Profession : berger des temps modernes

On a tous déjà voulu tout lâcher. Dire un grand merde à la vie, à son 15 m², à ses collègues de travail, aux amitiés intéressées, au béton suintant la tristesse, aux passants pressés, le nez dans leurs smartphones ou sur leurs baskets, aux gens heureux et aux autres malheureux. Dire merde, et rêver de grands espaces, d’une vie au grand air, loin du ton angoissant des journaux d’informations et autres injonctions des temps modernes.

Il y a en Provence une école qui prépare à cela, et plus précisément au métier de berger. « Mais il y a trop de jeunes qui arrivent et qui sont dans l’utopie, tempère Patrick Fabre, le directeur de la Maison de la Transhumance, en charge de valoriser les activités et cultures pastorales. Accolé à l’école du Merle, il a accompagné et vu passer depuis son bureau un bon paquet de « jeunes » ces vingt dernières années.

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À chaque rentrée, l’école du Merle accueille une quinzaine d’élèves. « La promo 2017-2018 était assez représentative. Nous avions un bon tiers de femmes, c’est assez nouveau, et des âges qui vont de 18 à 64 ans, qui, pour la grande majorité, nous viennent hors des milieux agricoles ». La cuvée 2018-2019 ne se dérobe pas à la règle et voit même le rapport homme/femme s’approcher du 50/50. En alpage et sur le domaine de l’école, j’ai voulu aller rencontrer certains de ces jeunes, comprendre comment et pourquoi peut-on faire ce choix, qui une fois la pensée romanesque dépassée, promet des semaines de solitude et des heures de marche dans un environnement difficile, en alpage, seulement relié au monde des contemporains par un fil d’Ariane déroulé sur des kilomètres de pistes et de sentiers. Parfois aussi par un signal téléphonique. Que signifie être et devenir berger au XXIe siècle ? Un métier vieux comme la civilisation, si tant est que la civilisation commence avec la sédentarisation d’Homo sapiens, la pratique de l’élevage et de l’agriculture.

Armand, 30 ans – Salon-de-Provence

Né en Provence à quelques kilomètres seulement de l’école du Merle, Armand n’a pas encore 18 ans lorsqu’il entre à l’usine. Peu à l’aise à l’école, il est rapidement orienté vers une formation professionnalisante offrant un débouché certain dans la région. Sur les bords de l’étang de Berre, s’étend « Airbus Helicopters », un fleuron de l’industrie aéronautique civile et militaire française. Chaque matin, cette entreprise et ses différentes filiales sous-traitantes avalent une bonne dizaine de milliers de travailleurs. À la chaîne, Armand y visse, monte, soude les pièces des hélicoptères qui défilent en cadence. Les quelques évolutions internes brisent sporadiquement la monotonie des semaines et des années qui filent, le puissant comité d’entreprise et les accords syndicaux, héritage d’un temps où l’on croyait encore en l’économie, assurent quelques menus avantages, laissant présager d’une situation privilégiée. Armand semble cocher les cases d’une vie que nos aînés tiennent pour réussie : cdi, compagne, enfant…

Mais il y a un peu plus d’un an, il plaque tout ou presque et intègre l’école du Merle. Quand on naît en Provence, la figure du berger reste malgré tout assez présente, du moins, aujourd’hui, comme personnage romanesque. Marcel Pagnol, les santons, les bories qui parsèment les colline… « C’est une idée que j’avais dans un coin de ma tête depuis que j’ai 18-20 ans. Voilà, aujourd’hui j’y suis, raconte-t-il depuis son alpage. Le déclic, ça a été, je crois, une discussion avec mon cousin qui était cadre chez Thalès et qui voulait tout lâcher aussi. Je crois que ça m’a fait dire d’y aller ».

