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« En terme de production musicale, 2021 va être flingué » 

Brice Coudert Concrete Dehors Brut

De tous les grands discours volontaires du moment sur « la culture qui change des vies », le secteur de la musique électronique ne récolte pas vraiment, pour changer, que les plus beaux lauriers. Coincé entre deux images d’Épinal de bande-son pour limonadiers et de musique fonctionnelle pour bouger son derrière et prendre de la drogue en réunion, la pauvre apparait en temps de crise sanitaire, au mieux, comme un produit de dernière nécessité.

Et si l’on peut douter de la réelle portée de déclarations opportuno-narcissiques sur les réseaux des uns et des autres (qu’on entend moins pleurer le reste de l’année sur le détricotage du régime de l’intermittence par ailleurs), certains se contentent de mener leur barque humblement, contre vents et marées, sans posture victimaire ni grand élan lacrymal de fausse solidarité.

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C’est le cas par exemple de Brice Coudert, qui avec la structure Underscope, tente de fédérer les artistes et labels électroniques mal embouchés par le bais du streaming, de l’édition et du droit d’auteur. Rangé temporairement des voitures, l’homme qui aura été le directeur artiste de feu Concrete, Dehors Brut et du Weather Festival, n’en est pas moins bien placé pour avoir un avis sur le devenir forcément incertain de la club music à Paris.

Et en attendant tranquillement que 2020 finisse par tous nous engloutir dans le pandémonium qu’est devenue notre vie sociale, vous pouvez toujours remater par ici les lives de E-Unity, Simo Cell & Abdullah Miniawy, Flore et Ouai Stéphane captés ce week-end à la Gaîté Lyrique. Sans public, fatalement, mais dont on se contentera largement, pour le moment. *

VICE : Comment tu vis la situation actuelle, professionnellement et personnellement ? Tu dors bien ou tu es plutôt en mode survie ?
Brice Coudert : Alors déjà, je dors bien parce que je suis super content. J’ai fermé Concrete il y a deux ans en faisant une closing party assez ouf, ce qui n’est pas le cas des clubs qui vont devoir fermer. Je suis super content d’avoir eu ça, puis d’avoir monté Underscope, qui parle d’édition, de streaming. C’est le seul truc qui marche aujourd’hui, donc je suis bien loti.

Après mon truc c’est vraiment les évènements, c’est ce que j’aime faire, j’adore faire des line-ups, et c’est flippant. Je regardais une interview de Macron où à un moment il explique que rien ne va bouger avant juin 2021. Ça m’a mis en PLS. Si je dois m’adapter je le ferai, mais ça fait super chier de faire des teufs avec des masques, des tests Covid à l’entrée, etc. Déjà qu’on se prenait la tête pour être dans les clous dans nos teufs, on était pas mal critiqués pour ça d’ailleurs. Mais là s’il faut qu’on soit encore plus durs que ça, ça va pas être possible. 

« Je connais des artistes qui sont en train de faire des formations de pizzaïolos »

Pas mal de gens qui n’ont plus envie de faire la teuf dans ces conditions. Ne serait-ce que le masque, en open-air, t’as pas envie de le porter. 
Moi je sais très bien que même si j’ai envie, que j’y vais avec mon masque, à 4h du matin, c’est mort : personne va me le faire garder. De ce que j’ai vu du public, notamment sur Facebook, c’était des jeunes. Les plus âgés, ils ne sortent pas. Cet été, les progs étaient plus destinées à un public jeune, pas forcément des line-ups très poussés. Les plus de 30 ans vont rester chez eux. Donc c’est chaud. Je vois aujourd’hui en discutant avec les artistes, ils sont découragés, mais vraiment. J’en connais plein qui font des formations de pizzaiolos, qui sont en train de se réorienter. En terme de production musicale, 2021 va être flingué. 

Du coup, j’en venais à la structure que tu as créée, Underscope, pour en venir en aide financièrement aux artistes électroniques, notamment sur les plateformes d’écoute. Tu disais que ça faisait deux ans que tu te penchais dessus, donc ça n’a rien à voir avec le Covid ?
C’est pas du tout une réaction à ce qu’il se passe, même si économiquement ça a du sens. Il y a des thunes dans le streaming, il y a des thunes dans l’édition, c’est pas beaucoup, mais c’est déjà ça. 

