Culture

Parlons d’art bordel !

Screenshots tirés du film Ferris Bueller’s day off par J. Hughes (1986) En dehors des habituels : “t’as vu une expo récemment ?”, parler d’Art n’est pas facile. Pour preuve : les silences mortels des salles de musées, mollement interrompus de nos chuchotements timides. Sous couvert d’une atmosphère calme pour apprécier les œuvres, on n’ose plus parler d’Art lorsqu’on lui fait face. Notre manque de légitimité et nos hésitations nous pétrifient, et on préfère laisser parler les spécialistes, qui sont prétendument là pour ça. Finalement, on ressort d’une exposition sans avoir rien bitté. On finira par affirmer bêtement qu’on pige rien à l’art contemporain, que l’artiste s’est bien foutu de notre gueule. On s’en prendra au ‘milieu de l’art’, qu’on dira hermétique.

Dommage, partant du principe qu’une œuvre est un point de vue sur le monde et que nous — le public — faisons partie de ce même monde. On aurait pu en savoir plus, revoir nos considérations. On aurait pu saisir cette occasion pour regarder les choses d’un nouvel œil. À la place, on a perdu notre temps et notre argent. Mais est ce que ce ne serait pas un peu de notre faute ? Qu’est ce qu’on y fait, nous ? Et si on arrêtait de râler ?

Videos by VICE

Dans l’idée, l’Art se veut ouvert à tous. Il correspond au temps de pause dont on a besoin pour voir au-delà de nos vies circonscrites. Comme le cinéma, la musique ou le théâtre, il est une échappatoire, une nouvelle voie pour penser autrement. Alors évidemment, rien de plus normal que d’être frustrés quand on ne cerne pas le vocabulaire des textes techniques, quand on est largués par des références imbittablesMais s’il vous prend un jour l’envie de vous intéresser à la bourse, il faudra vous accrocher pour comprendre les cours, la variation, le volume et l’ouverture : personne ne vous prendra par la main pour vous plonger dans le monde terrifiant des finances. Pourtant, nul ne semble s’indigner contre son vocabulaire incompréhensible. La spécialisation…

Alors quoi ? Et bien le monde de l’Art adopte lui aussi, très souvent, un vocabulaire pointu. L’art a sa science. Mais ces derniers temps, le monde de l’art s’ouvre (plus que celui des finances) avec des méthodes faites pour nous : le dialogue, l’échange, le parler. On a cherché à comprendre ce qu’il se faisait pour nous aider à parler un peu plus naturelement d’art. LES MUSÉES

Les efforts déployés par les musées et les centres d’art pour « reconnecter avec un public fâché avec l’art contemporain » se font sentir. Après les audioguides et les visites de groupe, qui tendaient déjà une main amicale aux spectateurs égarés, de nombreuses expositions se dotent depuis quelques années d’une équipe de médiateurs. En électrons libres, ils parcourent les salles, arpentant un costume visible pour être interpellés et répondre aux questions du public. Entraînant une visite décomplexée et intuitive, les médiateurs participent de la désacralisation du rôle de l’institution culturelle, et, par extension, de l’art. Les institutions distinguent même différents publics : amateurs éclairés, touristes, le public dit du ‘champ social’, le public enfant, en situation de handicap, etc. Selon le type de public, le médiateur adaptera son discours. Reste encore à l’aborder, à être ouvert au dialogue. Mais là, ça dépend de nous. 