Un an plus tard, le voilà seul dans sa cabane. « Après, sans pour autant parler de vie vide de sens, car j’ai ma famille et ma fille, Louise qui a 4 ans, même si je suis séparé de sa mère depuis un peu plus de deux ans, je ne me sentais pas épanoui. Comment dire ? Je ne sais pas… Quelque chose d’ordre naturel, être connecté à ce qui nous entoure, nous traverse. La ville, l’usine, c’est le royaume de la technique. Ici, les choses sont bien plus simples en un sens », dit-il en cueillant à pleine main une tête d’ortie. « Tu vois, si j’en mange 100 grammes, c’est l’équivalent d’un steak », dit-il en la portant à la bouche.

Lentement, au rythme de la marche dans la montagne, je commence à saisir les contours de son désir de sobriété heureuse. D’ailleurs dans sa cabane de berger perchée à près de 2 000 mètres d’altitude, nul joint, ni alcool. « Je me le suis interdit, je ne veux pas d’une routine boulot, bédo, dodo. Et avec la solitude… C’est une des choses avec lesquelles je voulais rompre en venant ici. En un sens, je prends cette expérience comme un test avec soi-même, une volonté de contrôle sur soi, des humeurs… ».

Les 15 m² de son habitation laissent peu de place au superflu. Une gazinière, un lit une place, un poêle, une table et une étagère pour la nourriture. L’eau arrive de la source dans un réservoir de 600 litres. Seuls quelques livres disposés sur une planche au-dessus du lit y forment un semblant de bibliothèque. Les Fourmis de Bernard Werber y cotoît Walden de de Henry David Thoreau ainsi qu’un livre de shiatsu, du genre médecine du corps et de l’esprit. Une bougie et une photo de Bob Marley complètent le tableau. Une flûte et une guitare traînent sur l’unique table. Aucun dispositif pour écouter de la musique. « Si je veux écouter de la musique, j’en fais. C’est ça aussi se reconnecter au monde », avance-t-il. Des chiottes sèches et pas d’eau chaude ; pas de réseau, ni d’ordinateur que la batterie solaire pourrait pourtant alimenter.

Pour ses besoins, Armand descend chaque semaine à la « ville », celle de Bercelonnette, un lieu fréquenté par les touristes estivaux. Une grosse demi-heure de piste à travers les bois de moyenne altitude. « La première fois, j’y ai laissé le carter de ma 406 », sourit-il aujourd’hui. Parfois, son éleveur, le propriétaire des 1 000 bêtes qu’il garde monte s’assurer que tout va bien et lui ramène quelques provisions. Son 4×4 lui permet de s’épargner la vingtaine de minutes de marche depuis la fin de la piste. Les bergers de l’école du Merle sont salariés, et ici l’éleveur fait figure de patron.

Comme chaque matin, tandis que le soleil déborde à peine les crêtes des montagnes, le jeune berger tâche d’amener ses brebis au parc à eau et à sel. À ce jeu, Jocker, le Border collie de son éleveur est d’une aide précieuse. Armand tente de le guider tant bien que mal à coup de grands gestes. Puis, le berger pose des filets pour dessiner de nouveaux parcs où les brebis viendront y manger avant de « chômer » une bonne partie de la journée, comprenez digérer. « Voilà, il est midi est j’ai presque fini ma journée. Je déplacerai à nouveau les brebis en fin de journée, puis j’irai nourrir les patous », ces chiens massifs qui grandissent et vivent au milieu des brebis pour les protéger. Entre temps, lessive, sieste et vaisselle l’occupent. « Du temps libre pour penser et se sentir soi, c’est ce que je suis venu chercher ici. Dans la montagne, avec les bêtes, il y a une sorte de magie…écoute le silence… Je crois que seuls les bergers peuvent le comprendre ».