Brice Coudert

Il y en a vraiment dans le streaming ? D’autant plus pour les artistes électroniques…
Même si tu fais 2000 balles par mois, ça fait passer ton label de pas rentable à rentable. Et 2000 balles en streaming tu les fais. Nous, notre objectif, c’est qu’on investit vraiment pour donner au label la force de pas faire juste 2000 balles, mais beaucoup plus, de faire passer les morceaux dans les playlists, pouvoir faire profiter tous les labels de beaucoup plus de streams. Il n’y a pas beaucoup d’argent, ça paie mal, mais ça paie quand même. Et moi je conçois pas de ne pas aller gratter l’argent qui est disponible. C’est normal.

Avec les éditions c’est pareil, il y a de l’argent. Nous on le fait depuis plusieurs années avec Concrete, on a nos artistes, et n’empêche que ça a sauvé plusieurs artistes. Pendant le Covid, on a réussi à avoir des thunes, des droits d’auteur, des aides de la Sacem, etc… Et les artistes ont réussi à payer leur loyer avec. On se bat chaque semaine comme des oufs, juste pour aller chercher des centimes, mais ça arrange quand même pas mal de gens à la fin. 

Pour le streaming, ça passe nécessairement par les playlists ?
En fait les plateformes de streaming ont tué le label. Sur les plateformes, tu tapes le nom du label, tu trouves rien. Pour que cette entité n’existe plus ils voulaient créer des playlists sur lesquelles ils ont le contrôle. Maintenant, si tu veux faire connaitre ta musique, il faut être sur les playlists. Pou nous, l’idée c’est de les faire péter aux labels avec qui on travaille. C’est pour ça que mon positionnement est un peu bizarre. D’un côté c’est Spotify, avec la répartition des revenus qu’on connait, et en même temps c’est le seul moyen d’aller chercher de l’argent, c’est là que tu peux l’avoir. Si on veut que les artistes touchent de l’argent, il faut y aller.

Mais il y a aussi la partie visibilité. Et si t’as envie que ta musique soit écoutée par d’autres personnes que tes potes à côté de chez toi qui achètent des vinyles, mais aussi en Afrique ou en Amérique du Sud, il faut être sur Spotify. On a fait une campagne Amérique du sud, Colombie, Chili, et ça a explosé. On sait qu’on a touché un public un peu éloigné, avec une autre approche. 

Mais il n’y a pas d’alternatives, Bandcamp par exemple, qui en terme de répartition des revenus, sont connus pour être un peu plus vertueux ? 
Bandcamp, c’est le meilleur système existant en soi. Je suis le premier à m’en servir. Mais Bandcamp c’est super bien, ils gèrent de leur côté, c’est très bien, mais ça touche pas un public large. Ça reste un truc de « hipsters » disons. Des gens qui savent déjà ce qu’ils vont écouter, qui sont déjà dans ce game-là. Nous on ne se place pas là-dessus, par contre on encourage bien évidemment les labels à le faire. On partage les liens Bandcamp pour qu’ils fassent des revenus là-dessus. Mais après on va chercher là où on a un vrai poids. 

Vous avez combien de labels agrégés sur la structure jusqu’à présent ?
Une cinquantaine de labels, 35 signés-signés, 15 autres en cours de signature, avec un objectif de 100 labels d’ici la fin de l’année. On peut signer 200 labels, on essaie d’y aller progressivement, pour bien les sélectionner. On est sur plein d’esthétiques, une partie techno moderne, deux labels de trance, un label d’eurodance français qui cartonne en Europe. Après on a le label de Simo Cell, qui travaille sur BFDM aussi, on a plein de trucs un peu “turfu”, genre high digital, le label d’Anna de Fusion mes Couilles, on a Parkingstone, qu’on a récupéré. 

Ça reste français ou ça vise un peu l’international ?
On est vraiment sur la France, on se prend vraiment la tête pour ne pas être parisiano-centrés, et on a quasiment autant de labels parisiens que de Province, même si c’est pas égalitaire. Mais après chez Parkingstone par exemple, il y a que des artistes étrangers quasiment, mais c’est une marque française pour nous, c’est Simone Thiébaut que j’ai envie de mettre en avant, c’est une génie la meuf.

