À la recherche de Lénine

Kiev, 8 décembre 2013. Il fait nuit dans la capitale ukrainienne lorsqu’un groupe de révolutionnaires, notamment composé de militants de Svoboda – parti d’extrême droite particulièrement virulent pendant les événements qui conduiront à la destitution du président Viktor Ianoukovitch – commence à s’agiter sur Bessarabska Square. Tout à coup, quelques-uns grimpent sur l’imposante statue de Lénine qui trône sur cette place du centre-ville. Des marteaux et un câble métallique apparaissent, une frénésie s’empare de la foule, et advient ce qui devait advenir : le fier Lénine est violemment déchu de son piédestal. La puissance symbolique de ce geste n’échappera pas aux journalistes présents sur place, et les images de la chute de Lénine feront vite le tour du monde. L’Ukraine veut se débarrasser de ses oripeaux soviétiques et en fait une démonstration éclatante.

Sur place se trouve le jeune photojournaliste suisse Niels Ackermann. Présent en Ukraine depuis quelques années, il couvre la révolte qui anime le peuple ukrainien, que l’on retiendra sous le nom de « Maïdan » – la place de Kiev qui centralise la révolution. Quelques jours plus tard, quand il retrouve un confrère journaliste, le Français Sébastien Gobert, installé à Kiev depuis 2011, il s’interroge sur le destin mystérieux de cette statue. S’ensuit alors une longue quête à travers tout le pays, qui mène les deux compères sur les traces de bien d’autres statues de l’incontournable figure soviétique, au sort tout aussi tragique, notamment depuis la promulgation de la loi de décommunisation de l’Ukraine, en mai 2015. Les nombreuses rencontres faites durant ces trois dernières années, et les non moins nombreuses réactions enregistrées, confèrent à ce projet apparemment anodin une tout autre portée : celle de décrire un pays confronté à son histoire, et au dilemme imposé par les vestiges d’un passé totalitaire, dans un contexte de reconstruction identitaire.

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Comme Looking for Lenin prend aujourd’hui la forme d’un livre, publié aux éditions Fuel Publishing, j’ai contacté Ackermann et Gobert. Ils m’ont longuement parlé des difficultés qu’ils ont rencontrées durant ce projet, de l’importance de la neutralité journalistique et de l’amour qu’ils vouent à leur pays d’adoption.

Chabo, oblast d’Odessa. 21 novembre 2015.

VICE : À l’origine, vous dites avoir commencé ce projet avec pour unique but de retrouver la trace de la statue de Lénine de Bessarabska Square, à Kiev. Comment en êtes-vous arrivés à vouloir rechercher toutes les autres statues – ou, du moins, le plus possible ?
Sébastien Gobert : Ça a été vraiment progressif. Si on remet dans le contexte, Niels et moi nous sommes rencontrés au moment du Maïdan. Ça a été très intense, et à un moment donné, on a été un peu fatigués par tout ça. Un jour, Niels est venu vers moi et m’a demandé : « Mais où est passé Lénine ? Et si on allait le chercher ? Si on allait regarder où sont passés les Lénine ? Qu’est-ce qu’ils sont devenus ? Où est-ce que les gens les entreposent ? » L’idée m’a tout de suite paru sympa, mais au début, c’était vraiment une manière de couper avec le quotidien de la guerre. C’est en trouvant un, deux, trois Lénine, et en parlant avec les gens, en écoutant ce qu’ils avaient à dire, qu’on s’est dit peu à peu qu’on allait faire quelque chose dépassant un simple post Instagram ou Facebook, un simple article. Puis on est arrivés à quelque chose de construit : ce bouquin.

Niels Ackermann : La statue de Bessarabska Square était l’élément de départ, sachant qu’elle n’avait pas été détruite entièrement… Toutes les personnes qu’on avait sondées – que ce soient des journalistes, la mairie et autre – n’avaient aucune idée de ce qui pouvait rester de cette statue. Souvent était avancée l’hypothèse que tout était parti en morceaux, vendus sur Internet. Comme on ne trouvait rien qui confirmait cette hypothèse, à part des rumeurs, on s’est dit qu’il devait rester quelque chose. Aujourd’hui, on croit savoir qui l’a – on a eu une confirmation en croisant récemment cette personne dans un supermarché – mais on n’a toujours pas pu photographier cette statue. Et maintenant, cette même personne nous dit que ce n’est plus lui qui l’a… On continue donc toujours à chercher ce foutu Lénine.