Mais cette vocation de berger ne semble pas encore être un sacerdoce pour Armand. Le jeune homme n’a pas pour autant tiré un trait sur sa vie passée qui lui a déjà laissé beaucoup de cheveux blancs. Ce week-end, son père et sa fille viennent lui rendre visite. « Je me suis séparé de ma compagne, et j’ai changé de mode de vie, mais je n’ai pas pour autant lâché des deux mains, explique-t-il. L’accompagnement de reconversion me permet de récupérer mon poste chez Airbus Helicopters si je le souhaite. Je réfléchirai cette hiver… »

Une prudence qui colle bien avec l’esprit de ces nouveaux bergers. Patrick Fabre m’explique qu’aujourd’hui on est plus berger à vie et à plein temps. Il est loin le temps où le berger était un peu le simplet du village. « L’hiver les bergers sont saisonniers dans les stations de ski, d’autres partent à l’étranger, voyager ou bien travailler sur les tontes des moutons en Australie ou en Nouvelle-Zélande. »

Lucile, 25 ans – Hauts-de-France

Pouvoir voyager avec le métier de berger est une des choses qui a séduit Lucile. « Mais pas en Italie, c’est trop pourri avec les loups, assure-t-elle. Plutôt en Suisse ». Et la paye est meilleure. La seconde, c’est son amour inconditionnel pour les chiens, bien qu’elle ait grandit en appartement, sans animaux. Club canin et concours d’agility ont occupé une bonne partie de son temps libre de jeunesse. Ici, elle vit et travaille au quotidien avec ses deux chiens qu’elle continue à éduquer, s’adressant à chacun d’eux dans une langue différente, en anglais et en espagnol.

Sa cabane est accessible en voiture mais il faut d’abord parcourir les 10 kilomètres de mauvaise piste sur laquelle ma vieille voiture y laisse un pneu neuf. « C’était un critère essentiel pour moi. Je veux que mes amis puissent venir me rendre facilement visite », explique la jeune femme. « Clairement, dans les conditions d’il y a 10 ou 15 ans, je ne l’aurais pas fait. Ici, c’est une bonne cabane ». Construite en parpaing, on dirait même une petit maison, avec lit double et cuisine séparée. Seul confort manquant, l’eau chaude. En alpage, on fait sa toilette à l’aide de bassines remplies d’eau qu’on chauffe auparavant. Mais on y capte la 3G, « suffisant pour écouter un peu de musique et aller sur Internet », sourit-elle.

Smartphone en main, Lucile poste régulièrement sur les réseaux sociaux, souvent des photos de ses chiens, et garde le contact avec son monde sans rien regretter de sa vie passée. « J’ai joué le jeu du couple, de l’appartement à deux avec un taf pépère – je travaillais dans un call center de GDF. Assise toute la journée entre quatre murs…On rentre, on mate la télé, les émissions à la con tout ça… Les sorties en boîte le week-end… J’ai arrêté il y a un an déjà ».

Avant d’en arriver là, Lucile avait passé un CAP hôtellerie, « il fallait bien un diplôme, et je me disais que ça permettrait de voyager mais je n’ai jamais travaillé dans ce secteur », rigole la jeune femme. Elle travaille un temps dans un centre équestre avant d’entrer chez GDF en CDI. Puis le ras-le-bol.

« Je cherchais un métier pour travailler au grand air, avec les chiens. Dans ma famille, personne n’est du monde agricole, et les bergers, dans l’Oise, ça ne fait pas trop partie du folklore. En me renseignant, c’était ça, la police ou l’armée. Et comment dire… la discipline… J’ai fait une première demande il y a deux ans pour une école en Savoie, mais ça ne c’est pas fait, et puis j’ai découvert l’école du Merle en cherchant sur Internet. De toute façon les formations de bergers ne courent pas les rues. Je me suis lancée et ma famille me soutient. Mes amis qui me connaissent bien comprennent aussi », assure-t-elle.

À ce jour, Lucile compte bien mettre à profit sa formation de bergère pendant encore quelques années. Mais à moyen terme, elle se voit davantage dans l’éducation canin, car « il faut une sacrée condition physique pour vivre dans la montagne. Et puis, je crois que je préfère la compagnie des chiens à celles des Hommes », souffle la jeune bergère.

