Sexe

La Vie très secrète de Pierre Molinier

Pierre Molinier l’avait prévenu : le jour où son sperme « serait comme de l’eau » et qu’il ne pourrait plus jouir, il se suiciderait. À presque 76 ans, ses médecins lui apprennent qu’il souffre d’un cancer de la prostate et qu’une opération est nécessaire. Moteur principal de sa vie et de son œuvre, ses facultés sexuelles se voient ainsi menacées. Las, en ce soir du 3 mars 1976, au 7 rue des Faussets, à Bordeaux, dans son deux-pièces vétuste rempli d’armes à feu, de toiles, d’objets fétichistes, de godemichés, de préservatifs et de tonnes de détritus non-périssables, il se suicide d’une balle de colt 44 dans la tête.

Au sommet de cette montagne de déchets entassés depuis 30 ans, se trouve une croix de bois sur laquelle est inscrite la mention : « Pierre Molinier 1900-19- » « L’intention de Molinier [était] d’écrire, le jour venu, la date qui [manquait], de se coucher sur le tas de déchets, seul, en souliers de femme, les levrettes fardées, une voilette sur l’épi, et de se tirer une balle dans la tête », écrira Pierre Bourgeade dans son ouvrage L’Aurore boréale (1973). « Passer sa porte, ce n’était pas errer dans un monde marginal, c’était franchir le seuil d’un autre monde. » Si, finalement, l’artiste se flinguera allongé sur son lit, devant un miroir, la finalité restera la même.

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Néanmoins, prévoyant, il ne tirera pas sans avoir auparavant donné à manger à ses chats et s’être occupé de régler quelques soucis d’ordre administratif, laissant ainsi pour note sur sa porte d’entrée : « D.C.D. à 19h30, pour les clefs, s’adresser au notaire. » Dans une lettre retrouvée à proximité de son corps, accrochée à un fauteuil Louis XV, il écrit : « Je soussigné et déclare me donner volontairement la mort, et j’emmerde tous les connards qui m’ont fait chier dans toute ma putain de vie. En foi de quoi je signe, P. Molinier. » Sur la table, un autre document manuscrit est retrouvé, sur lequel est inscrit : « Ça me fait terriblement chier de vivre et je me donne volontairement la mort et ça me fait bien rigoler. J’embrasse tous ceux que j’aime de tout mon cœur. P. Molinier. » Dans l’espoir que ses « couilles seront greffées sur un jeune mâle impotent de 30 ans », il donne son corps à la science. Alors connu de seulement quelques amateurs d’art érotique, il laisse derrière lui des centaines d’œuvres. Aujourd’hui, une plaque commémorative sur laquelle est inscrite sa devise « Trois passions : la peinture, les filles et le pistolet » lui rend hommage devant son ancien hôtel du Vieux Bordeaux.

Hanel 1, planche 30 du Chaman, 1967

Jusqu’à son dernier souffle, l’homme, artiste fétichiste, précurseur de l’art corporel, de la photographie érotique et du mouvement queer, aura fait valoir sa liberté et son droit à choquer les bonnes mœurs. La mort ne l’effrayait pas. Comme le sexe – et dans une moindre mesure –, on pourrait estimer qu’elle faisait même partie intégrante de son œuvre. Ainsi, durant son adolescence, il raconte avoir photographié sa sœur adorée, Julienne, sur son lit de mort, avant de se masturber sur elle : « Elle avait des jambes sensationnelles… Alors je lui ai caressé les jambes. Ça m’a fait de l’effet, je me suis mis sur elle, et là j’ai joui, sur son ventre, morte… Parce que, comme ça, le meilleur de moi-même est parti avec elle… » En 1950, il organise un simulacre de son propre enterrement dans le jardin de l’établissement religieux où il intervenait en tant que artisan peintre – le métier qu’il a repris de son père et qu’il exercera jusqu’en 1960. « Ci-gît Pierre Molinier, né le 13 avril 1900, mort vers 1950… Ce fut un homme sans moralité, il s’en fit gloire et honneur. Inutile de prier pour lui », inscrit-il pour épitaphe sur son faux cercueil. Plus tard, afin de symboliser sa rupture avec la « vie conventionnelle », il imaginera son suicide dans différentes photos.

Si ses expériences avec la mort peuvent choquer, elles permettent d’illustrer en partie sa vision du monde mais pèsent finalement peu face au reste de son œuvre et de sa vie. Admiré du mouvement surréaliste et d’André Breton – qui le surnommera le « maître du vertige » et qui l’exposera dans sa galerie parisienne en 1956 –, Molinier n’aura cessé de mettre en scène ses fantasmes sexuels, ses travestissements et sa fascination du corps, que ce soit par ses peintures, dessins, photographies, autoportraits et autres photomontages.

