Période électorale oblige, les élèves des collèges et lycées français abondent de questions politiques leurs professeurs, notamment ceux d’histoire-géographie chargés de l’éducation civique. Avec la présence du Front national au second tour, une grande partie des questionnements des élèves concernent Marine Le Pen et son parti.
Encore plus qu’en 2002, cet entre-deux tours est un casse-tête pour les professeurs d’histoire-géo. En classe, à l’occasion de cours sur la gouvernance de l’Europe, de mouvements migratoires ou de simples discussions informelles, la présence du Front national au second tour finit forcément par être évoquée. Par peur de laisser transparaître leurs opinions politiques, certains enseignants s’auto-censurent. D’autres vont jusqu’à assumer leur combat contre le FN. La grande majorité s’abstient de dévoiler son vote à ses élèves. Et la plupart marche sur des oeufs.
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Aborder le Front national, une question « épineuse » pour Matthieu Limosino, professeur d’histoire-géographie dans un lycée privé en région parisienne. Le sujet est mis sur la table dès la 4ème, puis en seconde, lors de débats sur l’actualité. « Je travaillais avec mes collégiens sur la liberté d’expression et les discriminations. Un élève m’a demandé ‘Mais avec tout ce qu’on dit, comment Marine Le Pen peut-elle parler de préférence nationale ?’. C’était en fin de cours, ça m’a interpellé. J’ai donc demandé aux élèves d’y réfléchir, et on a fait toute une séance là-dessus le lendemain ».
Les cours sur la liberté d’expression, le droit de la presse, la xénophobie ou encore la vérification d’informations sur les réseaux sociaux sont autant d’occasions de parler du parti d’extrême droite avec les élèves. « On utilise l’exemple du FN lorsqu’on parle de la presse, notamment pour souligner le décalage entre le discours victimaire du Front national avec les médias et ses nombreuses interventions télévisées », explique Matthieu Limosino. « Mais l’idée reste de faire comprendre aux élèves les positions défendues par chaque camp, afin de leur donner les outils pour se forger leur propre opinion ».
« On ne doit pas être des pasteurs ou des donneurs de leçon »
Dans les établissements scolaires, les professeurs sont astreints à un devoir de neutralité. Pour garantir une certaine objectivité, ils apprennent aux élèves à différencier les idées des grands candidats de la campagne. Dont le Front national. Lorsque les élèves prônent des discours extrémistes, les enseignants réagissent. « Quand les gosses te posent des questions, soit tu rembarres, parce que tu n’as pas à donner ton opinion, soit tu expliques. Avec beaucoup de collègues, on explique » tranche Jean-Baptiste Guégan, professeur d’histoire-géographie dans un lycée parisien. « Mais on s’efforce toujours de répondre aux élèves en dehors de toute appartenance politique. »
La solution ? Toujours recontextualiser les faits. Et les replacer dans le cadre scolaire. « Lorsque je présente le FN en plein cours sur l’Europe, j’explique son histoire, notamment le mouvement Occident, les positions qui l’ont amené à avoir des pratiques discriminatoires… » poursuit Jean-Baptiste Guégan, pour qui se positionner politiquement en classe reste une « faute professionnelle ». « On ne doit pas être des pasteurs ou des donneurs de leçon. » Matthieu Limosino tient le même discours. « En cours, je rappelle la genèse du Front national, fondé par des anciens de l’O.A.S. Mais aujourd’hui, du fait de l’apparition de deux lignes distinctes au sein du parti, on ne peut pas le présenter de façon manichéenne. Finalement, avec ses zones ‘grises’, le FN est assez complexe à expliquer aux élèves. »
Tous les professeurs n’osent pas en parler frontalement. De peur d’outrepasser leur rôle, de ne pas être à leur place. Dans un tweet, la professeure d’histoire et contributrice à Mediapart Laurence de Cock a blâmé ses confrères qui s’empêchaient de « parler FN par devoir de neutralité ». De Cock appelle à différencier l’enseignement « partisan » (qui prend parti) de l’enseignement « politique » (qui apprend les rouages de la politique, sans prendre parti a priori). Une ligne difficile à situer. D’autant que les élèves sont plus que jamais dans le flou, comme le remarque Jean-Baptiste Guégan : « C’est ma troisième campagne électorale, et c’est la première fois que je vois des jeunes aussi perdus ».