Du coup c’est vraiment axé club music ?
Non ça dépend, on peut aussi avoir des trucs ambient par exemple. Et on va développer des playlists ambient, musique expérimentale, c’est un truc qu’on va pousser. Là pour l’instant on part sur des trucs dancefloor, après t’as la dernière sortie de BFDM, c’est pas non plus hyper club-club. Des trucs comme ça t’en as plein. Toute la scène Positive Education, la trance sous kétamine, on en a des tonnes. On n’est pas fermés à ça. on est capable de faire même des trucs un peu pop.

Quand je demande ça, c’est parce que l’initiative arrive à point nommé, dans le sens où il n’y a plus de clubs, ni de lieux pour écouter cette musique-là a priori.
L’idée c’est de ramener le club chez soi – même si on va pas dire ça parce que c’est pourri. En ce moment, tu ne peux pas faire la fête, et encore faut pas mettre la musique trop fort non plus. mais ça arrive à point nommé, parce que les gens en ont besoin, et ils vont beaucoup écouter la musique sur les plateformes. Mais j’ai envie que les gens continuent d’écouter la musique de club, et ne pas se dire « y’a plus de clubs, j’ai plus besoin d’écouter de la musique dansante ». Pour moi ça n’a jamais voulu rien dire. J’ai commencé à écouter de la musique quand j’étais dans ma banlieue, j’étais jamais rentré dans un club de ma vie. 

Concrete, 2017
@ Lara Kiosses

J’ai l’impression que ça correspond à pas mal de projets que tu as pu avoir, cette idée de pallier à un manque. Par exemple Concrete c’était un peu ça, à l’époque où la musique dans les clubs, c’était pas l’éclate à Paris.
Je pense que mon “secret”, c’est que je suis des deux côtés. Concrete, je l’ai monté parce que j’étais le premier clubbeur à Paname qui en avais marre de pas pouvoir sortir, qu’il y ait pas d’after et compagnie, du coup j’ai créé une où j’en avais envie d’aller. Ça marché à cause de ça. Underscope c’est pareil, j’ai des labels, je fréquente toute la journée des artistes et compagnie, et je vois quel est le problème. Les mecs ne sont pas capables de se payer un bon master, ou de se payer un clip. Ils ne sont pas capables de se prendre une agence RP, et après ils s’étonnent que ça ne marche pas. Comment on fait pour que toute la musique qui défonce qu’on reçoit de nos potes soit écoutée à sa juste valeur, et traverse un peu les frontières. C’est né d’un besoin de mon entourage.

Est-ce que tu as senti un ras-le-bol de la part des artistes à ce niveau-là, depuis que tu as commencé ?
Tout le temps. Et c’est justifié. Les artistes ont des gros egos, ils se comparent toujours aux autres, mais c’est justifié. Même quand j’avais l’agence de booking, les artistes venaient me voir, ils me disaient “comment ça se fait qu’untel sorte ça, c’est tout pourri, moi je fais mieux, lui est partout et moi non”. Ils ne comprennent pas. Et c’est ce que j’ai toujours voulu expliquer, ils sont dans ce truc où ils se disent : “Si la musique est bien, ça va marcher.” Alors que nan, la musique marche si les gens font en sorte qu’elle marche. Ça peut être pourri, si c’est bien vendu, ça marchera, c’est comme les tubes de l’été. Nous on envie d’aller dans l’autre sens.

Pendant des années, les artistes voulaient tout péter, mais ils voulaient faire que du vinyle et tirer à 300 exemplaires. Et ils pensaient que ça allait marcher comme ça. Pendant longtemps c’est resté comme ça. Mais les mentalités sont en train de changer, le Covid change complètement tout ça. Ça fait des années qu’ils font la fine bouche par rapport aux plateformes de streaming, mais par contre ils mettent tous leur musique sur Youtube. Alors que Youtube c’est Google. Et que Google ne reverse rien.

