
Tsurisaki Kiyotaka :
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Vous les trouvez belles vos photos?
Oui, c’est même tout ce qui compte pour moi. Des photographes de presse que je respecte, comme Robert Nachtwey ou Sebastian Salgado, prennent des photos à message, comme une sorte de mission, moi j’essaye simplement de faire de belles photos. C’est fondamental.
Y’en a-t-il une que vous trouvez plus choquante?
J’essaye d’avoir toujours la même attitude envers les cadavres que je photographie, donc je ne pense pas qu’on puisse dire que telle photo est plus choquante qu’une autre. Je croyais que ce serait différent en prenant quelqu’un que je connaissais, mais non. Un bon ami à moi est mort d’alcoolisme, je l’ai pris dans son cercueil, son visage gonflé et noirci, mais ça n’a pas été un choc particulier.
Les photographes qui font ce genre de travail confessent souvent un traumatisme dans l’enfance…
À l’école primaire j’ai eu l’occasion de voir des snuffs-movies, des films d’horreur et des shokumentary. Mes parents étaient d’un milieu ouvrier et ils aimaient bien ce genre de docs, alors on regardait ça en famille. Mais mon premier vrai contact avec la mort, a eu lieu au moment du décès de ma grand-mère: on a conservé son corps à la maison, on l’a lavée et préparée pour les funérailles. C’est un rite traditionnel qui se pratique encore aujourd’hui à la campagne, mais c’est plutôt banal comme expérience de la mort. Sinon, ah oui, j’ai vu une personne écrasée par un train. J’arrivais à Tokyo, le train s’est arrêté brusquement, en regardant par la fenêtre j’ai vu un corps sur les voies… Voilà mes «expériences traumatisantes», rien d’extraordinaire en fait, certaines personnes on vu beaucoup plus de morts que moi dans leur jeunesse.
Vous avez beaucoup voyagé, quels sont les meilleurs spots de la planète pour prendre des photos de cadavres?
La Thaïlande, la Russie, et les pays d’Amérique latine: Brésil, Mexique, Colombie… Ce sont des pays où les instituts médico-légaux et les morgues me laissent travailler. J’ai passé pas mal de temps dans celle de Moscou en 1995. Il y a aussi l’Inde, où j’ai photographié les crémations à Manikarnika Ghat [Ville de Varanasi, anciennement Bénarès, l’une des sept villes saintes de l’hindouisme, NDRL]. Et en Amérique du Sud, ils ont l’habitude car il y a une tradition de «death medias», des photographes qui couvrent les catastrophes et les accidents.

Vous êtes restés trois ans en Colombie, pourquoi ce pays?
Parce que c’est l’endroit le plus dangereux du monde.
Et à quoi ressemble l’endroit le plus dangereux du monde?
A Bogota, dans le quartier El Cartucho, le plus dangereux de la ville, 90% des habitants sont des criminels et des junkies. Concrètement le Cartoucho fait environ 16 ha, avec en plein milieu un dépotoir de macchabées, des entreprises de pompes funèbres et des morgues. Et collés à elles des salons de massages qui utilisent de la graisse de cadavres pour leurs clients… À côté de ça, le marché des voleurs, des junkies qui ramassent des sacs plastiques, et un quartier de dealers. J’ai vu ça comme un monde à la Garcia Marquez, à la fois magique et réaliste, dangereux et fantastique. En particulier une zone du Cartucho vraiment étrange où chaque jour quelqu’un mourrait, toujours au même endroit.
C’est là que vous avez filmé Froilan Orozco Duarte dans son travail d’embaumeur…
Oui, Orozco c’était le patron du quartier mortuaire de Bogota. Au début je photographiais son atelier. Puis une boîte de vidéos gore m’a commandé un court-métrage sur son métier pour une collection appelée Death Files. Alors, je lui ai collé aux basques avec une mini DV pendant trois ans, jusqu’à sa mort en 1998. Ce type me fascinait, il dégageait une aura incroyable mais en même temps je devais me méfier de lui parce que son passé n’était pas tout blanc… Mais bon on ne lui avait pas coupé le bras, alors ça ne devait pas être trop grave! L’autre truc fascinant, c’était le coeur de son activité, l’embaumement, qui n’existait quasiment pas au Japon à cette époque [Le Japon pratique la crémation, NDRL]. Orozco détenait un incroyable savoir là-dessus, il embaumait entre cinq et dix cadavres par jour. Ce qui fait une carrière de 50 000 corps, quand même.
1995, Colombie, cimetière de Giraldot
La caméra ne lui posait pas de problème?
Non, j’avais beau le coller, il ne s’intéressait pas du tout à moi. Un peu comme s’il m’oubliait, et c’est pour ça que tout s’est bien passé. Pourtant je n’arrêtais jamais de tourner, au travail et en dehors.
Dans votre documentaire Orozco, el Embalsamador, les scènes de corps sur des crocs de boucher, de découpage de cadavres, d’éviscération, sont assez dures… C’est comme Six Feet under mais en vraiment trash…
[Manifestement il ne connaît pas cette série, NDLR].
Euh… non? Vous ne trouviez pas ça dur?
Je n’ai jamais eu envie de vomir, là ou ailleurs, devant un cadavre ou autre chose d’horrible. J’étais tout le temps excité pendant ce tournage, c’est tout ce que je peux dire.
Comment réagit le public face à ça?
Les spectateurs ne viennent pas voir mon travail en tant qu’œuvre. Ils viennent voir des cadavres, ils cherchent l’expérience virtuelle de la mort et considèrent mes expositions comme une galerie des horreurs. Ils sont choqués, mais bon, ils ne culpabilisent pas non plus, et en même temps je les comprends. Et puis les choses changent, la dimension artistique de mes photos est de plus en plus reconnue. Mais il y aura toujours un type pour venir me dire: «Ah, Monsieur Tsurisaki, ce cadavre est vraiment chouette!» Le cadavre, pas la photo.
1995, Colombie, accident de la route Vous avez des fans?
70% des spectateurs de mes expos sont des filles, les mecs ont plus de problèmes avec ça. Parfois des couples viennent à l’exposition, mais le garçon reste dehors…
Finissons par vos influences. Weegee ça vous inspire?
Je connais Weegee bien sûr et je trouve que c’est un bon photographe, mais mes influences à moi ce sont plutôt des films. Gualtiero Jacopetti, lui c’est vraiment un dieu pour moi [Réalisateur de la série Mondo Cane, un patchwork d’images immorales et choquantes, filmées aux quatre coins du monde, NDRL]. Ou alors des trucs choquants dans la veine de Pasolini ou de Herschell Gordon Lewis. Ah, je cite des vieux réalisateurs… En fait j’aimerais faire des films.
Quel genre de films?
C’est un secret mais… des histoires d’amour. J’ai toujours voulu en faire. L’amour, la violence et la mort, sont les trois ingrédients inséparables de l’art.
Vous croyez encore à l’amour après tous ces cadavres?
La seule chose à laquelle je crois, c’est la beauté. Je ne crois pas à la vérité, ni au bien, ni au mal. Il n’y a pas de bien ni de mal dans ce monde. Par contre la beauté, j’y crois sans condition.
PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME LOIRET
www.imho.fr
www.tsurisaki.net
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