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Dance Tonight, Revolution Tomorrow ! On est allés à la deuxième édition de Pop In Djerba


Toutes les photos sont de Camille Chaleil.

« En fait ici, c’est un peu comme si j’organisais une teuf à Limoges, tu vois l’idée ? Ici le temps est dilaté, les choses mettent du temps à se mettre en place. » On est à fond de cinquième, en Tunisie, sur la route entre le Djerba Explore et la petite commune de Midoun. Au volant, Kamel Salih esquive les ronds-points et les embrouilles de balances au téléphone. Kamel, je n’ai pas eu énormément de mal à connecter avec lui : on a fait notre collège dans la même Z.E.P., à Tours. La seule différence, c’est que j’ai tourné journaliste et que, lui, est devenu booker-manager à Paris. Et aussi programmateur. Pour la deuxième fois depuis la chute du régime de Ben Ali, Kamel organise le festival Pop In Djerba. Malgré la vingtaine de partenaires privés qui jonchent l’affiche, dont le tout puissant Office National du Tourisme, peu de doutes à l’horizon méditerranéen : son projet artistique sera, quoiqu’il arrive, beaucoup plus épais que celui des sangliers de Calvi On The Rocks. Parce que je ne peux que faire confiance à un type issu du même milieu prolo-provincial que moi. Mais pas seulement. Et Djerba, l’île des sacs poubelles, va me le prouver.



Déjà, ne pas se laisser blouser par le blaze un peu naïf du merdier : l’event oscille en fait à la croisée du nomadisme des Sound Conspiracy et du Fest D.I.Y., sous pression policière continue : « c’est quoi ça le Vice ? C’est vraiment un magazine de musique ? » Pop In Djerba, c’est aussi l’assurance de courir après un backline, dispersé aux quatre coins de pays. La chanteuse Alice Lewis en fera les frais puisqu’elle devra carrément annuler sa prestation. Dans un autre genre, j’ai passé tout un après-midi en bagnole avec Elisa Do Brasil à tourner d’hôtels en hôtels pour trouver une table à hauteur de ses platines. Toute la journée, on peut entendre des trucs du genre : « Hé c’est pas la Fender que j’avais demandé ? Putain mais c’est pas du tout une Fender en fait ! »

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C’est aussi une prog plutôt consensuelle mais très cohérente – de Yasmine Hamdan à Danton Eeprom en passant par Nawel Ben Kraiem ou Sun Jun. Flics locaux, partenaires et prestataires divers… Les enjeux territoriaux sont complexes en Tunisie. En même temps, dans un pays où rapper peut valoir du ferme, personne ne s’attendait à voir l’Aigle de Carthage (re)monter sur scène.

Cet événement constitue également la certitude d’une mise sous tutelle immédiate, par Ministère du Tourisme interposé, de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un journaliste. Djerba est une île FRAMisée au dernier degré par des clubs de vacances qui asservissent des milliers de travailleurs précaires, chargés d’alimenter à l’infini les buffets en choucroute et en boeuf à la zurichoise. Malgré un léger recul, le rendement de la manne touristique reste très puissant. Et l’Office veille. Pourtant, ces plannings de visites de Musée et de ferme aux crocodiles seront déjoués. En fait, le festival s’est tenu la semaine dernière, du 23 au 25 octobre, en plein Nouvel An de l’Hégire 1436 et à la veille des deuxièmes élections législatives depuis la destitution d’un Président qui aura régné 23 ans, sans partage sur le pays. Côté éthylisme sur le dancefloor, seule l’ivresse des possibles politiques était la bienvenue : « le calendrier électoral s’est précipité alors que l’affiche était déjà bouclée » m’explique Raya Ben Guiza-Verniers, membre de l’organisation. « Bien que le pays entier retienne son souffle, on a tout de même décidé de maintenir l’événement, qui est devenu un prélude festif à nos législatives. » Et une putain de caisse de résonance politique.