Aucune de ces statues ne se ressemble, au final.
NA : Ce n’était pas gagné d’avance parce qu’on photographiait finalement tout le temps la même chose : Lénine. Sachant qu’il y avait 5 500 statues de Lénine à travers tout le pays, remplir un article de journal, un livre ou autre avec dix, vingt ou cent photos du même truc tout le temps, ça peut devenir très lassant. En fait, notre grande chance – et ça, on s’en est rendu compte après avoir fait quatre ou cinq statues – c’est qu’à chaque fois, elles nous racontaient un truc différent. Une tête découpée entreposée sans aucune mise en forme dans un musée, une statue qui s’écrase dans l’herbe… Certaines ont des structures communes mais elles racontent toutes une histoire différente – ce qui correspond bien aux histoires que Sébastien a récoltées au long du projet. Chacune nous raconte l’Ukraine et la décommunisation dans toutes leurs nuances. Finalement, on a eu de la chance que cette investigation soit compliquée – peut-être que si on avait trouvé tout de suite cette première statue, on en aurait juste fait un article et on se serait arrêtés là. Et ça aurait été vraiment dommage. En cela, on est très contents et on remercie le voleur de cette statue de nous avoir rendu la tâche ardue ! (Rires)

Kharkiv. 2 février 2016.

Finalement, l’intérêt de ce projet ne réside même plus tellement dans la découverte de ce Lénine de Bessarabska que celle de tous les autres ?
NA : Il y a un côté très romantique ; on cherche toujours la statue pour l’honneur. C’est un peu comme dans un jeu vidéo : cette statue de Kiev, c’est le boss de fin – tu n’as pas vraiment fini le jeu si tu ne l’as pas aussi. Mais on a commencé ce projet pour une raison et le fait qu’on n’arrive toujours pas à la retrouver fait que le projet n’est fondamentalement pas fini. C’est un peu comme une histoire d’amour impossible… Et tant qu’on ne l’aura pas, on a une raison de continuer à chasser des Lénine.

SG : Sachant qu’au-delà de ce Lénine de Bessarabska, on reçoit maintenant des pistes, des contacts, des adresses de Lénine – qui sont très intéressants.

NA : Quand on a lancé ce projet, il était très dur de trouver ces statues, parce qu’on était vraiment les premiers à leur accorder de la valeur après leur chute – ce qui nous a surpris. Aucun journaliste ne les avait recherchées. Du coup, personne ne savait comment nous aider. Mais plus le projet avançait, plus les gens commençaient à se souvenir : « Dans mon village, il y a cette statue, on l’a foutue à la décharge », etc. On a commencé à nous donner des pistes. Et maintenant que le livre est imprimé, on nous met encore sur la piste de statues complètement folles… Donc, ouais, on garde toujours en tête ce projet.

SG : Je me rappelle que quand on a commencé à parler du projet, au moment où a lancé la page Facebook « Looking for Lenin », mes collègues journalistes à Kiev se foutaient un peu de ma gueule. Ils me disaient : « C’est sympa ce que tu fais, occupe-toi des Lénine, nous, on va sur la zone de guerre, on va aller faire des reportages là-bas. » Pas grand monde ne comprenait ce qu’on voulait faire avec ce projet et n’y prêtait de la crédibilité. Alors que la décommunisation, la chute de Lénine et le sort que les Ukrainiens réservent aux statues de Lénine, ça dit vraiment énormément de choses sur l’Ukraine. C’est une des valeurs ajoutées de ce projet. Pour moi, en tant que journaliste – je suis là depuis 2011, j’avais donc quand même la prétention de connaître pas mal de choses sur le pays –, Lénine et la manière dont les gens en parlent ou ne veulent pas en parler, ça a vraiment révélé quelque chose… Des choses très différentes, que je n’avais presque pas soupçonnées avant.

Comment avez-vous procédé dans votre recherche ? Aviez-vous une méthode définie ?
SG : Les réactions différenciées des gens vis-à-vis de ces statues de Lénine nous ont mis sur des pistes variées. Par exemple, il y en a qui déboulonnent une statue, ils n’en ont absolument rien à faire et la mettent juste dans une cour, à 200 mètres. Dans ce cas-là, le Lénine est vraiment facile à trouver : tu roules dans la campagne et tu le trouves. On a eu des hasards comme ça. Il y a des Lénine cachés, et là, il faut vraiment une enquête, il faut du temps, passer des coups de fil, etc. Il y a des Lénine dans des collections privées – des mecs nous contactent pour qu’on vienne prendre une belle photo de leur collection. Notre méthode a toujours été la curiosité, la disponibilité, aussi – on a fait beaucoup de kilomètres, on y a passé beaucoup, beaucoup de temps.

