Les rapports entre musiciens et journalistes ont toujours été, au mieux délicats, au pire franchement douteux. Mais ils ont rarement été aussi orageux que sous le rêgne du NME et du Melody Maker, au début des années 90, en Angleterre. Ces deux hebdomadaires pouvaient, en effet, en un simple article, propulser un groupe au sommet des charts ou le réduire à néant. Et la force et la portée de leur influence n’a jamais été aussi probante que lorsqu’ils lançaient, en les créant généralement de toutes pièces, des mouvements musicaux basés sur un simple détail, voire une blague.
C’est ce qu’il s’est passé en 1991 avec l’avènement de la « Scene That Celebrates Itself », la « scène qui se célèbre elle-même », micro-vague de groupes londoniens au son légèrement similaire (Moose, Lush, Stereolab), qui, élargie au reste de l’Angleterre, donnera naissance au shoegaze, terme désignant l’ensemble des jeunes groupes anglais spécialisés dans les murs de larsens, les torrents de fuzz et la contemplation de leurs pieds. Aujourd’hui, le shoegaze est considéré comme un genre à part entière, avec sa hiérarchie, ses ramifications, et ses pierres angulaires, mais en 1991, c’était juste une vaste blague lancée par le NME, qui s’est dépêché ensuite de descendre un à un tous les groupes qu’il avait monté en épingle. Et à ce petit jeu cruel, aucun n’a souffert plus durement que Slowdive.
Mené par Rachel Goswell et Neil Halstead, deux songwriters talentueux qui réfléchissaient avant tout en terme de pop songs, plutôt que de texture et de volume sonore, Slowdive a signé sur Creation Records alors que le plus vieux de ses membres n’était âgé que de 19 ans. Le groupe a immédiatement été porté aux nues par la presse anglaise, qui a encensé ses premiers EPs et ses deux premiers albums (Just for a Day et Souvlaki) avant de les laisser tomber sans le moindre remords, au profit de groupes au son plus frais et aux histoires plus juteuses. En moins d’un an, toute la presse a retourné sa veste sur Slowdive.
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Aucun des membres du groupe n’a jamais vraiment compris ce qui s’était passé. « On était très naïfs, raconte Halstead, pas une seconde on n’avait pu s’imaginer que le monde pouvait être comme ça. On a été signés, on a sorti notre premier album et on s’est juste dit Oh c’est cool, on a de bonnes chroniques, tout le monde nous aime, et puis tout à coup, ça a été le choc. On était là à se regarder et à se dire Putain, qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
Il y a des tas d’explications au fait que les journalistes anglais aient ainsi, à plusieurs reprises, descendu en flammes des scènes qu’ils avaient eux-mêmes créées de toutes pièces. Problèmes d’égo, complexe du créateur, simple envie de s’amuser… Qui sait ? En voulant retrouver le moment exact où la presse a tourné le dos à la scène shoegaze, je suis tombé sur une interview de Slowdive dans un numéro du NME daté de juin 1991, dans lequel le journaliste Tim Jarvis écrivait ceci : La plus grande peur du groupe est que l’on change d’avis à leur sujet d’ici un an et qu’ils se retrouvent à ranger des boîtes de conserve dans des rayons de supermarchés, à décharger des camions, et à faire la queue à Pôle Emploi. Personnellement, je ne l’espère pas. Mais qui vivra verra.
Halstead se souvient précisément d’une discussion entre Christian Savill, le guitariste du groupe, et un journaliste. « C’était pendant le festival de Reading. Notre premier album venait tout juste de sortir, et on attendait les premières chroniques. Un journaliste du Melody Maker -je ne dirai pas son nom, mais il est assez connu- est venu voir Christian, et lui a dit : J’ai écouté ton disque. On va le descendre. L’an prochain, tu viendras au festival en tant que bénévole. Et il s’est barré, comme ça ! On était sur le cul. »
« Il y avait énormément de pression à l’époque, se souvient Rachel Goswell, on était si jeunes quand on a signé sur Creation… On a directement été confrontés à un processus infernal : enregistrer un disque, partir en tournée, enchaîner les interviews, enregistrer un nouveau disque, se faire descendre par la presse, financer soi-même sa tournée parce que ton label t’a viré… Et ce n’est pas allé en s’arrangeant, loin de là. »
Mais malgré les épreuves, le groupe a tenu bon et Halstead a fini par tirer parti, à sa façon, de ce manque de chance. « Oui, c’était bizarre et ça nous minait vraiment, mais ça m’a aussi fait réaliser qu’on fait avant tout des disques pour soi-même, et pas pour la presse ou pour un supposé public. À partir du moment où on a réalisé ça, ça nous a fait oublier tout le reste. On a continué à tourner, on a sorti Souvlaki. On savait qu’on n’aurait plus de bonnes chroniques, alors on s’est dit fuck it et on a continué. »
