J’ai rassemblé mes notes. J’ai rangé mon bureau. J’ai trié mes Post-it. J’ai fait du café. Je ne sais plus quelle excuse trouver pour ne pas m’y mettre. Écrire cet article, ça a un côté mindfuck que j’aimais bien dans l’idée, mais qui est beaucoup moins drôle, là, maintenant : comment je fais, moi, perfectionniste en guérison, pour écrire le parfait imparfait article sur l’acceptation de l’imperfection ?
Quand j’ai proposé à mon rédac’ chef de partager mon récit personnel, j’avais un peu sous-estimé la mise à nu que ça représenterait. Admettre une telle faiblesse, en décortiquer les mécanismes, est-ce que ça ne va pas achever de me dévaluer ? Mais je lui dois 2 300 mots, alors bien obligée de m’y mettre. Histoire de pas raconter trop n’importe quoi (on est sur VICE, mais quand même), j’ai également discuté avec Yasmina Hajoui, coach en perfectionnisme. C’est parti pour le déballage.
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Le mieux est l’ennemi du bien
Le perfectionnisme, c’est pas juste la réponse idéale à la question-piège favorite des recruteurs « Quel est votre plus gros défaut ? » ; chez moi, la pièce est tombée après plus de 30 ans à me pourrir la vie. Je fais partie de ces gens chez qui le perfectionnisme a pris une forme pathologique. Durant mon entretien avec Yasmina, celle-ci m’explique que le perfectionnisme est un modèle de comportement qui procure du stress, peut nous rendre inefficace et parfois même malade : maux de tête, troubles de l’estomac, crampes musculaires… Le stress engendré par le perfectionnisme nous affecte mentalement et physiquement. Dans certains cas, il mène vers l’auto-destruction, qui se manifeste sous différentes formes, comme les troubles alimentaires, l’automutilation ou les addictions en tout genre.
Ce qui se cache derrière mon perfectionnisme, c’est la désillusion de pouvoir tout contrôler. J’ai longtemps vécu dans un monde parallèle, une méritocratie utopique où le temps était malléable, où je devais fournir des résultats experts sans passer par une phase d’apprentissage, où je serais capable de garder ma concentration non-stop à partir du moment où je le décidais. C’est l’idée que si je travaille dur, que je fais de mon mieux, je ne pourrai qu’obtenir un résultat parfait. Et par extension, si quelque chose n’est pas parfait, ça veut dire que c’est ma faute, et que je suis nulle. Tout le monde a le droit à l’erreur, oui, mais pas moi. Tout est une compétition, et ce qui n’est pas gagné haut la main, est perdu.
« Dans le perfectionnisme, on a tendance à croire que seuls nos résultats, les choses qu’on accomplit, nous définissent. C’est un piège !, m’avertit Yasmina. Derrière cette conviction, on retrouve souvent des problèmes d’estime de soi : les personnes qui souffrent de leur perfectionnisme ont l’impression de ne pas être dignes d’amour. » Et à défaut d’amour, on s’efforce d’aller chercher de l’approbation. Le problème, c’est qu’en entrant dans cette dynamique transactionnelle, on en vient à rejeter complètement sa propre personnalité, qu’on perçoit comme inadéquate.
« Le perfectionnisme est un mécanisme de survie : au fond, ce dont on a peur avec le perfectionnisme, c’est d’être exclu·e, poursuit Yasmina. En tant qu’êtres humains, notre instinct de survie nous pousse à nous rattacher à un groupe, et quand on a l’impression de ne pas y arriver, on panique. De là naît un besoin omniprésent de reconnaissance externe, pour s’assurer de répondre aux attentes des autres, que celles-ci soient réelles ou projetées. »
On ne naît pas perfectionniste, on le devient
De la maternelle au Master, j’ai toujours été première de classe. Douée pour tout, consciencieuse, volontaire. Évidemment, je suis pas un génie non plus, et il m’arrivait de faire des fautes. Parfois, je ramenais un 9/10 à la maison, au grand dam de mes parents : « Comment ça se fait ? Pourquoi c’est pas un 10 ? » Honteuse, consciente de les avoir déçus, je savais jamais très bien quoi dire. Pourtant, l’explication est simple : j’ai perdu un point parce que j’ai fait une faute. C’était une bête faute, j’aurais dû le savoir, j’aurais dû mieux écouter, mieux étudier, mieux me concentrer. Et puis parfois, j’y arrivais, à être parfaite – mieux encore, je recevais un 11/10. On appelait ça « Plus que parfait » dans mon école, et comme une drogue, c’est une high que j’ai passé ma vie à poursuivre. Enfin, je pouvais être fière : « Ah ben tu vois, quand tu t’y mets », me félicitaient mes parents.