Partis de gauche incapables de maintenir l’union sacrée, double assassinat politique, endoctrinement du parti islamiste Ennahdha, montée du chômage, jeunesse sans-voix, urgence d’une justice transitionnelle et surtout besoin d’une révolution des moeurs (sexuelle disent même certains hors-micro)… Alors que des dizaines de minis-partis – presque tous anonymes – se rêvent un siège dans la nouvelle Assemblée, les Tunisiennes et les Tunisiens flippent de cette nouvelle page blanche qui se tourne : « Sous le règne du policier d’état et spécialiste du renseignement intérieur Ben Ali, nous avons été traités comme des délinquants, on a confisqué la croissance et les fruits de notre labeur et corrompu ceux qui devaient nous protéger » me confie à couvert une journaliste, entre deux lives. « Mais la Tunisie, ça n’a jamais été le régime Pinochet, tu saisis ? L’analyse, il faut la porter sur ce système du parti-état, tentaculaire, et largement hérité de Bourguiba d’ailleurs, parce qu’il influence encore massivement le régime actuel. Le terme de Révolution a été galvaudé. La corruption continue de régner au sein de beaucoup d’institutions. Et la presse n’y échappe pas. Les chiens de garde ont juste changé de maître, c’est tout. »



Juste avant le set pourrave de Claptone, je croise Olga Belgacem. Olga a crée ici un parti indé, interdit aux plus de 32 ans « Chabeb Médenine » (la Jeunesse de Médenine). Son emblème ? Une baguette. « Toutes les grandes révolutions sont des soulèvements liés au pain, m’explique-t-elle. C’est un symbole. Notre liste milite pour une réduction de la fracture entre nord et le sud, une décentralisation immédiate du système, d’éducation notamment et surtout pour un passage au réel du discours politique. La reconnaissance des jeunes de Tunisie est coeur de nos revendications. Obtenir des facilités de crédits dans les banques, accompagner la création d’entreprises par de jeunes porteurs de projets, voilà nos enjeux. »

Pour beaucoup, le marché semble inspirer plus d’espoir que de craintes. Et si l’envie de rupture innerve largement le discours ambiant, la bouillasse idéologique est encore bien à l’oeuvre ici. Les islamistes d’Ennahda se réclament du centre, tout comme certains ex-membres du parti unique RCD, tout comme d’ailleurs les ex-cocos d’Ettajdid… L’échiquier politique ressemble à une vaste partie d’autistes : « le parti de Ben Ali était membre de l’Internationale socialiste, il fonctionnait en mode soviétique, ancré dans un état policier et ultra-libéral » me rappelle Zied Kacem. « Et puis n’oublie pas que ce parti était encore adoubé par le FMI et toute la gentry européenne il y a peu. Alors calmos. » Zied, soutien de Pop In Djerba, bosse dans la permaculture [contraction de « permanent agriculture », mode agricole désignant toutes les formes d’élevage et de culture basées sur l’écologie des systèmes, en vue de maintenir la fertilité des terres ].



La Tunisie est un pays pauvre et rural : « Il y a peu d’initiatives économiques alternatives ici, continue Zied. Et on s’est sentis très seuls au départ. Nous en gros on bosse pour rendre la terre autonome. Je te parle pas du bio, qui est un concept dévoyée au dernier degré au marketing. Je te parle d’un projet agricole en somme très politique, que nous tentons de faire vivre dans un environnement qui lui est effectivement assez hostile. L’idée de cultures naturelles et d’autonomie alimentaire, tu te doutes bien que ça emmerde les banques, les politiques et même parfois les autres agriculteurs d’ailleurs. Et c’est toute la question des comportements et d’habitudes héritées du passé dont il faut se débarrasser pour se donner, à nous-mêmes, de nouvelles expériences à vivre. Et c’est la même pour Pop In Djerba. »



Entre espoir et défiance, le peuple tunisien prépare et malaxe avec entrain cette pâte politique nouvelle. C’est beau, ça motive, et puis tu penses à la France et tu te sens un peu triste. Et à l’arrivée, je comprends mieux la résonance et les liens tissés entre cette scène modeste, ces DJ sets un peu clairsemés et ce public beaucoup trop burné pour un mix de Marc Houle : Pop In Djerba n’est finalement qu’un prétexte. À quelque chose de plus grand. L’idée d’ouvrir des fenêtres, des respirations, de créer du débat publique et politique par la culture. Papy Debord aurait aimé. « Ce festival existe car beaucoup de tabous et d’obstacles ont su être dépassés, déclare Zied Kacem. Écarts entre les communautés et différences de classes sociales disparaissent derrière l’envie de voir de vraies scènes musicales émerger ici. On fait la fête ce soir, demain on vote, une partie de moi me dit que je ne devrait pas être là et pourtant, ce moment, même s’il est pleins de paradoxes, j’en ai très envie. Cette jeunesse en a besoin. »

Théo Pillaut est sur Twitter – @TheoPillault