« Ils ont appelé spontanément Le Pen : ‘Marine’ »
S’ils ne peuvent pas voter, les élèves ne restent pas moins en période d’apprentissage de la vie citoyenne. Via les médias et les réseaux sociaux, ils s’informent sur la campagne et recrachent des embryons de discours politiques. Laura Tuffery, professeure d’Histoire-Géographie dans un collège public à Montrouge, a été très surprise par leurs réactions : « Cette année, je n’ai pas été interpellée par des élèves de 3ème, mais des 6èmes ! ». L’enseignante organise une séance dédiée à l’entre-deux tours pour les élèves de onze ans. « J’ai tracé une ligne au tableau pour faire deux colonnes et je leur ai demandé ce qu’ils savaient des candidats » raconte Laura Tuffery.
Le résultat est plutôt surprenant. « Côté “Macron”, la classe m’a soufflé deux mots : ‘centriste’ et ‘François Hollande’. Côté “Marine Le Pen”, la liste était plus fournie : ‘immigration’, ‘binationaux’, ‘migrants’, ‘euro’. Mais ce qui m’a surtout interpellé, c’est qu’ils ont appelé spontanément Le Pen ‘Marine’, de façon assez humanisante. Macron, ils ne connaissaient même pas son prénom. »
Laura Tuffery assume sortir de sa réserve. Dans sa pratique pédagogique, elle ne s’est fixée qu’une limite : le Front national. « Lorsque j’ai commencé ma carrière, je travaillais en ZEP dans dans une commune FN du Gard. J’étais entourée d’électeurs frontistes et j’ai décidé de m’engager contre le FN. » Pour elle, cette prise de position ne s’apparente pas à du prosélytisme : « Attention, je ne fais pas ça pour influencer mes élèves. Je le fais par souci de transparence. Comme au moment des attentats de Charlie, lorsque je leur ai dit que j’étais athée. Ça les met à l’aise ». Pour l’enseignante, dans un contexte de brouillage du clivage gauche-droite, se positionner peut aider les élèves à mieux se situer. « Aujourd’hui, les élèves saisissent moins la différence entre la gauche et la droite. L’histoire, c’est donner du sens. Et ma position a un sens. »
« Des élèves qui se sont rentrés dedans à cause de la politique »
Depuis les attentats de 2015, la traditionnelle éducation civique a été remplacée par des cours d’Enseignement moral et civique, laissant davantage de place au ressenti des élèves. L’idée est de les amener à exprimer plus librement leurs idées. Même si ce sont celles du Front national. « La limite, c’est le cadre des lois de la République », situe Jean-Baptiste Guégan. « Je ne dois laisser passer aucun propos discriminatoire, raciste ou intolérant. »
Il arrive parfois qu’un élève tienne un discours Front national structuré et argumenté. La solution reste la même : répondre par des faits historiques et géopolitiques tangibles pour démonter les clichés. « Certains profs réagissent bêtement : ils agressent l’élève frontalement », regrette Jean-Baptiste Guégan. « Ça ne marche pas : il se transforme en martyr et ne comprend pas. D’autres examinent ses arguments et les reprennent dans le cadre du cours. Par exemple, lorsqu’un élève nous dit que les ‘migrants viennent profiter du système français’, on lui rappelle qu’aucun étranger (hors réfugié) n’a le droit de bénéficier de la moindre prestation sociale avant 5 ans. Il faut remettre du cadre et de la raison. »
Dans sa classe, les débats bouillonnent. « J’ai des élèves qui se sont littéralement rentrés dedans à l’intercours à cause de la politique ». Pour l’enseignant, au-delà des faits, l’humour peut également contrer par l’absurde un argumentaire extrémiste. « Quand un élève me sort la rhétorique de la ‘France aux Français’, je lui explique que la majeure partie des étrangers sur le sol français sont des Européens. En grande partie, ce sont des Allemands. Là, l’élève se dit ‘C’est marrant, la figure de l’étranger profiteur, c’est pas forcément notre pote germanique en Birkenstock’. » Jean-Baptiste Guégan a poussé ses élèves – qui le peuvent – à voter le 7 mai prochain. Quelles que soient leurs idées politiques. « Nous sommes les garants du système démocratique, les descendants des hussards noirs de la République. Donc inciter les élèves à exprimer leur voix dans un cadre républicain, ça, c’est notre rôle. »
Suivez Bartolomé Simon sur Twitter : @iLometto