NA : En ce qui concerne les recherches, je dirais qu’en moyenne, chaque statue nous prenait environ une semaine de travail. Certaines fois, comme le disait Sébastien, quand on arrivait dans un village, on s’adressait au maire et cinq ou dix minutes plus tard, on y était. Ça, c’étaient les meilleurs cas – et c’était assez rare.

Certaines des statues les plus absurdes trouvées, c’est en faisant des recherches un peu bizarres sur Google. Par exemple, en tapant « Lénine garage ». Ou en retrouvant des articles, qui, souvent, dataient – certaines de ces statues sont tombées avant le Maïdan, mais la plupart sont tombées depuis la révolution, courant 2014. Celle de Kiev, c’était en décembre 2013. En faisant ce projet autour de 2015, certains des articles dataient d’il y a un an, voire deux, et pouvaient ne plus être à jour. La statue était à un endroit, puis avait été enlevée, mise ailleurs. C’était justement là que commençaient nos investigations. Beaucoup de coups de téléphone, des lettres officielles – celles-là étaient rarement couronnées de succès – des passages sur le terrain… Les premières recherches se faisaient aussi beaucoup par Internet, en utilisant Twitter, tout ce qu’on pouvait tirer des réseaux sociaux. Mais ça a vraiment démarré quand on a pu avoir affaire à des humains – ceux qui possèdent ces statues ou ceux qui savent où elles sont ne sont pas forcément des gens très actifs sur internet.

Tête d’une statue de Lénine décapitée, exposée au Musée de l’Occupation soviétique. Kiev. 12 septembre 2015.

Et du coup, laquelle avez-vous pris en photo en premier ?
NA : La toute première, c’est celle du Musée de l’Occupation soviétique, à Kiev. Quand on recherchait le Lénine de Bessarabska, quelqu’un nous a dit qu’un membre de Svoboda avait la main. On appelle alors cette personne, on nous dit qu’il est assigné à résidence à ce moment-là, quelque part dans les Carpates [région à l’ouest du pays]. Lui, ou son assistant, nous dit qu’il a donné cette main au musée de l’Occupation soviétique. On est donc allés voir là-bas : on ne trouve pas la main, mais on trouve cette tête de Lénine – qui est clairement celle d’un autre Lénine. Au musée, ils n’avaient aucune idée de ce qu’était devenu le Lénine de Kiev – et ils ne savaient pas non plus d’où venait ce Lénine. On a donc pris cette photo et on a continué à chercher. Peu de temps après, on passait à Slaviansk – c’est ce Lénine couché par terre, la tête dans l’herbe, comme s’il était rentré bourré d’une soirée –, puis Kramatorsk. Et justement, c’est là que le projet a commencé à prendre consistance, parce qu’on avait déjà des situations très différentes, chaque Lénine était comme une petite histoire en soi.

Slaviansk. 15 septembre 2015.

Sébastien, tout à l’heure, tu parlais de l’incompréhension de tes confrères journalistes. C’est aussi quelque chose que vous avez rencontré régulièrement au cours de votre quête, non ? Ça se ressent dans les témoignages très contrastés que vous avez récoltés et qui figurent dans le livre.
SG : L’une des réactions les plus fortes, c’est celle de « Halyna » [attachée de presse de la ville de Zaporijia]. On l’avait rencontrée dans le couloir, elle nous avait à peine dit bonjour, et tout de suite, c’était : « Vous les étrangers, vous êtes tous les mêmes ! Vous ne pouvez pas vous intéresser à quelque chose de vraiment important ? Pourquoi ce type vous fascine tant ? Personne ne cherche des statues d’Hitler en Allemagne ! » Donc, oui, il y a évidemment eu des réactions d’incompréhension. On nous prenait pour des touristes à la recherche de sensationnalisme. On s’est vraiment concentrés sur les Lénine parce que, du point de vue photographique, symbolique, etc., ça a vraiment beaucoup de sens. D’autres personnes se sont focalisées sur les mosaïques, sur l’historiographie, les archives ou autres… Mais le truc fantastique avec Lénine, c’est que tout le monde a une opinion. Tu sors ce nom et là, il n’y a pas besoin de réfléchir : tu en as entendu parler, tu sais qui c’est, tu as quelque chose à dire. Pour récolter des réactions, et pour entamer des discussions, ça a été le bon plan – si je puis dire.

