Le travail du photographe sud-africain Pieter Hugo est connu dans le monde entier. Pour lui, le documentaire photographique est une « expérience extatique où quelqu’un qui regarde des images fait l’expérience d’une vérité, même si ce n’est pas LA vérité ». Nous avions déjà discuté avec lui il y a quelques temps à propos de ses photos de saltimbanques-prêteur sur gages connus pour leurs hyènes en laisse et considérés comme des sorciers par le folklore populaire. Désormais, le Musée de la Photographie de la Haye expose les clichés de cette série ainsi que plusieurs autres de ses récents boulots. L’exposition, This Must Be the Place, a donné naissance à un livre du même nom. On a discuté avec lui une petite demi-heure à propos de l’expo et de quelques autres trucs.
VICE : Comment décides-tu de ce que tu vas couvrir ?
Videos by VICE
Pieter Hugo : Beaucoup de mon inspiration est en réaction aux images que j’observe dans les médias. The Hyena Men a vu le jour grâce à une photo que quelqu’un avait prise avec son portable. Apparemment, c’était un employé d’un réseau de téléphonie mobile au Nigeria et il les avait photographiés depuis la fenêtre de sa voiture. Il a posté ça sur internet en disant : « Voici les prêteurs sur gages nigérians. » J’ai aussi fait la série Nollywood parce que pendant que je faisais The Hyena Men, tout le monde regardait ces films en Afrique de l’Ouest ; dans tous les bars, les hôtels… À cette époque, ça m’énervait. Par la suite, c’est devenu évident qu’il y avait quelque chose d’incroyable là-dedans et qui méritait d’être exploré. J’ai fait Permanent Error suite à un article sur le recyclage global lu dans National Geographic et dans lequel il y avait la photo d’un dépotoir d’ordinateur. Mon travail sur le Rwanda a, quant à lui, été influencé par un article de The Economist que j’ai lu un jour dans l’avion. Ça vient toujours d’une stimulation littéraire, de quelque chose d’extérieur.
Il y a beaucoup de symboles, d’icônes et de costumes dans tes portraits. Les portraits des scouts libériens sont assez intéressants à ce niveau-là. Peux-tu nous en parler un peu ?
C’était assez inopiné car j’étais justement au Liberia pour photographier Ellen Johnson Sirleaf, la première présidente africaine, pour un magazine africain. Une fois le shooting terminé, j’ai décidé de rester au Liberia un moment et en buvant une bière sur le porche de mon hôtel, j’ai vu ces scouts qui passaient. Il se trouve que l’un d’entre eux était le fils de mon fixeur. Il m’a expliqué que la plupart de ces garçons étaient d’anciens combattants de la guerre civile. J’imagine que si tu es conscient de tes préoccupations, elles viennent à toi toutes seules à partir du moment où tu gardes les yeux ouverts. Ça m’a aussi permis de réaliser qu’il n’y avait pas besoin d’aller dans la jungle congolaise pour faire des photos intéressantes. Les sujets sont toujours autour de toi. Il suffit juste d’avoir les yeux ouverts.
Dans votre nouveau livre, il y a une citation du curateur photo du MoMA, John Szarkowski : « Un photographe qui débute espère apprendre à utiliser la photographie pour décrire la vérité. Le voyageur intelligent sait qu’il n’y a pas assez de pellicule pour faire ça. » À plusieurs occasions, tu as dit « La photographie est finie. » Quelles sont les limites de ce médium, pour toi ?
Question difficile. Je pense qu’il est important de prendre en compte le fait que j’ai fait cette déclaration complètement bourré.
C’est un problème intéressant pour un photographe.
À un certain moment, après avoir un peu pratiqué, tu prends conscience de la différence entre tes idées de départ et les défauts de ton travail lorsqu’il est publié. Tes intentions premières et la manière dont elles vont être perçues par le grand public sont différentes. Ça peut être vraiment déprimant.
En même temps, j’ai toujours dû lutter pour considérer la photo comme une forme d’art sérieuse. À un certain moment, tu deviens conscient des limites de n’importe quel medium. Pour moi, c’est quand je me suis aperçu que la photo pouvait seulement décrire la surface des choses. C’est symbolique. Elle ne peut pas faire beaucoup plus que ça. Pourtant, elle a toujours la prétention d’être quasi-documentaire. C’est quelque chose que la littérature a compris il y a des années déjà alors que pour la photo, c’est encore tout frais.
Parlons de ton nouveau livre et de l’expo ; les deux s’appellent This Must Be the Place. Comment sont-ils nés ?
Il y a actuellement une exposition qui a débuté au Musée de la Photographie de la Haye. Il existe plus d’une centaine de tirages donc les répertorier dans un catalogue me semblait naturel. Par la suite, le catalogue s’est transformé en bouquin. Cette idée de tout réunir, c’est une sensation fantastique.