Paradoxalement, c’est cet état d’esprit positif qui mènera le groupe à sa perte. Trois semaines seulement après la sortie de Pygmalion, leur très avant-gardiste troisième album -qui sera totalement incompris au moment de sa sortie- Alan McGee, le fondateur de Creation, mettra le groupe à la porte. « Je suis persuadé que McGee et les gens du label aimaient vraiment Slowdive, déclare Halstead, mais quand on leur a donné les bandes de Pygmalion, ils nous ont dit : on ne sait pas quoi faire de ce truc. Ils ne comprenaient pas où on voulait en venir. Peu de gens comprenaient où on voulait en venir, en fait. C’était un disque très bizarre. Du post-rock avant l’heure. Aujourd’hui, ça aurait été différent, mais à l’époque tu n’avais pas ce lien avec ton public comme aujourd’hui, avec Facebook et les réseaux sociaux. On ne savait pas ce que les gens pensaient, et on avait l’impression que tout le monde nous détestait. »
Slowdive n’ont pas été le seul groupe de la scène shoegaze a avoir fait les frais des caprices de la presse. Ride et Lush, après avoir essuyé de nombreuses critiques, ont tenté un virage britpop désespéré au milieu des années 90, avant de se séparer. « Je crois qu’à l’époque, on était un peu la tête de Turc des journalistes, parce qu’on venait d’une certaine région de l’Angleterre, raconte Halstead, mais tout le monde s’en prenait plein la gueule. Tous les groupes avec lesquels on a grandi, comme Chapterhouse, Ride… On venait de de la classe moyenne, et ce n’était pas considéré comme quelque chose de très cool. L’ironie, c’est qu’ils ont fini par nous remplacer par les groupes grunge américains, qui n’étaient constitués, eux aussi, que de gamins blancs des classes moyennes. Mais leur musique était plus directe, plus urgente, elle avait un côté moins sage, plus prolétaire. »
L’interprétation de Halstead est correcte, mais incomplète. Il oublie en effet un détail crucial : le shoegaze était un phénomène exclusivement anglais, alors que le grunge était, lui, purement américain. Et s’il y a bien une chose que la presse anglaise aime plus que de monter des scènes de toute pièce, c’est d’inventer des rivalités, surtout si elles peuvent opposer des pays entiers. Et après avoir longuement attisé les tensions entre shoegazers et néo-punks, la presse a enfin eu droit à son grand duel de poids-lourds, avec la sortie, à quelques semaines d’intervalle, du Nevermind de Nirvana et du Loveless de My Bloody Valentine. Et même si les deux disques sont aujourd’hui considérés comme des classiques, la balance a, à l’époque, très nettement penché en faveur de celui de Nirvana.
Mais soyons honnêtes : le shoegaze est peut-être tout simplement arrivé en bout de course. Après tout, ce n’était rien d’autre qu’une bande de gamins asociaux, reclus dans leur piaules avec des tonnes de pédales d’effets, qui faisaient une musique sombre et introvertie, dont le sort était probablement scellé dès le départ. « À un moment, on s’est tout simplement dit qu’on avait peut être été au bout du truc, reprend Rachel. Vers 23-24 ans, on a commencé à sentir qu’il était temps de passer à autre chose. Slowdive a representé 6 ans de nos vies, quasiment 7 jours sur 7, jour et nuit. Je pense que notre séparation nous a permis d’avancer, tout simplement. On en était arrivés à un stade où on en avait marre. »
Aujourd’hui, le marché de la nostalgie ravage le paysage musical à grands coups de reformations navrantes, et le shoegaze est devenu -comme précisé plus haut- un genre à part entière, qui a vu éclore tout un tas de jeunes groupes, comme les Pains of Being Pure At Heart, Whirr, ou Nothing. Autant de raisons pour pousser les pionniers de la scène originelle à remonter sur scène, comme a finalement accepté de le faire Slowdive.
« Je dirais que ça a été une semaine plutôt riche en émotions, raconte Goswell quand on lui demande comment se sont passés les jours qui ont suivi l’annonce de leur reformation. La passion est clairement là, l’excitation aussi. Je pense qu’on est même potentiellement meilleurs, maintenant qu’il y a plus d’énergie, et moins de colère et de ressentiment. » Mais plus que la poignée de concerts qui ont déjà été annoncés, ce sont surtout les morceaux laissés en plan par le groupe après Pygmalion, qu’on a hâte de voir enfin surgir de l’ombre.
Halstead : « J’imagine qu’il y a des gens qui ont envie d’écouter de nouveaux morceaux de Slowdive. Je pense qu’il y aura un lien avec nos disques précédents, mais ce n’est pas totalement garanti non plus. La réaction du public nous a pas mal surpris pour le moment, tout comme la place que nous ont donné certains festivals, en nous mettant très haut sur leur affiche. Ça nous a donné envie de dépasser l’idée de base, qui était juste : ok, sortons un nouveau disque et faisons quelques concerts ici et là, sans trop se prendre la tête. »
Slowdive sera en concert le 7 juin à la Grande Halle de la Villette, avec Loop et Hookworms, dans le cadre du festival Vilette Sonique, qui vient tout juste d’annoncer sa programmation.
Lukas Hodge est sur Twitter – @lukashodge