NA : Un des éléments qui font que tout le monde a une opinion sur Lénine en Ukraine, ou dans le monde post-soviétique, c’est qu’il faut bien s’imaginer que, dans chaque village, dans chaque ville, si ce n’est dans chaque école, il y avait Lénine partout. Il était vraiment comme une espèce d’emblème. On posait devant la statue de Lénine quand on se mariait, au début ou à la fin des cours, etc. De cette manière, il était donc entré dans la vie de tout le monde. Et ça explique le fait que, s’il y a une image qui doit résumer cette époque soviétique, du point de vue de symbole, ce serait dur de trouver quelque chose de plus fort que Lénine – que ces statues de Lénine, en tout cas.

Kharkiv. 2 février 2016.

Une autre réaction qui me semble revenir souvent aussi, c’est l’impression que votre projet va donner une mauvaise image de l’Ukraine.
NA : C’est un des points qui m’intéressent beaucoup, dans la façon dont ce travail peut être récupéré d’un côté ou de l’autre. L’Ukraine est à un tournant de son histoire – par exemple, le régime sans visa est en train d’entrer en vigueur, les Ukrainiens vont pouvoir se rendre en Europe… L’Ukraine se tourne beaucoup vers l’Ouest. Et on constate aussi une sorte de guerre de propagande. Notre travail peut être instrumentalisé de différentes manières : par une Ukraine qui aurait envie de dire : « Regardez, on est en train de se débarrasser complètement de ce passé qui nous lie à la Russie » ; il peut aussi être instrumentalisé par des gens qui veulent faire passer les Ukrainiens pour des fascistes, voire des vandales, ou que sais-je. Ce serait le résultat d’une lecture simpliste de ce travail, qui consisterait à regarder juste quelques images et à tirer les conclusions qu’on a envie d’en tirer.

Ce qu’on essaie de raconter à travers ce projet, c’est que le rapport des gens à la décommunisation et au passé soviétique est extrêmement varié – des nostalgiques de l’URSS à ceux qui disent que cette décommunisation aurait dû être faite beaucoup plus tôt… Les méthodes sont aussi très différentes. Tout le monde ne soutient pas la suppression des monuments. Si on regarde les sondages, on voit que c’est très loin de faire l’unanimité. Les gens sont conscients de la valeur culturelle de certains de ces monuments, mais ils sont aussi conscients de l’héritage historique. Et nous, étant étrangers, on ne voulait émettre aucun jugement. On est juste là pour documenter le processus. Ce serait trop facile de dire : « Les Ukrainiens cassent des statues, donc c’est des fascistes. » À travers les témoignages, on voit bien que c’est plus complexe que ça : on voit une Ukraine qui est en train de se réinventer, de questionner son histoire.

SG : Comme le disait Niels, les réactions les plus violentes venaient de gens qui ne sont pas du tout d’accord avec ce qui est train de se passer, ou alors ne sont pas fiers de la manière dont ça se passe. Par exemple, la municipalité de Melitopol – qui nous a opposé une fin de non-recevoir à plusieurs reprises, même si on leur a écrit, téléphoné, on y est allés, etc. – n’aimait pas la symbolique du projet. Ce n’est finalement pas tellement à nous qu’ils en veulent, c’est surtout au pouvoir de Kiev, aux épreuves que traverse l’Ukraine depuis la révolution, la guerre, etc. On a aussi rencontré des gens qui étaient tentés par une espèce de repli sur soi : « Ne nous regardez pas, nous sommes moches, revenez quand nous serons plus beaux. »

Cette tête de Lénine fait plus de deux mètres de haut et se trouvait à l’origine sur le site de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Elle est maintenant stockée dans un local utilisé par le personnel de nettoyage. Tchernobyl. 6 octobre 2016.