J’ai toujours l’impression de ne rien faire de ma vie. Une sorte de culpabilité calviniste me dit que je devrais être plus productif mais c’est en faisant ce catalogue que je me suis rendu compte que je pouvais me détendre un peu – j’ai été quand même pas mal occupé, ces derniers temps !
Je suis sûr qu’il y a quelque chose de cathartique à mettre ces choses ensemble et à les voir s’agencer. Quel a été le fil conducteur que tu as vu apparaître en éditant ton travail ?
Après l’école, je suis directement devenu photographe ; je n’ai pas étudié. À 20 ans, j’étais un apprenti photographe qui ne se souciait pas de savoir si il voulait faire un travail commercial, éditorial ou bosser comme photojournaliste. Il n’y avait pas vraiment d’espace pour apprendre la théorie et l’histoire de la photographie. C’était quelque chose que tu apprenais au fil du temps. Cette vue d’ensemble était donc une bonne opportunité pour m’asseoir, regarder ce qui ressortait de mon travail et clarifier ce que mes préoccupations ont été pendant ces dernières années. Évidemment, il y a quelques thèmes majeurs, type « Qu’est-ce que le réel ? ». Je pense que c’est une grande question que mon travail pose. Ce dernier semble provoquer pas mal de débats sur la représentation.
En général, les photographes ont tendance à poser des questions plutôt qu’à y répondre.
Je pense que j’ai mis au point un vocabulaire. J’ai l’impression qu’il m’aide à bien m’exprimer mais il m’ennuie aussi. Ce travail peut devenir conventionnel. Je pense que l’expo et le livre sont arrivés au bon moment. J’ai d’ailleurs de la chance que ce soit arrivé à ce moment-là de ma carrière. Je vais pouvoir commencer à expérimenter d’autres manières de faire les choses.
Tu as eu ton bac en 1994, l’année des premières élections démocratiques en Afrique du Sud. Peux-tu dire en quoi cela a influencé ton travail ?
J’ai grandi au sein de la classe moyenne de gauche. Pour moi, il était évident que la société dans laquelle j’avais grandi n’était pas idéale et devait changer – la manière dont elle fonctionnait n’était pas viable. Mon travail est intimement lié à mon expérience d’enfant en Afrique du Sud. C’est vraiment difficile de les séparer. Même si j’aimerais penser que mon travail est basé sur des prérogatives complètement personnelles, il est toujours très lié à la topographie de l’endroit où j’ai grandi et à la constante appropriation de cet espace. Cet espace pose problème. Tu te demandes toujours si tu es en harmonie avec lui ou pas. Tu peux même te demander si tu dois te soucier du fait d’être en harmonie ou pas avec lui. Au début, je pense que la photographie m’a servi de prétexte pour vraiment me poser ces questions. Tout vient d’un engagement avec le monde.
Comment travaillaient les photographes avant ?
D’une manière complètement différente d’aujourd’hui. Il n’y a encore pas si longtemps, l’idée de recueillir des photographies n’existait pas en Afrique du Sud.
Donc c’était très fonctionnel ?
Oui, même si il y a toujours eu des photographes pour faire un travail qui n’était pas purement fonctionnel. Il y avait une sorte de boycott culturel. Je n’ai jamais pu voir de bonnes photos d’art dans les musées. Le travail que je voyais dans les musées n’étaient jamais international. Le sport international était encore boycotté à l’époque où j’ai grandi. C’était vraiment un endroit isolé. On avait conscience que le reste du monde ne nous aimait pas et n’approuvait pas notre paradigme politique.
On peut sentir ça dans ton travail mais il y a quelque chose de distinct entre celui-ci et le travail d’un photojournaliste classique. D’où ça vient, d’après toi ?
Je n’ai pas une démarche de type journalistique et c’est vraiment ce qui fait la différence. Je fais des piges – pour le New York Times Magazine, notamment – mais seulement lorsqu’elles me laissent le temps d’explorer un sujet convenablement. C’est un autre type de journalisme ; c’est du journalisme « lent ». Ce n’est pas un manque de respect mais le monde de la presse ne m’intéresse pas particulièrement. Je ne suis pas fait pour y travailler.
J’ai évidemment vu les références à tes photos dans le clip de Beyonce mais aussi dans le travail d’Ed Kashi et dans le langage visuel de beaucoup d’autres photographes. Même si l’emprunt n’est pas quelque chose de nouveau, voir ton travail se retrouver dans des trucs aussi commerciaux étonne un peu. Tu le prends comme un hommage ?
Honnêtement, je n’y prête pas tellement d’attention. Une partie de moi relie une idée originale à la notion de pêché originel. Quelque chose qui est arrivé bien avant ta naissance. Je suis tributaire de tellement de gens. Je pense que si tu arrives à l’admettre, c’est OK.
Tant que tu ne deviens pas Richard Prince.
[Rires]. Exactement. Le truc de Beyonce m’a plutôt fait marrer mais quand j’ai vu les dresseurs de hyènes dans le clip de Nick Cave, j’étais furieux parce que j’aurais adoré faire cette vidéo. Et j’ai toujours été un grand fan de Nick Cave.