Mike et Clémentine, 23 ans et 20 ans – Le Mans

Dans leur camion aménagé acquis il y a 6 mois, leurs trois chiens et leurs locks, Mike et Clémentine pratiquent déjà la vie nomade. « C’est un peu ce qui nous a lancé dans cette formation de bergers transhumants. Ça correspond parfaitement à notre mode de vie, à ce qu’on aime faire. On a nos chiens, on aime bien la montagne et on se déplace facilement », explique sans peine Mike, presque comme s’il passait encore l’entretien d’admission à l’école.

Depuis cinq ans qu’ils sont ensemble, le jeune couple a connu avant tout pas mal de galère : la rue, les squats et les apparts payés avec des jobs de merde – style chargement de camion, boulot sur la chaîne. « Puis on s’est dit : bon, on va quand même faire des trucs même si on a pas de sous, et donc on est parti en woofing à la campagne, en Corrèze. On gardait des chèvres la journée et on les rentrait le soir. Ça nous a plu et on a recommencé dans une autre ferme, plus grosse, avec 1 500 bêtes, en Gironde. » À partir de là, tous les deux développent l’idée de devenir bergers et se renseignent sur Internet. Quelques mois d’intérim permettent d’acheter un camion tandis que la région et le Pôle Emploi finance la formation. En septembre de cette année, ils déboulent en Provence et savourent déjà l’été indien dont on profite ici.

Ces choix-là, les parents de Clémentine ont eu quelques difficultés à les comprendre. Faut dire, sa mère professeure et son père fonctionnaire administratif ont quelques difficultés à accepter le fait que leur fille ait quitté l’école à 16 ans pour s’aventurer sur les chemins de traverses. « L’école c’était pas trop ça pour moi, même si j’ai finalement passé le bac à 19 ans avec l’école de la seconde chance. Ma mère aurait bien aimé me voir faire des études ensuite. Alors j’ai essayé de lui expliquer que l’agriculture est un ”secteur porteur” – je déteste cette expression d’ailleurs, mais bon – qu’on va en revenir de l’élevage intensif et de la monoculture… Et comme je ne viens pas du tout du milieu agricole, devenir bergère ça ne c’est pas trop imposé à moi », déroule la jeune femme. Aujourd’hui encore, la rupture familiale ne paraît pas entièrement consommée.

Mike, lui n’a pas trop pu connaître ce problème de famille ; il a grandi en foyer avant d’en fuir dés que possible. Le brevet des collèges en poche, il passe une formation de toilettage canin. « Rien de passionnant. Ce que je voulais c’est une vie au grand air, loin des squats et de la ville, de la rue, qui sont des milieux assez toxiques », explique t-il en perdant son regard sur son tatouage bracelet représentant un amas d’immeubles distordus, « Babylone », sourit-il.

« On va pas se mentir, des jeunes en camion, avec des chiens et des locks. Les punks à chiens tout ça, ça traîne pas mal dans les milieux festifs. On a fait nos expériences, et on en profite de temps à autres, mais je n’ai vraiment pas envie d’être associé à ça. On préfère de loin le calme et la nature. Puis avec le camion, c’est ma maison, et je peux pas me permettre de perdre mon permis », enchaîne Clémentine. « Bon on boit pas mal, c’est vrai, mais les cannettes, va falloir se les monter là haut, en estive ! », prévient-elle. Alors que leurs yeux pétillent, leurs pensées divagues entre bonheurs et galères à venir, ils rigolent déjà de leurs futures « cavalcades derrière les moutons pour manœuvrer le troupeau, et les petites clopes devant un onirique tombé de soleil ».