C’est justement en cela que je trouve votre projet particulièrement intéressant : vous partez de quelque chose de très simple en apparence, mais qui illustre assez bien toute la complexité du rapport à l’Histoire qu’ont les Ukrainiens – le peuple ukrainien d’une part, les institutions ukrainiennes de l’autre. Vous dites préférer rester en retrait mais est-ce que vous en retenez quand même quelque chose ?
NA : En Suisse, on discute énormément, les prises de décision prennent beaucoup de temps, et ça aboutit souvent sur des décisions très consensuelles. Ça nous amuse toujours beaucoup de ce côté de la frontière quand on regarde comment ça se passe en France : dès qu’il y a une nouvelle loi, il y a des manifestations dans la rue, des grèves, etc. C’est impossible avec le système institutionnel que l’on a en Suisse. Et en Ukraine, on voit aussi un mode de décision assez peu inclusif. Par exemple, quand une ville comme Dnipropetrovsk est renommée par une petite communauté de décideurs Dnipro, c’est un peu comme si on prenait une ville comme Toulouse et qu’on décidait de la renommer « Louse » (Rires) Sans même demander leur opinion aux habitants de la ville. C’est une chose qui peut entamer la légitimité des décisions qui sont prises.

Là, il s’agit quand même de quelque chose de symbolique : il s’agit de savoir comment on négocie avec un passé totalitaire. Pour créer quelque chose de nouveau sur les cendres d’un passé totalitaire, l’idéal est probablement de le faire de la manière la plus démocratique possible. Prendre des décisions de manière très centralisée, et créer une différence entre les élites et la population, ça ne donne pas naissance à des conditions optimales pour aller de l’avant. Sébastien a recueilli un témoignage qui nous rappelle bien ce problème.

SB : Anna Bondar [administratrice au département d’urbanisme et d’architecture de Kiev] a cette phrase : « Ils mettent en place la décommunisation avec des méthodes communistes. » Moi, je suis très prudent par rapport à tout ça, parce que, comme tu le comprends, toute la crédibilité de notre boulot repose sur notre neutralité. Donc, même si j’avais eu une opinion, je la garderais pour moi. Ce qu’on a documenté avec ce projet, ce n’est pas le bien-fondé de la décommunisation – là-dessus, je ne me prononcerai pas du tout – mais la méthode : elle a provoqué énormément de questions, d’interrogations chez les Ukrainiens. Ça reflète beaucoup de choses intrinsèques à ce pays – une jeune république indépendante confrontée à deux révolutions, la guerre etc. Le mode de prise de décision, de consultation avec la société civile, la hiérarchie du politique à l’administratif et de Kiev jusqu’aux provinces… La corruption aussi : certaines statues, qui étaient faites de bronze et qui coûtaient très cher, ont disparu. Fatalement, tu peux te dire que tout ça aurait pu être fait différemment.

NA : On cherche aussi à être vraiment distant avec tout ça parce que – on ne s’en rend pas forcément compte de l’extérieur – l’histoire contemporaine ukrainienne est particulièrement douloureuse pour beaucoup d’Ukrainiens. Le fils/cousin/frère peut être en train de se battre contre le beau-fils/cousin/frère. Des gens de la même famille peuvent être des deux côtés de la ligne de front. Très rapidement, dès qu’on aborde cette espèce de fraternité qu’il y avait avec la Russie, il y a des larmes qui sortent. Et nous, avec nos regards d’Européens, on ne peut qu’être maladroits en essayant de juger ça. Parce que, justement, ce n’est pas notre passé, ce n’est pas nous qui avons eu à apprendre une langue plutôt qu’une autre parce qu’une autorité centrale à Moscou l’a décidé. C’est pour cela qu’on essaie de rester dans notre position de journalistes – tel qu’on voit le journalisme. À savoir, qui n’essaie pas de conclure pour ses lecteurs, mais d’amener l’information dans toutes ses nuances.

Tu disais tout à l’heure que l’histoire contemporaine ukrainienne n’est pas blanche ou noire. On pourrait l’appliquer n’importe où autour du monde – on pense que cette nuance manque beaucoup dans le journalisme : amener les faits d’un côté et de l’autre, de ne pas conclure. Il y a le bien, le mal, mais la réalité se situe toujours un peu entre les deux.

L’artiste ukrainien Oleksandr Milov a transformé cette statue de Lénine en Dark Vador. Elle trône dans la cour d’une usine de la banlieue d’Odessa. Odessa. 21 novembre 2015.

Dans le texte d’introduction de votre livre, Myroslava Hartmond [chercheuse ukrainienne en diplomatie culturelle et en soft power à l’université d’Oxford] dit que, des 5 500 statues de Lénine qui avaient été érigées en Ukraine – j’ai d’ailleurs été impressionnée par ce chiffre, surtout comparé aux autres républiques soviétiques –, il n’y en a plus aucune qui tient debout. C’est bien vrai ?
SG : Des Lénine qui avaient été érigés, de manière officielle, sur les places publiques, il n’y en a plus un seul. On trouve encore des bustes, des bas-reliefs, des peintures, des mosaïques, mais c’est tout.