« Ce que tu décris c’est surtout une façon de faire qui a été définie par des gens qui n’avaient pas besoin d’argent. »

Est-ce que tu ne penses pas que si les artistes électroniques tiennent à sortir des disques et des beaux objets limités à 300 exemplaires, c’est que pendant des années on les a accusés de n’être que des « limonadiers » de la musique qui ne servent à alimenter les tireuses à bière des festivals où ils jouent ?
Mais au moins les limonadiers prennent de l’argent. Alors autant que ce soit pour quelque chose. Là c’est des limonadiers, mais ils sont à peine payés comme des artisans. C’est pas sain. Ce que tu décris c’est surtout une façon de faire qui a été définie par des gens qui n’avaient pas besoin d’argent. Moi je viens de banlieue, de Garges-lès-Gonesse, j’ai grandi avec des mecs qui ont la dalle. Eux, ils font du hip-hop, jamais ils ne vont se poser ce genre de question. « Ah mais nan, moi je fais que du vinyle », ça n’a aucun sens. Ils vont aller prendre l’argent qui est disponible. Après, ça dépend quel est ton rapport à l’argent. Moi c’est pas un problème. Je suis pas un mec qui kiffe l’argent, j’ai mon petit appart’ à Saint-Denis, et je vise pas plus que ça. Mais par contre l’argent c’est des moyens. Et il faut donner aux artistes les moyens de faire mieux. Et si ta musique t’as envie de l’amener autre part, dans un bête de studio par exemple, il faut pouvoir leur laisser cette possibilité-là. 

Tu en as fini des clubs ?
Non, j’ai envie d’en avoir un, je crois vraiment à ce concept. Les gens qui font des trucs en warehouse, des open-airs, etc, c’est très bien. Mais moi, perso, c’est plus ce que j’ai envie de faire. C’est simple, quand je faisais Concrete au début, on avait un évènement toutes les 3 semaines sur un dimanche, c’était cool mais je m’y retrouvais pas. Tu peux pas t’ancrer comme tu voudrais. Tu peux pas construire un truc. Quand on a eu le club, j’ai commencé à prendre des résidents, je faisais le vendredi une esthétique, le samedi une esthétique, après tu joues sur les salles, tu peux mélanger les trucs, tu mets Peggy Gou en bas et du coup en haut tu mets des trucs très pointus parce que tu sais que le club va être plein. Et ça c’est un club qui te permet de faire ça, ça permet de construire un public, d’avoir un réseau social associé pour faire passer tes idées. Le principe du club, c’est très critiqué en France, mais je pense aussi que les clubs peuvent mieux faire.

Concrete
@ Julien Gester

Concrete a pas mal été critiqué aussi.
On avait beaucoup de défauts, c’était cher – même si pas tant que ça en vrai. T’avais des problèmes avec la sécu, c’est un enfer pour tout le monde, le gros problème de ma life. Dehors Brut ensuite, on avait des prix au bar moins reuch qu’en warehouse et on arrivait à s’en sortir. La sécu on commençait à y arriver, on a quand même dû virer 3 ou 4 équipes mais après ça allait mieux. Mais je pense que le club ce sera toujours pertinent pour la scène. Anetha, les gars de La Mamie’s, même AZF, pas mal de ces gens faisaient le warm up à la Concrete au début, ça sert à ça un club.

Est-ce que qu’un club n’a pas une durée de vie limitée par définition, et n’est pas fatalement amené à être victime de son succès, jusqu’à devenir un peu incontrôlable au bout d’un moment ?
C’est évident. Plus t’as du monde, plus les gens font n’importe quoi. Mais y’a des moyens humains pour avoir des bonnes personnes qui gèrent les gens. Ça, y’a du travail à faire là-dessus, après c’est compliqué et c’est cher à gérer aussi. Mais y’a des moyens en terme de communication à prendre. Mon prochain club, je dois avoir 50 pages sur drive que j’écris depuis des années, sur ce qu’il faut faire, améliorer, etc. 

Je me souviens à l’époque de Dehors Brut que tu répondais personnellement sur Facebook au public mécontent. C’est un travail de longue haleine j’imagine.
Ouais, faut être impliqué. Quand il y a un problème avec la sécu, faut pas laisser le régisseur gérer. C’est à toi de la gérer, et c’est à toi d’aller voir les gens qui se plaignent, de voir ce qu’il s ‘est passé, etc. Les vraies histoires, faut se mouiller. Et après je pense qu’il faut savoir connaitre et construire ton public. Ainsi que la sélection. Elle est importante, il faut savoir faire la différence entre une porte qui est fermée à tout le monde, et savoir sélectionner.

Entre « un truc de hipster » et « la foire du trône ».
Voilà. Et ça, je pense aussi qu’il y a des moyens de le faire. Surtout en 2020 avec les réseaux sociaux, les communautés. Je pense vraiment à un club plus communautaire, mais large. Où tout le monde y a accès, mais pour aller au club et faire partie de la communauté, faut capter quelques valeurs, faut passer le crash test. Et je pense que ça peut se faire.

