C’est peut-être inconscient, mais vous connaissez probablement déjà les photos de Sergey Ponomarev. Son travail a été régulièrement publié par le New York Times, comme ses reportages époustouflants sur l’Afghanistan, l’Ukraine, la Syrie et Gaza – ce dernier lui a d’ailleurs permis de décrocher le World Press Photo Award. Pour la première fois, il expose actuellement à la galerie Iconoclastes.
Dans les années 1990, Ponomarev a débuté dans la presse à Moscou – une époque où, en Russie, « la liberté de parole et la liberté des médias n’étaient pas que des paroles mais une réalité », selon ses dires. Tout en étudiant le photojournalisme à l’université d’État de Moscou, il a bossé pour divers journaux locaux avant d’être embauché par Associated Press, où il a travaillé comme journaliste pendant huit ans. Aujourd’hui indépendant, il est le photographe de pointe de plusieurs plateformes médiatiques internationales.
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J’ai parlé à Ponomarev via Skype alors qu’il se trouvait dans une cantine bruyante de Tchétchenie, où il faisait un reportage sur une jeune fille de 17 ans mariée de force à un commissaire de police de 30 ans son aîné. On a discuté un peu de tout, de l’empathie que l’on peut avoir pour ses sujets à comment photographier en tout e discrétion, en passant par comment gérer le fait d’être témoin de violences extrêmes.
VICE: Salut Sergey. Vous saviez depuis le début que vous vouliez couvrir des zones de conflits ?
Sergey Ponomarev : Je ne me suis jamais dit : « Je veux bosser sur des guerres le plus vite possible. » J’étais comme un gosse que l’on plonge dans le grand bain, et j’ai dû travailler dur pour ne pas couler et garder la tête hors de l’eau. Si mes rédacteurs en chef voulaient que j’aille sur des zones de conflits, je ne refusais jamais.
Dans une interview avec Jim Estrin [editor au New York Times], vous décrivez la création d’une « routine de guerre » quand vous étiez à Gaza. La routine est-elle importante pour vous ?
Je ne peux pas dire que j’ai observé cela dans tous les conflits dont j’ai pu témoigner. À Gaza, tous les jours se ressemblaient, sans doute sous le coup de la société, très traditionnelle et conservatrice. Même dans un contexte de guerre, il doivent toujours obéir aux traditions et organiser des funérailles le même jour [où les personnes] sont tuées. Puisqu’il y a eu quasiment des centaines de morts chaque jour, ils devaient les enterrer le jour-même, et c’est devenu une tradition. Ce n’était pas pareil ailleurs.
Comment construisez-vous de la confiance sur le terrain ?
C’est quelque chose d’irréfléchi. J’essaie d’être le plus discret possible quand je suis sur le terrain. Mais je comprends également que, lorsque les gens voient des photographes, ils se comportent différemment que s’ils n’étaient pas observés par un étranger. J’essaye de faire profil bas autant que possible, mais je sais que les gens sont quand même conscients qu’il y a quelqu’un d’étranger parmi leur communauté. Je ne fais jamais trop de clichés ; j’attends juste le moment décisif. Si je sens que j’ai la photo dont j’ai besoin, je laisse immédiatement les gens tranquille. Mais cela peut prendre du temps – parfois des heures, voire une journée entière. Je dois rester avec eux et attendre qu’ils s’habituent à moi avant de prendre une photo. Il n’y a pas de règle particulière.
Cela dépend aussi de si je dispose d’un traducteur ou d’un fixeur, et s’il essaye de calmer le jeu ou au contraire de provoquer une situation. La dernière fois que je suis allé à Gaza, j’étais tout seul. Je n’avais pas de traducteur. Je suivais les photographes locaux mais ils ne parlaient pas anglais. Nos conversations ressemblaient à ça : « Yalla, mec, hôpital » ou « Yalla, mec, bombe » et j’ai travaillé avec eux comme ça pendant 10 jours.
Comment tenez-vous le coup après avoir été témoin de telles situations ? Vous n’avez jamais atteint un point de saturation ?