NA : En ce qui concerne le nombre de Lénine par mètre carré, il y en avait 22 fois plus qu’en Russie ! Pour moi, il y avait l’élément propagande, bourrage de crâne, mais récemment, dans une discussion, Sébastien a soulevé le fait qu’il y a beaucoup de villages en Ukraine. Et vu que dans chaque village, il y a une statue, si tu es dans un pays où il y a plein de petits villages partout, tu as aussi, mécaniquement, plein de statues. Une autre raison qui explique cette densité, c’est qu’il fallait absolument convaincre cette république qui n’était pas forcément la plus…

SG : La plus partisane, la plus communiste. Il y a aussi une raison très pratique, que j’ai comprise au fil du temps : l’Ukraine a été un des principaux champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale – il y a eu énormément de destructions, de pertes physiques… Et donc, à la fin des années 1940, 1950, se pose la question de comment est-ce que l’on reconstruit ? Comment est-ce que l’on reconstruit avec le style communiste ? Grande place, statue au milieu – quelle statue on choisit ? Boum, c’est parti.

Un collectionneur privé a rassemblé un grand nombre de monuments de l’époque soviétique, dont des dizaines de statues de Lénine. Il les stocke dans un entrepôt avec le matériel de son magasin de vitrage. Kharkiv. 2 février 2016.

D’ailleurs, pourquoi ne pas avoir choisi une de tes photos, Niels, pour la couverture ?
NA : Il y avait, d’une part, l’idée de garder un maximum de surprise pour ceux qui ouvrent le livre. Mais surtout, cette image que tu vois sur la couverture est tirée du projet de Paul Cartron, un jeune réalisateur français basé en Belgique, qui s’est rendu à plusieurs reprises en Ukraine, et qui a fait un travail sur le marché de Krementchouk. Il avait acheté une carte postale où on voyait ce Lénine qui trônait, puis il l’avait photoshoppé, il l’avait enlevé du piédestal, et il demandait aux gens sur le marché de peindre ou de dessiner ce qu’ils voudraient voir à la place. On trouvait ce projet drôle, alors on l’a soumis à Damon, pour voir si ça l’intéressait d’éventuellement l’inclure dans notre projet. Et il nous a dit que ça serait bien pour la couverture. Ça créait un vrai préambule à l’histoire : il y a le Lénine de propagande, on l’enlève de l’image, et qu’est-ce qu’il devient ? Où est-il passé ?

Couverture du livre Looking for Lenin paru aux éditions Fuel Publishing.

Vous avez photographié combien de statues en tout, du coup ?
NA : Dans le livre, il y en a 70. Et, à l’heure actuelle, on en a trouvé à peu près une centaine.

Et donc, vous prévoyez de poursuivre votre quête ?
NA : On ne sait pas. Quand on parle de ce projet maintenant, qu’il fait beau dehors et qu’on est un peu reposés, je me rappelle aussi du moment où on a traversé tout le pays en bagnole – sur des routes parfois particulièrement mauvaises – pour aller photographier un morceau d’un Lénine. Tu ne sais même pas ce que c’est d’ailleurs, on te dit que c’est la barbe, mais ça ressemble plutôt à un cou… Et puis, quand tu arrives dans le musée, on te dit « la personne qui est là n’a pas la clef » ou « on ne va pas vous laisser le photographier » ou « on ne veut pas ouvrir ce boîtier en verre moche pour vous sortir la pièce » Toutes les difficultés qu’on a rencontrées, toutes les fois où tu penses que ça va être facile – au final, ça te prend des heures, voire des jours de négociations. Dans ces moments-là, on se regardait et on se disait : « Bon, on est quand même contents d’arriver au bout. » C’est un projet personnel, qui demande une énergie et une patience folles. Donc ce n’est pas quelque chose qu’on arriverait à faire en permanence – à moins de trouver un très généreux mécène qui aurait absolument envie qu’on aille retrouver les 5 500… (Rires)

Ce nez a appartenu à la statue de Lénine de Kharkiv, qui mesurait 8,5 mètres de haut et était la plus grande d’Ukraine. Quand cette photo a été prise, le nez était exposé au Pinchuk Art Centre, à Kiev, dans le cadre d’une installation de Yevgenia Belorusets, Let’s Put Lenin’s Head Back Together Again ! (2015). Kiev. 5 février 2016.