Dis-moi si je me trompe mais je perçois un peu d’humour dans ton Nollywood.
Beaucoup de gens ont négligé cet élément. C’est mon côté Tarantino. J’aurais aimé que plus de gens voient ça. Mais tu dois savoir ce qui s’est passé, il y a eu beaucoup de réactions violentes vis à vis de ce travail. Un des auteurs nigérians qui a travaillé sur Nollywood a reçu des menaces de mort parce qu’il travaillait avec moi. On lui a dit qu’il trahissait sa « race » ! C’est assez effrayant quand des universitaires commencent à obliger les artistes à être politiquement correct ou à suivre certaines règles ; cela signifie que nous sommes forcés de faire un travail malhonnête, didactique et propagandiste par nature. Je trouve ça très préoccupant. Ça a pris du temps avant que je réalise pourquoi ça m’avait si profondément affecté.
Les réactions sont-elles différentes selon que tu montres ces images à un Nigérian, un Européen ou un Américain ?
Ça dépend. Il ne faut pas regarder Nollywood comme un guide de l’industrie cinématographique nigérienne. C’est plutôt l’interprétation créative d’un phénomène qui tire son inspiration de l’esthétique et de la réception du public par rapport à ce phénomène. Ensuite, tu peux très bien dire : « C’est chiant ces photos où tout le monde semble avoir été placé au milieu du cadre ». Je ne suis pas un anthropologue, je n’ai pas de préoccupations de cet ordre. Pendant longtemps, j’ai trouvé ces critiques déprimantes. J’ai mis longtemps avant de pouvoir passer outre. Les violentes critiques sur ce travail m’ont rendu vraiment conscient du danger qu’il y a à s’engager à ce niveau-là ; essayer de dire aux gens ce qu’ils devraient faire ou ne pas faire, comment ils devraient ou ne devraient pas traiter tel sujet. Bien sûr, à un autre niveau, c’est très condescendant de revendiquer une parenté culturelle sur les autres.
Au Nigeria, tu es face à la troisième plus grande industrie cinématographique du monde ; la plupart des gens lisent les journaux tous les jours. Il y a quelque chose de très paternaliste là-dedans. D’une certaine manière, la critique est encore plus raciste et plus condescendante que mon boulot. Utiliser le racisme pour critiquer n’importe qui, à moins que ce soit avéré, est un choix très dangereux. Ce n’est pas quelque chose qui devrait être pris à la légère ou traité sans précaution.
Penses-tu que ta responsabilité, en tant que photographe, est de fournir une « interprétation » ?
En tant qu’artiste, il n’est pas de ma responsabilité de devoir fournir une interprétation « responsable » ou d’indiquer comment le reste du monde devrait percevoir l’Afrique. Premièrement, je ne suis pas vraiment concerné par l’Afrique ; il arrive simplement que je travaille ici et c’est devenu une extension du monde dans lequel j’habite. Ghettoïser l’Afrique est assez dangereux ; il ne faut pas réfléchir uniquement par le truchement de l’Afrique alors que ce que tu fais relève toujours, en quelque sorte, de la notion d’« altérité ».
Comment perçois-tu le travail de quelqu’un qui voyage en Afrique et décide d’y prendre des photos ? Est-ce une approche différente selon qu’il vienne d’Europe ou d’Amérique ? Qu’est-ce que tu penses du travail d’un type comme Tim Hetherington ?
De plein de façons, je pense que Tim Hetherington était plus dévoué à ses sujets que moi aux miens. Il a vécu au Liberia pendant des années. Je n’aurais jamais pu rester coincé là-bas si longtemps. La démarche de Tim était assez unique. Il n’avait pas peur d’expérimenter et n’avait pas peur de prendre le temps de le faire. Tim Hetherington était l’un de mes amis. Le jour où j’ai photographié les scouts, je suis allé chez lui.
J’ai passé quelque temps avec Chris Hondros à New York, mais je n’ai jamais rencontré Tim. Tu le connaissais bien ?
Je n’ai jamais rencontré Chris. Tim était si heureux d’emménager à New York. Il prenait ça comme une délivrance. Je pense que c’était juste l’un de ces types qui se sentent toujours étrangers, même en Angleterre, son pays d’origine. Il se sentait frustré d’être allé dans des écoles privées très huppées alors que sa famille n’avait gagné de l’argent que très récemment. Il ne se sentait jamais à sa place. Voilà pourquoi il trouvait l’Amérique si émancipatrice. Tu peux aller quelque part et te réinventer. On avait de bonnes discussions autour de cette question, autour de l’expérience d’être un étranger. Ça fait partie des choses qui expliquent pourquoi je dois souvent partir pour travailler. Ce n’est pas tellement pour traiter un sujet exotique mais plutôt pour m’isoler, ne pas être distrait et me permettre de rester concentré sur ce que j’ai envie de faire.
Le livre de Pieter Hugo – This Must Be The Place est disponible dès aujourd’hui aux éditions Prestel.