Toutes les photos sont de Fred Pessaro
Dans l’hôtel de l’Idaho que je suis en train d’appeler, il n’y a aucun client du nom de Tom Araya. À chaque fois qu’il prend une chambre d’hôtel, le chanteur/bassiste de Slayer s’enregistre toujours sous un faux nom – celui d’un grand spécialiste des arts martiaux qui occupe une place importante dans son coeur. Tom est ceinture noire de karaté – comme toute sa famille, d’ailleurs. Ce qui en fait, techniquement, le seul membre de Slayer capable de vous tuer – au sens propre. Même s’il faudra vraiment le pousser à bout pour qu’il le fasse. « Ce sport, tu le pratiques pour te défendre, explique-t-il. Pas pour attaquer. Comme me le dit mon Maître : ‘Tu dois donner deux chances à tes adversaires : à la première, tu restes courtois, et à la deuxième tu leur offres deux semaines à l’hôpital. » Il rigole. Mais on sent que son rire cache autre chose, de nettement moins drôle.
A ce stade du championnat, Slayer n’est plus un groupe— c’est un monstre, une entreprise entièrement dédiée aux riffs punitifs et aux breaks assassins. Un job à plein temps pour ceux qui la composent, de l’équipe de management aux responsables du merchandising, en passant évidemment par les quatre membres qui en forment le coeur. Une machine carrée, inflexible, impitoyable. Mais une machine qui vieillit, également. Tom Araya a rejoint le groupe en 1981, alors qu’il n’était âgé que de 20 ans. Aujourd’hui, plus de 30 ans après, Tom Araya est une des plus imposantes figures du metal, mais aussi un homme fatigué et rongé par les regrets. On a parlé ensemble de sacrifices, de famille, de vie sur la route, de mort et du fait de vendre son âme à un groupe sur lequel il n’a plus aucun contrôle.
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Noisey : Tu évolues depuis plus de 30 ans dans le mileu metal, tu as connu la fameuse période de la « panique satanique », tu as vu le style et la façon dont les gens l’appréhendent évoluer pendant toutes ces années. Crois-tu que le metal sera un jour totalement accepté par le grand public ?
Tom Araya : Oh oui, tous les nouveaux groupes que tu vois aujourd’hui avec ces noms bizarres qui sonnent comme de petites phrases—Pierce The Veil, Asking Alexandria, ils ont tous des noms comme ça—ont réussi à percer cette barrière. Ces groupes touchent le grand public, ils passent à la radio, sont plus accessibles, plus présentables, totalement différents de ce qu’on a pu faire par le passé – et qu’on fait encore aujourd’hui.
Tu as l’impression qu’ils vous ont pris votre place ?
Pas vraiment, non. [Rires] Ils n’ont pris la place de personne, crois-moi. Ils pensent sans doute le contraire mais, moi, par exemple, ils ne m’impressionnent pas. Ça fait un moment que je ne me suis pas dit « Putain, c’est quoi ce truc ? C’est hallucinant ! » en découvrant un groupe.
Vraiment ?
Oui, la dernière fois où j’ai eu cette réaction, c’était il y a longtemps. Je connais tous ces groupes et je connais leur musique parce que mes gamins les écoutent. Ma fille écoute énormément de choses, elle est à fond sur tous les nouveaux trucs qui sortent. A chaque fois, elle me demande : « T’en penses quoi ? », et je lui réponds : « C’est pas mal. Bien produit. Comment est le reste de l’album ? », et là elle me dit : « J’en sais rien » Mais il faut écouter le reste du disque. Tu ne peux pas te contenter d’un titre ou deux. Pour moi, l’album reste le test. Si un groupe est vraiment bon, il sera capable de sortir un bon album, avec des morceaux qui seront tous aussi bons les uns que les autres. Et je n’en ai pas entendu des masses ces derniers temps.
Les gens veulent de l’instantané maintenant.
On est dans l’ère du jetable…
Vous avez énormément bossé sur votre nouvel album, Repentless, pour justement sortir un disque comme ceux que tu décris, mais aussi un disque qui soit au niveau des précédents classiques de Slayer. J’ai l’impression que c’est un peu un album de transition, comme si vous remettiez votre titre en jeu, pour prouver que vous pouvez continuer à avancer sans Jeff [Hanneman, guitariste et principal compositeur du groupe, décédé en 2013].