J’avais une question un peu plus personnelle pour terminer : qu’est-ce qui vous intéresse en Ukraine ? Qu’est-ce qui vous a poussé à venir vous y installer ?
NA : C’est un accident assez drôle. Tous les étés, je voyageais en Europe avec l’un de mes meilleurs amis pour faire des photos. Une fois, on a décidé d’aller un peu plus loin que l’Europe : on voulait aller en Russie, parce qu’on était vraiment fascinés par la propagande, l’architecture et tous les restes de cette époque soviétique… Mais pour aller en Russie, il fallait un visa, les hôtels à Moscou étaient assez chers, et du coup, on s’est dit : « Pourquoi on n’irait pas plutôt en Ukraine ? C’est moins cher et il n’y a pas besoin de visa. » C’est un peu triste comme raison de découvrir l’Ukraine, mais c’est comme ça. Heureusement, on est tombés amoureux du pays – tant lui que moi –, de sa population, qui est ouverte, curieuse. Quand tu es étranger en Ukraine, tu ne peux pas passer une soirée dans un bistrot sans te faire inviter par des locaux qui ont juste envie de savoir d’où tu viens, qu’est-ce que tu as aimé voir, comment ils peuvent même t’aider, d’une certaine manière. Il y a une très grande générosité des Ukrainiens vis-à-vis des visiteurs, qui m’a poussé à revenir.

SG : À travers mes études, puis des stages et des voyages, ça fait maintenant 11 ans que je suis dans l’espace soviétique. J’ai commencé par faire Erasmus à Riga, en Lettonie ; j’ai ensuite été pendant pas mal de temps en Pologne ; j’ai passé un an à Budapest, en Hongrie ; et c’est comme ça que je suis tombé dans l’espace postcommuniste. À un moment donné, j’ai pris un avion pour l’Ukraine. Et je suis resté. (Rires) Le borsch, les patates, les kotlet, le salo ; de bonnes perspectives de boulot, des gens très intéressants, et puis la vie qui prend son cours…

NA : Je dirais aussi que s’il n’y avait pas eu Maïdan – enfin, s’il n’y avait pas eu les changements dans la société ukrainienne suite à la révolution –, je ne suis pas sûr que je serais revenu, ou en tout cas que j’aurais choisi d’y vivre. Mais l’Ukraine que l’on peut voir maintenant, par rapport à celle que j’ai découverte en 2009, n’a pas grand-chose à voir. Il y a un tas de jeunes entrepreneurs, des activistes de la société civile qui font un boulot incroyable, qui sont terriblement jeunes – des gens qui ont 26, 28, 30 ans. D’une certaine manière, même si ce n’est pas aussi caricatural que ça, il y a un peu le côté champ de ruines : il y a beaucoup de choses à refaire ou à améliorer. Et finalement, pour des gens qui ont de l’ambition, tu peux faire plus de choses en Ukraine qu’en France, en Suisse, ou dans d’autres pays en Europe, où la plupart des choses sont déjà là. Les améliorations que l’on peut faire, ça reste de petits ajustements – par rapport à ce qui peut être amélioré en Ukraine. Si tu regardes les questions environnementales, les questions de politique, judiciaires, l’éducation, il y a énormément de progrès qui peuvent être accomplis en Ukraine.

SG : Tu as utilisé le mot « progrès », Niels, mais c’est que ce n’est pas forcément une question de progrès. C’est en tout cas une question d’évolution. C’est le mouvement, c’est le dynamisme : tu as vraiment l’impression qu’il y a quelque chose qui se passe, les gens veulent se construire une autre vie, un autre avenir. Moi, c’est vraiment pour ça que je suis tombé dedans et que je suis resté.

Je vois. Merci beaucoup à vous deux.

Vous pouvez vous procurer Looking for Lenin sur le site des éditions Fuel Publishing pour la version anglaise, et sur le site des éditions Noir sur blanc pour la française.

Le projet est également exposé aux Rencontres d’Arles, du 3 juillet au 24 septembre 2017.

Pour suivre le travail de Niels Ackermann, c’est par ici ; pour suivre celui de Sébastien Gobert, c’est par .

Marie Fantozzi est sur Twitter.