Justine, 24 ans – Selestat

« Pour ma famille, les travailleurs du secteur agricole, sont soit des cutéreux, soit des suicidés en puissance, introduit la jeune alsacienne. Mais bon, ils commencent à se faire à l’idée, car cela fait quelques années que cela dure maintenant. Aujourd’hui ça va. » Avant d’arriver à l’école du Merle, Justine a passé un BTS Gestion de l’environnement, et travaillait à l’éveil du sens de la nature auprès de gamins des villes. « Mais leur inculture de la nature me déprimait trop. Je n’ai pas fait ça trop longtemps, et donc j’ai commencé à chercher des plans pour bosser vraiment au contact des animaux. J’ai trouvé un contrat dans une ferme de production de fromage de chèvre. »

Elle situe cependant le déclic de sa vocation un peu avant, entre son bac et son BTS, lorsqu’une amie de lycée lui propose, une fois le bac en poche, de venir avec elle faire une traversée de la France à cheval. Une chevauchée d’un peu plus d’un an au cours de laquelle Justine apprend à se débarrasser de quelques passions biens citadines comme le shopping, les garde-robes fournies et les séances de maquillages. Et c’est en discutant un soir avec un paysan qui les hébergeait sur ses terres qu’elle se surprend à dire : « “J’aimerais trop être bergère, garder les chèvres et les moutons”. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai dit ça à ce moment-là, mais bon. Toujours est-il qu’on reprend notre route et trois jours plus tard, on se retrouve dans une bergerie, raconte-t-elle. Et cet enchaînement d’événements est resté dans un coin de ma tête ».

Malgré les études supérieures, l’idée a continué de mûrir, jusqu’à ce qu’elle quitte son taf auprès des enfants pour passer par une première expérience de chevrière. « J’ai été élevée dans une maison bien chauffée, avec tout le confort citadin, et là, à la chèvrerie, j’étais logée en caravane, sans eau courante, ni électricité. Mais ça m’a plu. » Un changement de vie radicale que ses amis ont eu du mal à comprendre. « Un jour, on mangeait en ville avec mes amis. Je me sentais plus très à l’aise, et là je me lève de table et je leur dis : “Voilà, je crois qu’on a plus grand chose à faire ensemble”. Aujourd’hui, ils sont tous cravatés ou en tailleurs… ». Bien que le décalage soit grand, elle les revoit occasionnellement aujourd’hui.

Héléna, 20 ans – Yvelines

Avec des brindilles en guise de bras et de jambes, Héléna débite son histoire à un rythme effréné. « Je suis née à Paris, mais finalement j’ai beaucoup bougé. Mon père est gendarme et ma mère DRH, donc si j’ai principalement vécu sur Paris et ses banlieues ouest, j’ai en fait pas mal été trimballé au grès des mutations, au Havre et dans le Nord, notamment. » Avec des parents assez absents, une mère absorbée par son statut de cadre dirigeant et un père « machiste à l’ancienne », vivant sur son lieu de mutation, tantôt avec sa famille, tantôt seul, regagnant sa famille les week-ends, Héléna raconte facilement « avoir été élevée par des nourrisses ».

Des parents qui imposent un cadre assez autoritaire où le culte de la perfection est de rigueur. « J’ai eu mon bac S avec plus de 15 moyenne, presque la mention Très Bien, mais ce n’était pas suffisant, pas assez bien », avance-t-elle en guise de démonstration. Naturellement avec de tels résultats, ses enseignants la poussent à se lancer dans de hautes études. « Petite, je faisais de l’équitation, ça va avec l’éducation “d’excellence” que mes parents ont tenté de m’inculquer je crois, et donc je voulais être vétérinaire spécialisée pour les chevaux ».

Aussitôt le bac en poche, la jeune femme s’inscrit à l’université de Cergy-Pontoise, en biologie. « Mais déjà, je n’étais plus trop sûre de moi. Partir pour presque 10 ans d’études… Puis quand j’avais 15 ans, j’ai vu ma mère faire un burn-out et une dépression : elle s’épuisait au boulot, et a travaillé notamment à la fermeture de la raffinerie des Flandres. Et donc je crois que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à me poser des questions sur le travail et les études. Est-ce qu’il y a réellement une reconnaissance à avoir un diplôme ? Des études ? Parce que dans ma famille, la considération passe par là. »

Elle passe un an de fac, commence une deuxième année, « et là je fais à mon tour une sorte de dépression. Je me dis “oulalala, ça va pas être possible sur plusieurs années”. Alors j’assure la fin des cours, obtiens tout de même ma L2, puis je touche le fond. Alors je fais un gros travail sur moi même, du genre : “Qu’est ce que tu fous de ta vie ?” ».