Mais comment, concrètement ?
Tu peux échanger avec les gens, tu peux faire un stand où t’accueilles les nouveaux arrivants, les adhérents. Le Péripate faisait ça, t’arrivais devant la porte, le mec te bloquait et te disait les règles. Voilà ici, c’est comme ça, comme ça, comme ça. Tu te dis que si t’as envie de revenir un jour, tu vas respecter les règles. Et je pense que déjà ça, ça change le truc. Je voyais Concrete, les mecs faisaient la gueule à l’entrée, y’avait pas d’effort. Si déjà tu fais pas d’effort, ça va être chaud. Après ça va pas régler le problème à fond, mais va y avoir un échange avec le public. C’est vers ça qu’il faut aller.

« Quand en club t’as 90% de mecs et 10% de meufs, les mecs sont des charclos. »

Est-ce que c’est pas le revers de la médaille de vouloir faire une fête « populaire »? Je me souviens que Concrete au bout d’un moment, j’avais des potes, surtout des potes meufs, qui n’y allaient plus parce que c’était « rempli de beaufs ».
Le club dans lequel tu vas n’est pas sur une autre planète. Il est dans ton pays. Les gens vont un peu ressembler dans la rue, à côté de chez toi. Il va pas falloir t’attendre à autre chose. Il faut arriver à filtrer un peu mieux ça. La porte, il faut que ce soit une sorte de petit casting, mais gentil. Pas bloquer les gens, mais tout de même trouver un équilibre. Et c’est tout con, mais Concrete, le problème, c’était le ratio hommes-femmes. 

Il y a 90% de gens qui se pointent à la porte, c’est des hommes. Si tu veux vivre, il faut faire en sorte de faire rentrer les gens, et quand t’as 90% de mecs et 10% de meufs, les mecs sont des charclos.

Concrete
@ Julien Gester

Et comment tu expliques qu’il y ait 90% de mecs ? J’ai pas forcément l’impression que ce soit autant le cas ailleurs. 
Nan, c’est partout pareil. Et je le vois aussi sur les chaines de streaming. Cette musique-là est beaucoup plus consommée par les hommes. Et là, ce n’est plus une question de sortir ou pas, d’aller en club ou pas. C’est juste des gens qui s’intéressent à la musique. Et là après ça aussi, je pense, c’est un travail. La représentation des meufs dans le DJ booth aussi, dans les équipes, c’est important. À force de faire ça, y’aura plus de meufs.

Les premières années, j’en avais rien à foutre. Je calculais pas, j’essayais pas de booker des meufs. J’en faisais, mais sans me forcer. Par contre je me prenais la tête à avoir des résidents black, reubeus, j’étais plus là-dedans. Ma meuf est sur ces problématiques-là, on a eu des discussions enflammées, et j’ai capté des trucs. Et là j’ai commencé à faire des efforts et à booker plus de meufs, et il y a beaucoup de monde qui a fait ça. Et là il y a blinde de meufs, et ça va jouer sur le public. Les kids qui sortent s’imaginent tous à la place du DJ. C’est aussi ça le truc, comme quand tu vas voir un concert de rock. Et les meufs c’est pareil, quand elles voient un mec ça marche pas. 

Quand tu disais que tu voulais faire « plus de renois et de reubeus », tu disais que tu voulais que ça ressemble plus à ton environnement. Le club parisien a un cruel manque de diversité sociale, de pluralisme ?
Dans les années 2000, j’allais dans des afters mal famés, il y avait de la diversité. Quand j’ai créé Concrete, je m’attendais à récupérer ce public-là, mais finalement c’est parti vers un truc pas diversifié en terme d’origines, très parisien. Mais on a eu par la suite beaucoup de gens qui venaient de banlieue. Je pense qu’avant notre génération les jeunes de banlieue n’arrivaient pas trop à rentrer dans les clubs, alors que là t’en avais beaucoup. Après, c’était pas non plus des reubeus et des renois de banlieue, mais c’était quand même des gens de banlieue. Y’avait déjà ça qui avait changé.