Non, on a plus besoin de prouver quoi que ce soit, d’autant plus qu’on a commencé à poser les bases de ce disque il y a 4 ans maintenant. Ça a pris pas mal de temps. On a d’abord eu envie de faire un nouvel album —enfin, plus exactement, notre management nous a fait « Bon, les gars, il serait peut-être temps de sortir un nouveau disque » et on a répondu « Bon, ok ». [Rires] On a donc commencé à bosser dessus, a écrire de nouveaux morceaux. Kerry [King, guitariste du groupe] avait pas mal de choses déjà prêtes, et Jeff aussi, mais il était très limité parce qu’il était devenu très difficile pour lui de jouer de la guitare [en 2011, il contracte une fasciite nécrosante suite à une morsure d’araignée, qui paralysera son avant-bras droit et provoquera son décès deux ans plus tard]. Mais il continuait à composer, à faire des démos, etc.
Donc, on avait pas mal de matos, mais j’avais une petite appréhension tout de même, parce que la musique de Slayer, c’est Jeff et Kerry. On contribue tous aux paroles, mais la musique c’est eux deux et personne d’autre. Et chacun avait un style très différent. Du coup, j’ai eu peur qu’on se retrouve avec un Slayer un peu monochrome si tu veux. [Rires] Même chose en studio, la relation que j’avais avec Jeff est très différente de celle que j’ai avec Kerry – entre Kerry et moi c’est noir ou blanc, jamais entre les deux.
Tu veux dire que c’est plus une relation orientée business ?
Oui, voilà. Jeff était très ouvert, très spontané, avec lui, les choses se faisaient plus naturellement, il provoquait des moments magiques en studio. Kerry, lui, il ne laisse pas vraiment de place à la magie, tu vois ce que je veux dire ? Tout est net et carré. Du coup, j’appréhendais un peu l’enregistrement, alors je suis allé le voir, on a discuté, on s’est dit l’un et l’autre ce qu’on avait sur le coeur et on s’est serré la main en se disant « Ok, on va faire ce disque ».
Au final, tout s’est bien passé, on a travaillé avec un producteur très réceptif, qui était emballé par ce qu’on faisait et qui pouvait dire « Ok, ça sonne super, on la garde comme ça, on ne change rien ». Et Kerry nous a pas mal surpris aussi avec deux morceaux plus lourds et plus lents que ce qu’il fait d’habitude – certes, ce n’est pas la première fois qu’il en écrit, mais c’était la première fois qu’il les composait spontanément, en studio. Au début tu te dis « Merde, dans quoi il s’aventure, là ? » et à l’arrivée, tu réalises que non, c’est génial, c’est du pur Slayer.
Le décès de Jeff a eu un impact sur vos nouveaux morceaux ?
Jeff composait généralement des choses plus lourdes et mélodiques. Mais il pouvait également écrire des morceaux ultra-rapides, tu vois ce que je veux dire ? Du coup, Kerry s’est dit qu’il devait combler ce manque, faire en sorte que la touche de Jeff ne disparaisse pas. Et il y est arrivé, notamment avec ces deux morceaux.
Quel est ton morceau préféré du disque ?
J’en ai rarement un seul, mais plusieurs. Mais s’il faut en choisir un, je dirais « Repentless ». J’ai enregistré plusieurs versions de ce titre, toutes très différentes les unes des autres. Quand il a fallu en choisir une, le producteur m’a demandé quelle était ma préférée. Je lui en ai désigné une, qui selon moi, était celle qui collait le mieux aux paroles et à l’ambiance générale. Il m’a répondu que c’était également sa version préférée. Et c’est celle que tu trouves sur l’album. C’est un titre direct, haineux, ultra-aggressif.
Soit exactement ce qu’on attend de vous aujourd’hui.
Ouais. Je n’ai découvert que très récemment que Kerry avait écrit les paroles en prenant le point de vue de Jeff. Il a essayé d’imaginer ce qu’il avait en tête pendant les derniers mois qu’il a passé avec nous. Maintenant que je sais ça, je me dis qu’on vraiment fait le bon choix au niveau des versions, parce que celle-ci résume vraiment ce qu’on a ressenti à la mort de Jeff.
Tu as peur de mourir ?
[Longue pause, soupir] Non, pas vraiment. Pas du tout, même. Ce dont j’ai peur, c’est d’abandonner ma famille—parce que c’est ce qu’il se passe quand tu meurs, tu abandonnes les gens autour de toi pour aller ailleurs. Tu passes à une autre étape. J’aimerais être là pour eux, éternellement, mais je sais que c’est impossible. J’ai pu m’en rendre compte quand j’ai perdu mon père il y a quelques années. Ma mère est également décédée, en avril dernier. Tu t’imagines qu’ils seront à tes côtés toute la vie. Tu ne peux pas réaliser ce que c’est de ne plus avoir ton père et ta mère à tes côtés. Jusqu’au jour où ça t’arrive. C’est rassurant de savoir qu’ils sont là. Et soudain tu n’as plus personne à qui dire « Papa ! Maman ! »
Pourquoi est-ce que le metal est à ce point obsédé par la mort, selon toi ?