Avec un débit de parole proche d’un fleuve en cru, la jeune femme poursuit sa réflexion, se souvient d’un cours qu’elle avait eu au lycée, un lycée privé à effectif réduit qui l’enjoignait à réaliser un exposé sur un métier ”atypique” – comprenez qui se situe loin de l’excellence à laquelle on prépare ces élèves. Elle choisit soigneur animalier, «et aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les animaux. Je ramassais les hérissons où n’importe quelle bêtes et m’amusait à les soigner. J’ai tanné mes parents pour avoir un chien… J’ai poursuivi mon introspection, ai relevé mon caractère plutôt solitaire, puis me suis renseignée sur des formations de bergères, et me voilà ». « Il y a aussi la volonté de tester mes limites, de m’approcher d’une rudesse de vie, de quelque chose de simple, c’est ce que je suis venue chercher ici « , conclut-elle.

Vartan, 25 ans – Beausset

Parmi tout les profils rencontrés, celui de Vartan est sans doute celui qui a la trajectoire la plus logique. Non pas qu’il ait des bergers ou des paysans dans sa famille ; son père est intermittent et sa mère chanteuse à l’opéra de Marseille, mais Vartan a grandi dans la campagne varoise, au milieu des vignes et des bergers.

« J’ai fait trois mois de droit à Lyon 2, puis une licence d’anthropologie, mais depuis que j’ai 13-14 ans, j’ai travaillé régulièrement dans les vignes et aidé les bergers du coin. Au niveau du travail j’ai toujours privilégié le secteur agricole. D’ailleurs après ma licence j’ai été ouvrier dans les vignes pendant un an et demi », raconte le jeune homme au bob 51 vissé sur la tête.

C’est un des bergers qu’il aide régulièrement qui va le mettre sur la voie. Il y a deux ans, Yves demande à Vartan un coup de main pour la tonte de ses bêtes comme il a l’habitude de le faire. Mais à l’approche de la retraite, le vieux berger cherche un successeur pour son exploitation.

« J’avais déjà côtoyé un peu le monde du travail tel qu’il est aujourd’hui, et je savais que je voulais être plutôt libre, sans avoir quelqu’un sur le dos qui me dise quoi faire. Cette histoire de bergerie est venue à moi ; j’ai pris quelque mois de réflexion et je me suis dit, voilà, je vais le faire. Alors bon, attention, bergers, ta pas de patron mais t’as des brebis… Je travaille donc un an avec lui, et passe ma première estive cet été. Mais il me faut une formation quand même. Yves me parle alors de cette école. »

Parmi les jeunes rencontrés, une volonté est récurrente. Le choix d’une vie simple quitte à ce qu’elle soit rude, et de participer au développement, ou à la sauvegarde d’une alimentation et d’un mode de vie plus sain que ce que notre monde moderne peut offrir. « Se nourrir correctement aujourd’hui, avec des produits de qualités, bio, coûte extrêmement cher en ville. Il faut des gros salaires », pense Justine. Et Vartan d’abonder : « Dans une vision plus globale, c’est un devoir. Enfin c’est un bien grand mot mais il faut qu’il y ait encore des bergers, parce que c’est eux qui font la bonne viande. Tu sais ce que les brebis mangent et c’est toujours plus sympa de manger local. »

Et Vartan de conclure par la recherche d’« un mode de vie simple, une vie basée sur la solidarité avec les gens et la nature qui t’entoure, à la montagne tu le ressens vachement. Chez moi, ce sont les brebis qui désherbent les vignes et enrichissent la terre ».

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