C’est quelque chose que t’as recherché activement, ça vient de là où t’as grandi ?
Ouais, bah je suis algérien, j’ai grandi qu’avec des reubeus et des renois, et ça me faisait bizarre quand j’ai commencé à monter des soirées. Mais j’y ai même pas réfléchi consciemment. Mais de voir que ce que je faisais, je le proposais qu’à des gens qui étaient différents des gens avec qui j’avais grandi, c’était bizarre. Et donc automatiquement, les premiers résidents que j’ai pris, c’était François X, Behzad & Amarou, Deena Abdelwared. C’était important pour moi, et aujourd’hui c’est ce que je veux. Quand je fais des line-ups je fais des photos de classe dans ma tête. Si les mecs ont tous la même tête, c’est pas la peine. Je veux que ça ressemble au public que j’ai envie de voir aussi.

Et t’as l’impression que c’est allé dans le bon sens depuis une petite dizaine d’années à Paris, ou qu’il y a encore beaucoup de travail à faire à ce niveau-là ?
En fait c’est pas que ça a été dans le mauvais sens, c’est que la scène a grossi. Mais tu as plein de petites initiatives qui sont en train de se créer, qui sont en train de créer un public différent, des artistes différents, et c’est ce qui est important. Et j’aurai envie de travailler avec des crews comme Parkingstone ou La Créole pour mélanger les publics. 

« Si les mecs ont tous la même tête, c’est pas la peine. »

Mais les mentalités sont encore un peu verrouillées par endroit, je me souviens que tu m’avais parlé d’une teuf à Sevran qui mélangeait trap et techno, et qui avait fait bondir des gens sur la page de l’évènement ?
Oui, après c’est à l’orga de dire je vais mélanger les sons et les publics, et tant pis si le public va pas forcément kiffer. Mais faut leur expliquer aussi. Un choc des cultures, c’est peut-être bien aussi. La question, c’est : est-ce que t’as envie de faire la teuf avec des gens qui te ressemblent toute ta vie ?

C’est comme ça que les scènes meurent en général.
Ah bah clairement. Il y a un nouveau style qui va émerger, c’est parce que deux univers qui ne devaient pas se rencontrer se rencontrent. Le frapcore, par exemple. Après c’est une niche, parce que personne n’en fait quelque chose d’un peu plus gros. Mais peut-être que tu fais un festival frapcore-trap, ça va intéresser des gens. Faut juste y aller en fait.

On en parlait un moment des évènements en banlieue, mais quand tu fais des events où t’es pas forcément le bienvenu, est-ce qu’il n’y a pas un côté presque colonisateur ?
En fait, tu ne peux pas faire un event qui n’intéresse pas du tout les gens qui vivent dans les endroits où tu le fais. Mais y’a pas d’autre solution, faut aller à l’extérieur. En plus les gens du coin ont pas la possibilité d’entrer dans le truc. Faut arriver à les intéresser, à provoquer un choc. Même si c’est pas facile, mais faut trouver des terrains d’entente.

Brice Coudert, Weather Festival, 2016
@ Guillaume Murat

Vu ce qui se passe en ce moment, tu te dis qu’il y a une nouvelle manière d’envisager ce métier ?
On a perdu énormément de thunes avec Concrete et Weather Festival, parce que la vie à Paris c’est cher, mais aussi parce qu’on était des amateurs, et qu’on voulait se faire plaisir. On va faire en sorte que les gens viennent pour le club, ne plus être obligé de booker des têtes d’affiche pour faire venir les gens. Je leur refourgue ce que je veux, ce que je trouve intéressant de mettre en avant les artistes de la scène locale. Déjà parce que ça coûte moins cher, tout le monde est content. Les prix baissent, les gens viennent plus, ils passent un bon moment. Et surtout, la musique est bien parce que le DJ est pas là à cachetonner et donne le meilleur de lui-même. Underscope rentre un peu dans cette logique-là aussi. C’est des solutions pour faire rentrer de l’argent, faire vivre les artistes. Il y a moyen de baisser des coûts. Alors ouais les loyers sont toujours chers à Paris, mais peut-être que les prochains clubs vont tous être en banlieue aussi, c’est ça qui va se passer. 

Du coup tu le verrais où ton prochain club?
Bah chez moi, à St-Denis ! [Rires]

`* Les prochains évènements Underscope à la Gaité Lyrique seront diffusés à 20h en livestream le 20 novembre, le 4 décembre, et le 18 décembre.

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