Je ne sais pas trop. Slayer ne l’était pas vraiment. Aux débuts du groupe, on parlait surtout de Satan, de démons – et on continue à le faire aujourd’hui, mais de manière plus subtile, plus métaphorique. On parle de la société, du mal qui est en chacun de nous.
On reste ce qu’il y a de plus flippant sur cette planète.
Tu l’as dit.
Vous abordez pas mal de sujets dans vos morceaux—quel a été le plus difficile, le plus sensible d’entre eux ?
Le truc le plus chaud, c’est quand Jeff m’a dit qu’il était en train d’écrire un morceau intitulé « Jihad » [Rires] Je lui ai dit : « Mec, qu’est-ce que tu fous ? » Et là il me répond : « Non, non, c’est pas ce que tu crois, c’est un morceau décrit du point de vue d’un terroriste. » Du coup j’ai, moi aussi, commencé à me documenter sur le sujet et à noter quelques idées et, quand on est entrés en studio, Jeff avait les paroles mais il lui manquait un couplet pour la fin. J’ai sorti mes notes et je les ai utilisées telles qu’elles étaient sur le papier, sans réécriture ni rien. C’étaient juste des notes en vrac sur un morceau de papier. J’ai fini le morceau comme ça, en une prise. Le producteur m’a demandé de la refaire mais je n’y suis pas arrivé. C’était impossible. C’est le genre de trucs magiques qui peuvent se produire en studio. Et, au final, on n’a jamais eu de soucis à cause de ce morceau. J’étais un peu inquiet avec ça, je pensais qu’on allait encore provoquer une controverse débile. On a eu bien plus d’ennuis avec « Angel Of Death » [Rires]
Tu es là-dedans depuis longtemps. Comment fais-tu pour trouver ton équilibre entre la partie business et la partie plus marrante, comme le fait d’écrire des morceaux ou de jouer live ? Ou bien est-ce que vous en êtes à un point où les deux s’équilibrent toutes seules ?
Ça s’équilibre tout seul, même si ça penche un peu plus du côté business vu que Slayer existe depuis longtemps maintenant. C’est presque une entité indépendante, avec sa vie propre. Nous, on y injecte juste la vie. Et on doit continuer à enregistrer des morceaux pour qu’elle continue à vivre. C’est là où ça ressemble à un job. Mais une fois sur scène, tout s’efface.
Tu as toujours eu l’air de beaucoup t’amuser sur scène.
Carrément. C’est ce que je préfère dans ce groupe. Tout le reste est chiant. Tu dois aller d’un point A à un point B, attendre. Et quand tu fais ça tous les jours, il y a un moment où tu craques, où tu as envie de tout laisser tomber. Jeff ressentait ça. Il était épuisé, comme nous tous. Il n’arrêtait pas de parler de téléportation—il imaginait à quel point tout serait plus simple s’il pouvait se téléporter de la scène à chez lui. [Rires]
Pour éviter toutes les conneries qui vont autour.
Voilà. Éviter toutes ces conneries. Les gens s’imaginent que cette vie est géniale. Et pendant un moment, elle l’est. Mais il y a un moment où tu dois grandir. Je déteste dire ça, mais c’est vrai. Tu ne peux pas être un ado qui se bourre la gueule et fait la fête toute ta vie. Parce qu’à un moment, tu n’es plus un ado qui se bourre la gueule et fait la fête, tu es juste un pochetron sordide.
Oui, c’est différent quand tu as 45 ans.
Et encore pire quand tu en as 50 [Rires]. Il y a un moment où il faut grandir et se respecter.
Passer du temps avec sa famille, faire du karaté au lieu de s’enfiler des shots de Jager.
Il faut profiter du temps qui nous est donné. Si on n’avait pas à se fader toute cette merde, ce serait génial, mais à ce niveau de notoriété, ce n’est pas possible, et les gens ont du mal à comprendre ça. Après 33 années à tourner sans relâche—plus exactement 29 ans à tourner sans relâche—ça devient fatiguant. Et les gens te disent « Ça doit être tellement génial ! Tu voyages ! Tu visites des tas de pays ! ». Prenez ma place, vous verrez que ça n’a rien de marrant. Il y a quelques semaines, on était en Europe pour la promo du nouvel album. On a passé trois jours à Londres, un jour à Paris, un jour en Norvège et deux ou trois jours en Allemagne. Les gens m’ont dit : « Oh, c’est génial – qu’est-ce que tu as vu de Paris ? » Et je leur réponds : « Tu vois cette pièce ? Les quatre murs autour de toi ? Ça, c’est mon Paris. Chouette, hein ? » [Rires] On passe nos journées dans des hôtels. Je pourrais te décrire tous les aéroports de la planète. Et le jour où tu réalises que tu peux faire ça, c’est déprimant, crois-moi.