Avec toutes les meilleures intentions du monde, mes parents étaient en train de me transmettre leurs propres traumas : ma mère avait été élevée dans une famille nombreuse et pauvre, où il n’y avait pas le temps ni les moyens de maintenir autre chose que la productivité, la réussite. Mon père, né en Algérie pendant la guerre d’indépendance, avait réussi tant bien que mal à quitter une existence pleine de misère et de peur pour créer ses opportunités dans une Belgique du 20e siècle qui n’était pas tout à fait prête à embaucher un comptable qui s’appelle Mohammed. Il s’est sorti tout seul de son trou, malgré les embûches : chaque client, chaque franc, chaque euro qu’il gagnait était un pied de nez à ce monde qui voulait tant le voir échouer.
« Un jour, mon corps a dit stop… et j’ai compris. »
Yasmina, elle-même mère de famille, me confirme : « En inculquant ce genre de valeurs à leurs enfants, les parents le font quasiment toujours avec bienveillance. Ils partent de leurs expériences et de leurs apprentissages, et font leur possible pour t’offrir une vie qui sera mieux que la leur. Ils veulent que tu t’en sortes, que tu sois préparé·e aux difficultés, au jugement – et involontairement, ils te transmettent leurs propres traumatismes. »
Depuis mon enfance, je suis terrorisée par le fait de décevoir. Mon modus operandi, c’est d’être irréprochable – et le plus souvent, ça a porté ses fruits : j’ai eu un parcours relativement sans embûches. Le revers de la médaille, c’est que je suis incapable d’apprécier mes réussites, parce que je n’ai d’yeux que pour ce que j’aurais pu faire mieux. Et ça, c’est quand même un peu dommage.
Peur de l’échec
J’ai beau avoir eu un parcours exemplaire, on ne peut pas non plus dire que je me sois beaucoup distinguée : la prise de risque, très peu pour moi. Paralysée à l’idée de me lancer dans un projet de grande envergure ou dans un nouveau hobby, je trouvais ça plus facile d’abandonner l’idée ; au moins, je savais pourquoi ça n’avait pas marché. Pourquoi est-ce que j’irais m’exposer aux critiques, à l’échec, alors que je savais d’avance que je ne deviendrais jamais la meilleure ? Ça ne m’était jamais venu à l’idée de poursuivre une passion juste par plaisir, sans ambition d’exceller. Faire de son mieux, apprécier le parcours, profiter du moment présent, c’est un truc qu’on dit aux loosers, non ?
La peur de l’échec est typique chez les perfectionnistes, m’explique Yasmina : « C’est l’ironie du perfectionnisme, qui finit par rendre inefficaces les personnes qui en sont victimes. » Je procrastine car j’ai peur de me lancer ou de faire des choix, et je finis par ne rien faire. « En coaching, on essaye de reconnecter les gens avec ce qu’on appelle leur “enfant libre” : dans nos premières années de vie, on a un regard ouvert sur le monde. On part en exploration, limité·es uniquement par nos possibilités physiques, sans barrières mentales ni inquiétudes. Cet enfant libre ne se soucie pas du regard des autres, ose sans trop réfléchir aux conséquences et ne passe pas son temps à ressasser. Le perfectionnisme fait son apparition lorsque l’enfant apprend à s’adapter à son environnement, aux exigences et usages sociaux, à respecter les règles et à tenir compte des autres. Quand il commence à s’incorporer dans la société. Petit à petit, l’enfant libre se retrouve submergé·e et est remplacé·e par l’enfant rationnel·le, sage, qui se conforme aux attentes des adultes et de son entourage. »
La société, elle n’a que des problèmes
Le perfectionnisme est donc un véritable mal sociétal : bonne nouvelle pour moi tiens, je me sens moins seule d’un coup. Même au niveau collectif, on est obsédé par la perfection : on vote blanc aux élections parce qu’on n’a pas trouvé notre candidat·e parfait·e, on donne 4 étoiles à cette vente Vinted parce que la commande aurait pu être mieux emballée… Pourtant – faut-il vraiment encore le répéter – personne n’est parfait·e : l’être humain est plein de failles, moi y compris. Selon Yasmina, « le perfectionnisme, ce n’est pas tellement la recherche de l’excellence, que la recherche de l’inatteignable, de l’inaccessible ». C’est cette conviction qu’on peut toujours mieux faire, et que de facto, on ne peut se satisfaire de quelque chose qui aurait pu être mieux. Notre société – capitaliste, individualiste – nous a persuadé·es qu’on était tou·tes en compétition les un·es contre les autres : on se compare, on se toise, on se juge. On considère la croissance comme la norme et on envoie toutes les personnes qui ne peuvent pas suivre en burn-out et en dépression, tout en continuant à demander l’impossible ou rien.
