Cet article a été initialement publié sur VICE Australie.
Nous sommes en train d’attendre Yeonmi Park dans une des loges de l’opéra de Sydney quand l’alerte tombe : la Corée du Nord vient de réaliser son sixième essai nucléaire. Selon les médias, le régime aurait fait détoner une bombe H sur son site de tests atomiques – une déclaration que corroborent des secousses sismiques ressenties au sud de la zone coréenne démilitarisée et en Chine.
Le photographe qui m’accompagne, Sean, hausse les sourcils. Nous sommes sur le point d’interviewer une femme devenue célèbre dans le monde entier depuis qu’elle a fui la Corée du Nord à pied, alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Le timing est un poil trop parfait.
« Je me demande si elle est au courant », me demande-t-il.
Elle n’est pas au courant.
Yeonmi Park arrive dans la pièce. Elle est remarquablement petite, bien qu’elle soit juchée sur des talons vertigineux, et arbore un sourire radieux. De présence à Sydney pour participer au festival Antidote, elle repartira à New York le lendemain pour reprendre ses cours à l’université.
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Alors que nous nous asseyons, je lui parle de l’essai nucléaire. Son visage blêmit. « Que s’est-il passé ? », demande-t-elle en se penchant sur mon téléphone portable. « Je ne suis pas vraiment surprise, soupire-t-elle. Après tout, j’ai vécu là-bas. Il était temps que le monde se rende compte à quel point la situation était grave en Corée du Nord. »
À ses yeux, cet essai constitue une menace pour la famille et les amis qu’elle a laissés derrière elle. Ceux qui sont toujours vivants, du moins – le régime a réalisé plusieurs vidéos de propagande où l’on voit certains de ses proches.
« Mes amis, ma famille, mes professeurs et mes voisins sont encore sur place. Ma maison est toujours là-bas », déclare-t-elle. « Les vidéos me permettent d’avoir des nouvelles d’eux, et j’en viens même à espérer qu’ils en sortiront d’autres. C’est le meilleur moyen pour moi de savoir s’ils sont vivants ou non. »
Je lui ai demandé si elle ne craignait pas que sa médiatisation mette sa famille en danger. Au cours de ces dernières années, Yeonmi a voyagé dans le monde entier pour parler de la brutalité de son quotidien en Corée du Nord, et des nombreux moyens qu’elle a mis en œuvre pour s’échapper. Son discours donné à la conférence One Young World en Irlande a été vu plus de 3,5 millions de fois sur YouTube.
Elle observe ses mains, qui reposent sur ses genoux, avant de hocher timidement la tête. « Si. Il suffit de voir comment [Kim Jong-un] a fait tuer son propre demi-frère », répond-elle. « Il a tué son propre demi-frère… sans réticence aucune. »
L’histoire de la fuite de Yeonmi a fait le tour du monde, et nombreux sont ceux qui ont remis en cause la véracité de ses propos, pointant quelques inexactitudes et contradictions dans ses récits. Qu’elle soit entièrement avérée ou non, l’histoire de Yeonmi montre à quel point l’homme peut redoubler de force pour survivre – même dans des conditions déshumanisantes. À l’âge de 13 ans, elle a fui sa ville natale, Hyesan, en compagnie de ses parents. Ils avaient décidé de suivre la sœur de Yeonmi, âgée de 16 ans, partie quelques jours plus tôt.
« Au départ, nous voulions partir tous ensemble, mais je suis tombée malade et j’ai dû me rendre à l’hôpital. Le médecin a vu que j’étais sous-alimentée et que javais une infection. J’ai dû me faire opérer, ce qui a retardé mon départ. Ma sœur est partie avec une amie, et nous les avons rejointes quelques jours plus tard. »
Pour éviter de se trouver nez à nez avec des douaniers armés de mitrailleuses, la famille Park est passé par les montagnes et le fleuve Yalou jusqu’à arriver en Chine. Ils ont été guidés par des gens « qui semblaient désireux de [les] aider », mais il s’est avéré qu’ils étaient tombés sur des trafiquants d’êtres humains – un destin tristement commun pour ceux qui fuient la Corée du Nord.
« Cela arrive à beaucoup de femmes, explique Yeonmi. Ma mère a été vendue à un fermier chinois pour environ 65 dollars. Pour ma part, j’ai été vendue pour plus de 200 dollars parce que j’étais jeune, et vierge. »
Selon Yeonmi, le gouvernement chinois joue un gros rôle dans ce type de situations. « Bien que les Conventions de Genève l’interdisent, ils renvoient les déserteurs en Corée du Nord », explique-t-elle. « Nous sommes très vulnérables, parce que même ceux qui essaient de nous vendre savent que nous ne pouvons pas demander de l’aide à la police chinoise. »
En Chine, Yeonmi a perdu son père, décédé des suites d’un cancer du poumon. « J’ai enterré ses cendres au beau milieu des montagnes. Sans enterrement ni rien, comme un chien. Mais il m’aurait dit que la vie est un cadeau, et que ça valait la peine de se battre. J’essaie de me rappeler à quel point j’ai de la chance d’être en vie. »
Yeonmi fait tout pour que le peuple de la Corée du Nord soit libéré. Elle pense que la destitution de Kim Jong-un enverrait un message très fort – « Nous voyons la famille Kim comme des dieux. Les gens ont subi un lavage de cerveau » –, sans constituer une solution miracle pour autant. « Nous devons redonner le pouvoir aux Nord-Coréens, quoi qu’il arrive. Il faut leur donner des outils pour comprendre le monde, et pour qu’ils retrouvent leur liberté. Actuellement, ils n’ont même pas Internet », dit-elle. « Ils doivent connaître la vérité, et comprendre que le reste du monde n’est pas l’incarnation du mal. »
Elle compare le gouvernement nord-coréen et son contrôle des médias aux tactiques décrites dans le livre 1984. « En Corée du Nord, nous n’avons pas de mot pour parler de stress ou de dépression. Comment pourrait-on être déprimé dans ce paradis ? » C’est seulement des années après sa fuite que Yeonmi a appris le mot « traumatisme ».
« Je ne me souviens pas de tout. Le jour où j’ai fui pour la Chine, j’ai vu ma mère se faire violer. Il s’avère qu’elle s’est fait violer deux fois ce jour-là, mais je ne m’en souvenais même pas. Mes souvenirs se mélangent, s’intervertissent, ou disparaissent. » Selon elle, c’est dû à son traumatisme. Comme de nombreuses personnes qui ont fui la Corée du Nord – y compris sa mère et sa sœur, qui vivent désormais en Corée du Sud –, Yeonmi se remet encore de ce qu’elle a enduré.
Mais pour le moment, son esprit est focalisé sur sa rentrée à New York. Visiblement, l’argument « Je devais donner un discours à l’opéra de Sydney » ne suffit pas pour sécher les cours de l’université de Columbia, où elle étudie les droits de l’homme. Son pays d’adoption lui est toujours curieux. « Je suis arrivée quand Donald Trump se présentait aux élections présidentielles. Quand j’ai demandé aux gens si c’était normal, ils m’ont répondu “Non, ce n’est absolument pas normal”. »
« Je me suis demandé si j’attirais les dictateurs, rit-elle. Je viens juste d’en fuir un, pourquoi est-ce que ça m’arrive de nouveau ? »
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