Tu aimes toujours voyager en dehors des tournées ?
Bien sûr. C’est le seul moment où j’apprécie de le faire. Les seuls moments où les aéroports ne me foutent pas le cafard, c’est quand je voyage avec ma famille.
Ta famille a l’air d’être un véritable refuge pour toi.
Aux USA, ils venaient avec moi en tournée, sur des dates comme le Ozzfest – on partait tous ensemble pendant deux mois durant l’été. Les deux premières fois, c’était génial, mais après j’ai du les supplier pour qu’ils reviennent. [Rires] Je ne voulais pas les faire venir, je voulais juste être près d’eux. Ça rendait toute cette merde… Ça rendait le truc vivable, tolérable. Mais j’ai vite réalisé que si, moi, ça me rendait heureux, eux appréciaient nettement moins.
Parce que sorti des concerts, c’est juste un voyage sans fin.
Ouais—tu montes dans le bus, tu descends du bus. « Réveille-toi, on est arrivés. » Mes enfants avaient entre 4 et 7 ans à l’époque. Aujourd’hui, ils ont 16 et 19 ans. Ils ont vite compris qu’il valait mieux être chez soi que sur la route. Aujourd’hui, quand je pars, ils me font « Ah, tu dois y aller » et je leur fais « Eh ouais ». Ils savent ce que c’est maintenant.
Tu penses pouvoir faire ça encore combien de temps ?
J’en sais rien. Je n’en ai aucune idée. Quand j’en aurai marre d’être le plus vieux dans la salle. [Rires] « Hey, c’est qui ce vieux chelou au bar ? » [Rires] Parce que c’est ce qui nous pend au nez. On peut tous devenir le vieux chelou au bar.
Je te vois mal chercher du boulot, cela dit. Ton CV, c’est Slayer.
Ouais, mais je m’imagine bien devoir prendre un job chez Burger King parce ma retraite et ma Sécu ne suffisent pas ! [Rires]
Bon, il te reste encore un petit moment avant d’en arriver là.
Oui, on vient de finir un nouvel album. J’ai vendu mon âme pour encore 4 ou 5 ans, au moins.
Ça pourrait être pire.
Oui, mais au moins je suis honnête. Dans la vie, les gens te sortent tout le temps : « Tu as vendu ton âme ! » sans réaliser que c’est vraiment ce que tu fais. Tu dois passer par des sacrifices, plus ou moins importants, selon ce que tu fais. Et en faisant ça, tu vends ton âme. Quand j’ai accepté de faire ce disque, j’ai su que je m’engageais derrière sur 3 ou 4 ans de tournées.
Tu as quel âge aujourd’hui ?
Voyons-voir, on est en 2015 ? Alors ça fait 54 ans. Je dois calculer à chaque fois parce que je n’y pense jamais, j’ai toujours l’impression d’avoir 30 ans. Quand je me regarde dans un miroir, je me dis « bon sang, je vieillis ! » mais je ne me vois pas comme un type de 54 ans. Tout est une question d’état d’esprit. Je connais des quinquagénaires qui font leur âge – parce qu’ils agissent et pensent comme des personnes de 50 ans. C’est ça qui te rend vraiment vieux.
Ça veut donc dire que tu aurais presque 60 ans quand viendra le moment d’enregistrer un nouvel album.
Ouais, ça fait flipper.
Il faut vraiment avoir la foi.
À qui le dis-tu ! J’ai sacrifié une grande partie de ma vie pour ce groupe. Je suis passé à côté de beaucoup de choses. Les gens ne réalisent pas ça, mais on rate énormément de choses. J’ai raté la naissance de nièces, de neveux, sans parler de leurs anniversaires. Aujourd’hui, ce sont des adultes. Même avec ma famille—je suis marié depuis 20 ans, j’ai une fille qui vient de fêter ses 19 ans, un fils qui en a 16, et je ne les ai presque pas vus grandir. J’ai passé un mois avec mon fils, juste après sa naissance. Quand je l’ai revu la deuxième fois, il marchait. Pareil avec ma fille. C’est pour ça que je les ai pris sur la route avec moi. Je voulais les voir, faire partie de leur vie.
Mais tu as rendu tellement de gens heureux pendant 30 ans…
Oui, mais ça ne compense pas pour moi. Ça peut sembler dur comme constat, mais il faut en parler. Personne n’en parle jamais en interview. Tout le monde a peur d’en parler.
Ils ne veulent pas casser le mythe.
On reste des êtres humains. On a nos vies.
Tu rentres bientôt chez toi ?
Dans quelques jours. Aujourd’hui, on est off. On passe la journée à Las Vegas, on zone, on mate des films…
Ça a l’air cool.
Oui, c’est cool. Mais ça le serait encore plus si mes gamins étaient là pour zoner et mater des films avec moi.