« Reconnaître son imperfection et s’en satisfaire, c’est accepter sa condition d’humain, et arrêter de se torturer avec des trucs qui n’ont aucune espèce d’importance. »
« Dans tout ce chaos, on oublie souvent qu’on a le choix, qu’on n’a pas à se laisser imposer toutes ces normes culturelles et sociétales, insiste Yasmina. Mais nos peurs nous retiennent de faire des choix qui nous seraient pourtant bénéfiques sur un plan personnel. » Vivre en accord avec le système capitaliste dans lequel on est actuellement requiert des moyens financiers, et cet argent, faut le gagner, souvent à un rythme effréné qui nous accorde à peine le temps de nous poser des questions. « C’est à nous d’oser établir nos propres normes, et surtout de poser nos propres limites. D’oser faire avec moins, de prioriser notre santé. Mais c’est pas facile – et c’est pas donné à tout le monde. »
On se dit souvent que quelqu’un tirera bien la sonnette d’alarme si on en fait trop. Que tant qu’on y arrive, il faut pas lâcher. Pendant longtemps, je comprenais pas ce que les gens voulaient dire par « Je n’arrivais plus à sortir de mon lit » : ça me semblait exagéré, et franchement un peu dramatique – quand on veut, on peut. Puis un jour, mon corps a dit stop… et j’ai compris. Malgré le mépris que j’avais pour cette personne terrée sous la couette avec son téléphone, je n’arrivais plus à quitter mon lit. L’idée de devoir vider le lave-vaisselle me faisait éclater en sanglots, passer la porte de mon appart’ me donnait des crises de panique. Immobilisée par mon corps, j’ai été forcée de regarder la réalité en face : il fallait que ça change. Je touchais le fond, et je n’avais plus d’autre choix que d’admettre que j’avais besoin d’aide.
Se satisfaire de l’imperfection
En thérapie, j’ai compris que mon perfectionnisme et mon anxiété, que j’avais toujours arborés fièrement comme les moteurs qui me permettaient de prester en toute circonstance, m’avaient empoisonnée. Ce constat m’a tout d’abord terrorisée, parce qu’il remettait en question tout mon système de valeurs. Forcée d’admettre l’inefficacité et l’absurdité de mon perfectionnisme, j’ai fini par trouver ma réponse dans l’acceptation. Accepter l’imperfection, me contenter de ce que j’ai pu faire, apprendre de mes erreurs et essayer de faire mieux la prochaine fois, s’avère être un processus libérateur. Reconnaître son imperfection et s’en satisfaire, c’est accepter sa condition d’humain, et arrêter de se torturer avec des trucs qui n’ont aucune espèce d’importance. « Bien sûr qu’il faut pouvoir être auto-critique, ajoute Yasmina, mais il faut rester clément·e avec soi-même, voir ses erreurs et manquements comme des opportunités d’apprentissage, plutôt que comme des fatalités. »
Cette réalisation a débloqué toute mon existence : d’un coup, j’ai réussi à me lancer. À sauter sans filet, à me prendre des gamelles, à en rire et en pleurer. À suivre mon instinct, quitte à me tromper, à ignorer la petite voix qui me dit que j’aurais dû faire mieux, que je suis nulle et que tout le monde le sait. Chaque faute, grande ou petite, n’est qu’une trace de mon humanité, de ma vulnérabilité.
« C’est la preuve que ton “enfant libre” a pu reprendre sa place, me dit Yasmina avec le sourire. Cet enfant a la capacité de se relever, de retenter le coup, tant que ça l’amuse. Il est aussi extrêmement important de te recentrer sur ton plaisir : qu’est-ce qui t’apporte de l’énergie ? Qu’est-ce que tu aimes faire ? Toutes tes activités n’ont pas nécessairement besoin d’être liées à des attentes en termes de performances. »
En parallèle, le travail d’acceptation se fait aussi inversement : « Au fond, il n’y a rien de mal à vouloir bien – ou même parfaitement – faire les choses, tant que c’est un choix qui te rend heureuse. La bonne approche, c’est de repérer les moments où ça n’est plus le cas, et de ne pas retomber dans les pièges du perfectionnisme. »
Car s’il est important que je me défasse de mon obsession avec la perfection, je dois bien reconnaître que le perfectionnisme fait partie de moi et qu’il m’a permis d’accomplir beaucoup de choses. Yasmina est d’accord : « Voir le perfectionnisme comme quelque chose d’uniquement négatif, c’est renier une partie de toi. »
Répandre la mauvaise nouvelle
La perfection, ce serait cool, mais l’imparfait, c’est tout ce qu’on a. Et c’est une réalité qu’il vaut mieux accepter tôt ou tard, sans quoi on se condamne au statu quo. Lançons-nous dans la boxe même si on ne peut pas y aller tous les jours, trions nos déchets même si des fois tout atterrit sur le même tas, osons aimer cette personne même si certains côtés de sa personnalité nous agacent. Pour avancer, il faut accepter l’imperfection et continuer d’apprendre, de s’améliorer.
« La clé, c’est d’entrevoir l’avenir de façon réaliste, conclut Yasmina. Chercher à prévenir les difficultés tout en tenant compte du fait que tu ne peux pas tout contrôler. En apprenant à s’aimer et à s’accepter soi-même, en se focalisant sur nos forces et nos atouts, on gagne assez d’assurance et de confiance en soi pour être flexible face aux murs qu’on se prendra, et pour se relever et soigner ses blessures. »