Les personnes qui vivent à Gaza ont vécu une guerre dans leur terre natale et ils y vivent toujours. Ils vivent encore parmi ces décombres. Moi je peux en partir quand je veux. Je suis rentré à Moscou, dans une famille indemme. J’essaye d’oublier ça, de le garder à distance. Ça peut sembler égoiste, mais je suis toujours en train de penser à ceux qui sont à Gaza et au chaos dans lequel ils sont enlisés. Ma solution pour survivre est de parler à un psychologue ou à des amis. Ça finit par être très dur parce que les amis sont heureux de vous écouter raconter vos histoires pendant, disons, un jour ou deux, mais si je continue de parler de Gaza pendant plusieurs mois, ils arrêtent de vouloir me voir parce que je deviens le mec qui est toujours en train de parler de guerre. Pour moi, la meilleure manière, c’est de me lancer sur un autre reportage et d’apporter à ma cervelle de nouvelles images à digérer. Et de parler à un psychologue, surtout.
Quand vous travaillez dans votre propre langue, dans des territoires plus proches de chez vous, vous faites les choses différemment ?
Oui, il y a certainement quelques nuances. Quand vous allez en Ukraine, tous les jeunes Russes sont arrêtés à la frontière et interrogés pendant 3 ou 4 heures. On dirait l’aéroport Ben Gurion, mais seulement pour les Russes. Dans ce pays, je ne voisaucun problème. J’ai des accréditations des deux côtés, du côté rebelle et du côté ukrainien. Il y a de la propagande incroyable dans les deux camps. C’est ce que l’on cherche à combattre. Mais les articles publiés dans le New York Times ou dans les médias français sont écrits en français et en anglais, et ici, la plupart des gens ne peuvent pas les lire. Ils écoutent seulement les infos locales, qui leur lavent le cerveau. Cela cause des gros problèmes et des malentendus entre les nations.
Comment envisagez-vous le futur de la Russie ?
Je pense que le conflit va s’empirer. Je ne vois pas de solution, et les deux camps sont prêt à continuer de se battre. J’ai un point de vue complètement différent de celui de la plupart de mes amis, parce que j’étais présent pendant les manifestations de Maidan, l’annexion de la Crimée, la guerre au Donbass – je vois des choses différentes que ce que les gens peuvent observer à la télé. J’ai perdu plusieurs amis en me disputant au sujet de l’Ukraine, mais j’arrête ces conversations parce c’est impossible de leur dire quoique ce soit. Ils disent : « Je l’ai vu de mes propres yeux », ce à quoi je réponds : « Tu n’étais pas sur place. » Mais ils me rétorquent : « Si, je l’ai vu sur YouTube. » Donc je ne parle plus avec les Ukrainiens de la guerre en Ukraine, et je ne parle pas avec les russes de la guerre en Ukraine. Je ne parle qu’avec des étrangers enclins à m’écouter.
C’est possible de lâcher une conversation quand elle dégénère, mais comment gérez vous votre peur dans des situations de danger mortel ?
La curiosité. C’est la meilleure solution. On a envie de voir ce qu’il se passe au coin de la rue. C’est plus fort que tout le reste.
Le fait d’exposer dans une galerie vous fait-il changer de regard sur votre travail ?
La veille de mon départ à Gaza, j’ai acheté un livre de Susan Sontag, traduit en russe. Il s’appelait Devant la douleur des autres. Je l’ai trouvé très interessant, unique et plein de nouveautés – et je voulais essayer ça dans une galerie d’art. On vit dans une ère humaniste depuis seulement 200 ans. Avant ça, on avait des combats cruels, des décapitations et des crucifixions. Le divertissement principal des foules, c’était de voir quelqu’un mourir ou se faire tuer et on a légèrement changé ça. Mais on conserve encore cette attirance, bien que ce soit inconscient. Et lorsque les gens voient des images de guerre et de souffrance, ils essaient potentiellement de les interpréter en se mettant à la place des autres. C’est notre manière d’être désolés. Il est interdit de massacrer des personnes en public aujourd’hui, mais avec la technologie moderne, on a des journalistes qui vont dans des zones dangereuses et qui rapportent des images de ces massacres. C’est donc une sorte d’experience, afin de voir ce que ressentent les gens à ce sujet.