Dans les années 1940, après avoir longtemps peint des portraits et des natures mortes proches de l’impressionnisme de par leur couleur et lumière, il se met à produire des tableaux plus ambigus. À la même période, après avoir divorcé de sa femme en 1949 – avec laquelle il a eu deux enfants, dont une fille de laquelle il est tombé amoureux –, il entretient des rapports « sinon scandaleux du moins amoureux » avec des mannequins de vitrine. « À priori, il ne fabriquait pas ces poupées mais il les préparait en vue de leur faire jouer un rôle dans le théâtre de ses fantasmes », écrira Gilles Berquet dans la revue Maniac. Attiré par les femmes et leurs jambes dès son enfance, il se met à vouloir lui-même devenir femme dans les années 1950. C’est à cette époque qu’il commence à se photographier en adoptant des poses lascives et provocatrices, travesti, en talons aiguilles, vêtu d’une guêpière ou d’un corset, les jambes habillées de collants de soie et le visage masqué. Aussi, il initie au travestissement ses nombreux modèles et conquêtes – qui pouvaient être aussi bien masculines que féminines, mais essentiellement jeunes. Parmi elles, Emmanuelle Arsan, auteure du roman érotique Emmanuelle.

Eperon d’amour, c. 1960

Quand on veut censurer son tableau Le Grand combat qui représente « des gens en train de faire l’amour » lors d’une exposition en 1951, le « chaman » – comme il aime se définir – répond : « Allez donc enfanter dans la nuit par le coït honteux, seul permis par la morale publique faite à l’usage des c…! Que me reprochez-vous dans mon œuvre ? D’être moi-même ? Allez donc, vous crevez de conformisme ! Vous êtes des esclaves ! » Très attaché à son travail et refusant tout compromis, son ami journaliste et réalisateur Jean-Pierre Bouyxou explique que l’artiste aurait refusé de céder un tableau à un éminent écrivain, estimant que ce dernier était un « con ». « Il me serait très désagréable de savoir qu’une de mes œuvres se trouve chez un con, et il m’est donc impossible de vous en vendre une », lui a-t-il écrit.

Bien que proche de Breton – et encore plus du peintre anticlérical et antimilitariste Clovis Trouille –, Molinier ne cessera pourtant de rejeter les surréalistes, trop puritains à son goût. Son travail et son mode de vie le montre : s’il avait beau se réjouir d’être né un Vendredi saint, qui était aussi un vendredi 13, il se fichait de toute bien-séance et des conventions sociales. En maculant ses tableaux de sperme, en se masturbant devant ceux qui lui rendent visite et en inventant un « instrument » qui lui permet de s’autosucer, tel un contorsionniste, il ne fait que clamer son droit à jouir librement. « Je me baise moi-même, vous êtes au courant. J’ai fabriqué un instrument qui me permet de me faire des pompiers. C’est le seul au monde !, expliquera-t-il. J’ai mis deux ans à l’inventer. Comme les yogis, j’ai passé 18 jours à ne rien manger d’autre que mon sperme. » Sa rupture avec les surréalistes est encore plus évidente au milieu des années 1960, quand il juge bon d’envoyer pour carte de visite à ses proches et amis une photo de lui le phallus dans la bouche. Breton refusera aussi d’exposer sa toile Oh!… Marie, mère de Dieu à l’Exposition internationale du surréalisme, la jugeant trop pornographique – on y voit deux femmes pratiquer une fellation et une sodomie sur le Christ mort sur sa croix. « Je l’’enverrai au pape, rétorquera Molinier suite à cette censure. Il rejoindra Michel-Ange dans l’’enfer du Vatican. »

Sur le pavois, planche 26 du Chaman, c. 1968

S’il a commencé à exposer dès 1927, ses travaux ont, depuis sa mort, voyagé dans les galeries du monde entier – et notamment au Centre Pompidou, à l’IVAM de Valence, au Metropolitan Museum of Art de New York ou encore au Musée des beaux-arts de Bordeaux. En 2003, deux ans avant cette exposition posthume dans sa propre ville, une autre avait provoqué un scandale et été annulée sur décision du maire, Alain Juppé, qui avait invoqué « la difficulté de confier [le] commissariat de l’exposition à une personnalité certes reconnue du milieu universitaire et scientifique, mais étrangère à l’univers et à l’ordonnance des musées. » Plus récemment, la Richard Saltoun Gallery de Londres lui a elle-aussi consacré une rétrospective et la maison Artcurial a revendu la riche collection de sa muse Emmanuelle Arsan.

Aujourd’hui, 40 ans après son suicide, l’œuvre de Pierre Molinier se révèle plus que jamais nécessaire et salutaire. Alors que les travaux d’artistes comme Andres Serrano et Bruce Labruce ou de caricaturistes de Charlie Hebdo suffisent encore à en offusquer certains, on ne peut qu’espérer voir ceux de Molinier bénéficier de la reconnaissance qu’ils méritent, permettant ainsi de perpétuer la précieuse mission que s’était donné l’homme : « transformer le monde en un immense bordel. » Et par la même occasion, « emmerder tous les connards » qu’il compte.

Du 16 au 19 juin prochain, la galerie Kamel Mennour , qui avait consacré une rétrospective à Pierre Molinier en 2000, participera à la foire Art Basel de Bâle, en Suisse, et présentera à cette occasion plusieurs photomontages de l’artiste. Les éditions Pleine Page viennent quant à elle de publier une nouvelle édition augmentée et révisée de l’ouvrage Moi, Petit Vampire de Molinier , une interview de la femme avec laquelle Molinier a partagé les dernières années de sa vie.

@GlennCloarec

Le modèle (Jean), 1970

Autoportrait, c. 1960

Portrait of Luciano Castelli, 1974

Eperon d’amour, c. 1960

Study for Mandrake se regale [Mandrake’s Pleasure], 1967

My Legs, 1968