moments, s’inscrivent dans le temps long.
Pourquoi ne trouve-t-on pas une seule photo de militants de l’EI ?
Il y a qu’une photo – de décapitation – où l’on voit des terroristes, mais j’ai hésité à la mettre. D’un point de vue historique, elle est importante. Globalement, si on ne voit pas de militants dans ce recueil, c’est parce qu’ils maîtrisent eux-mêmes leur communication. Et quand on peut les photographier, c’est souvent selon leurs exigences. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai hésité à mettre cette photo de décapitation.
Vous êtes l’auteur de deux des photos présentées dans ce projet. L’une à Mossoul, l’autre aux États-Unis. Quelle est l’histoire de ces images ?
La première photo a été prise l’année dernière, à Erbil, quand je couvrais la bataille de Mossoul. J’étais dans l’hôpital qui accueillait les blessés, et j’ai vu cet homme grand et mince, accompagné de son fils. Je l’ai photographié alors qu’il se faisait soigner, je savais qu’il y avait une image puissante à faire. La deuxième photo raconte l’histoire d’un réfugié syrien débarqué aux États-Unis en 2015. Dans cette image, je trouve que l’on ressent bien l’isolement de cet homme perdu au milieu de l’abondance.
Quand, comme vous, on travaille sur le terrorisme, comment trouve-t-on le bon équilibre : ne pas trop en montrer, ni pas assez ?
J’essaie d’être mesuré. Cela ne sert à rien de prétendre que la violence et la brutalité n’existent pas. Mais il ne faut pas non plus accabler le public avec ce type d’images. Quand l’on couvre les conflits ou le terrorisme, il est important de montrer la complexité de ces sujets, en dévoilant les à-côtés, les causes ou les conséquences de ces actes. Ce traitement permet d’obtenir toute une variété d’images. Certaines sont belles, d’autres sont brutales ou surréalistes, ou parfois même tout cela à la fois.