LES GALERIES

En ce qui concerne les lieux du marché, les enjeux sont bien différents. Les galeries jouent allègrement au jeu de la mondanité, faisant valoir une forme de snobisme envers le public non averti. Rares sont les galeries où l’accueil est hospitalier, où le dialogue s’installe facilement. Tout ça s’explique : leur but est de vendre, sans perdre du temps avec les novices. Il ne s’agit plus d’éduquer un regard, de créer du lien social, ou de désacraliser l’art. La stratégie est inversée, pour des raisons économiques. Les galeries ont intérêt à soutenir le « milieu social de l’art »  — entendons-là tout type de milieu, qu’il soit jeune, branché et débile, ou vieux, riche et tatillon. Elles se positionent dans le milieu qu’elles créent et qu’elles ferment, et donnent ainsi à l’acheteur la sensation de faire partie du game

Mais au-delà du marketing mondain, de très nombreux employés de galeries restent attentifs à nos questions. Il faudra faire le premier pas pour qu’ils nous transmettent la singularité de l’œuvre. Ils nous raconteront des anecdotes, des détails croustillants qui participent au mythe de l’artiste, et qui ne manqueront pas de nous plonger dans un semblant de complicité avec le créateur. S’il est assez ouvert, le bon employé de galerie nous séduira et nous fera changer d’avis sur l’œuvre qu’on jugeait hermétique, comme le bon vendeur parvient à nous faire dépenser des fortunes pour cette paire de chaussures dont on n’avait absolument pas besoin. Encore une fois, la démarche doit venir de nous. Pour parler d’art, il faut quand même avoir envie de parler d’art. LES ARTISTES

S’il est absent, on lit ses paroles rapportées. S’il est présent, on se plaît à l’écouter, car il est le mieux placé pour parler de son travail, de ses questionnements, et de ses démons. Il s’exprime différemment selon son âge et son expérience. Généralement, plus il est âgé, plus son discours est rodé. La rencontre avec l’artiste dans son atelier est révélatrice : les œuvres y sont à même le sol, vulgairement posées sur des étagères, près d’une tasse de café, d’un jeu de cartes ou d’un manuel de bricolage. Elles sont en cours de réalisation, à moitié finies. C’est en ces lieux que l’on comprend le mieux le travail de l’artiste, et qu’enfin on se sent assez à l’aise pour parler avec lui. Mais alors, où rencontrer les artistes ? Et bien dans les pages de revues spécialisées comme ArtPress ou Le Quotidien de l’Art, mais aussi pendant des ateliers ouverts d’une école d’art (les Beaux-Arts de Paris ouvrent ses portes du 29 juin au 2 juillet prochain, et organisent de très nombreuses rencontres et tables-rondes), les vernissages, les conférences, à l’occasion de la parution d’un ouvrage, d’une visite guidée, etc. De jeunes initiatives, comme l’asso Marcel., organisent fréquemment des rencontres avec des artistes et des commissaires d’exposition (en plus des concerts et des pique-niques par beau temps). L’ambiance y est décontractée, agréable. Marcel. réussit à avoir ce côté familial qu’il manque parfois à Paris, et se plie en quatre pour que tous les invités, artistes ou public, s’y plaisent. Dans les Papot’pitch, organisés par Papotart, le topo est précis : dans un bar, 5 ou 6 artistes ont 5 minutes montre en main pour parler de leur travail. Un artiste s’exprime/le gong sonne/artiste suivant. À la fin de ce semblant de speed-dating, le public pose des questions, on prend tous un pot, et on discute, ouvertement, d’Art.

LE PUBLIC

L’Homme de musée, l’employé de galerie, ou l’artiste, parlent d’art. Certains discutent entre eux, et beaucoup s’écoutent parler. D’autres, en revanche, mettent toute leur énergie dans l’échange et le partage, convaincus que le dialogue est encore possible. Ceux-ci gardent en mémoire le public ; ils l’accueillent et le mettent à l’aise, tout en lui montrant des choses qui le dérangent. Pour eux, parler d’Art n’est pas non plus aisé, et leurs mots, choisis avec rigueur, comme millimétrés, sont prononcés pour être compris

Le grand méchant monde de l’art contemporain n’est pas si élitiste ou si fermé qu’il n’y paraît. Cependant, pour réussir à parler d’Art sans bégayer, nous avons aussi notre part de responsabilité. Rester morne et taciturne dans les white cube froids n’arrangera pas la donne. Ne soyons plus spectateurs passifs, n’engendrons plus de simples commentaires. Le dialogue se fait (au moins) à deux.