Couverture de Tokyo Vice ; crédit : Éditions Marchialy/Guillaume Guilpart
Pendant plus de dix ans, Jake Adelstein, journaliste américain, a suivi les yakuzas et enquêté sur le trafic d’êtres humains et la corruption au Japon. Il est le seul étranger à avoir intégré la rédaction d’un des plus grands quotidiens japonais, le Yomiuri Shinbun – avec 10,3 millions d’exemplaires vendus chaque matin et 4,1 millions pour l’édition du soir, il s’agit du quotidien le plus lu au monde.
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Membre du Tokyo Metropolitan Police press club, sa proximité avec les enquêteurs l’a parfois mené à sortir de son rôle de reporter. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs experts du crime organisé au Japon. Il a depuis collaboré avec The Daily Beast, The Japan Times et VICE News.
Paru en 2010 aux États-Unis, son livre Tokyo Vice est en cours d’adaptation au cinéma et sortira en France aux éditions Marchialy le 4 février prochain.
VICE publie aujourd’hui en exclusivité les premières pages de Tokyo Vice en français.
Jake Adelstein : crédit : Michael Lionstar
« Vous supprimez cet article, ou bien c’est vous qu’on supprime. Et peut-être bien votre famille aussi. Mais on s’occupera de vous en premier, pour que vous appreniez quelque chose avant de mourir. »
L’homme de main élégamment vêtu parlait très lentement, de la manière dont les gens parlent aux idiots ou aux enfants, ou de la manière dont les Japonais parlent parfois aux étrangers complètement paumés.
Ça ressemblait à une offre à sens unique.
« Laissez tomber cet article et votre boulot, et on fera comme si rien de tout ça n’était arrivé. Écrivez votre article et il n’y aura pas un seul endroit dans le pays où l’on ne vous traquera pas. Compris ? »
Ce n’est jamais une bonne idée de se trouver du mauvais côté du Yamaguchi-gumi, la plus grande organisation criminelle du Japon. Avec ses quarante mille membres environ, ça fait un paquet de mecs à qui on les brise.
La mafia japonaise. Vous pouvez les appeler yakuzas, mais beaucoup d’entre eux préfèrent s’appeler gokudo, littéralement « l’ultime voie ». Le Yamaguchi-gumi est tout en haut de l’échelle des gokudo. Et parmi les nombreuses ramifications qui font le Yamaguchi-gumi, le Goto-gumi, avec plus de neuf mille membres, est le plus infâme. Ils tailladent la tronche des réalisateurs, balancent les gens des balcons d’hôtels, roulent sur les maisons à coups de bulldozer. Ce genre de méthodes. L’homme assis de l’autre côté de la table qui me faisait cette proposition appartenait au Goto-gumi.
Il n’avait pas formulé cette proposition comme une menace. Il n’avait ni froncé, ni plissé les yeux. À part le costume noir, il n’avait même pas l’air d’un yakuza. Il avait tous ses doigts. Il ne roulait pas les R comme les gorilles dans les films. Il avait plutôt l’air d’un serveur un peu bourru dans un restaurant chic. Il laissa la cendre de sa cigarette tomber sur le tapis, puis écrasa celle-ci dans le cendrier, sans emphase. Il en alluma une autre avec un Dunhill plaqué or. Il fumait des Hope. Un paquet blanc, le nom écrit en majuscules – les reporters remarquent ce genre de détails – mais ce n’était pas des Hope standard. C’était la version trapue, plus petite de moitié. Avec beaucoup plus de nicotine. La version létale.
Le yakuza était venu avec un autre homme de main qui ne disait absolument rien. Le Mutique était maigre avec la peau mate, un visage chevalin et les cheveux longs en bataille teintés en orange – une allure de chahatsu. Il portait un costume noir identique.
J’étais venu avec des renforts, un flic de bas étage anciennement assigné à la brigade anti-gang de la préfecture de Saitama. Chiaki Sekiguchi. Il était un tout petit peu plus grand que moi, presque aussi sombre, plus costaud, avec les yeux bien plantés et une coupe de cheveux à la Elvis dans les années 1950. On l’a souvent pris pour un yakuza. S’il était parti dans l’autre direction, je suis sûr qu’il serait devenu un patron du crime respecté. C’était un super flic, un bon pote, mon mentor pour plusieurs aspects, et il avait tenu à venir avec moi. Je lui jetai un coup d’œil. Il haussa les sourcils et les épaules et me fit un signe de tête. Il n’allait pas me donner de conseils. Pas cette fois. J’étais livré à moi-même.
« Est-ce que ça vous dérange si je fume une cigarette en y réfléchissant ?
– Je vous en prie, » dit le yakuza, avec plus de retenue que moi.
Je sortis de ma veste un paquet de Gudang Garam, des cigarettes indonésiennes au clou de girofle. Elles étaient bourrées de nicotine et de goudron et sentaient l’encens, ce qui me rappelait l’époque où, étudiant, je vivais dans un temple zen. Peut-être que j’aurais dû devenir moine bouddhiste. C’était un peu tard à présent.
Je m’en calai une dans la bouche et, tandis que je fouillais mes poches à la recherche d’un briquet, l’homme de main dégaina d’un geste rapide et assuré son Dunhill qu’il tint près de mon visage jusqu’à ce qu’il fût sûr qu’elle était bien allumée. Il était très accommodant. Très professionnel.
Je regardais la fumée épaisse flotter en cercles concentriques depuis le bout de la cigarette ; le clou de girofle mélangé au tabac crépitait et grésillait quand j’inspirais. J’avais l’impression que le monde entier avait trouvé son calme et que c’était le seul son que je pouvais entendre. Le crépitement, le grésillement, le pétillement. Le clou de girofle a tendance à faire ça. J’espérais qu’une toute petite braise ne viendrait pas trouer mon costume ou le sien – mais une fois de plus, après mûre réflexion, je me dis que ça n’avait pas d’importance.
Shinobu Tsukasa (à droite), le boss du Yamaguchi-gumi, en compagnie de Hidetoshi Tanaka (à gauche), directeur de l’université du Japon et vice-président du comité olympique japonais ; photo via VICE News
Je ne savais pas quoi dire ou faire. Mais alors pas la moindre idée. Je n’avais pas assez de matière pour écrire l’article. Merde, il n’y avait pas d’article. Pas encore. Il ne le savait pas, mais moi si. J’avais seulement assez d’informations pour me retrouver dans ce fâcheux face à face.
Peut-être que toute cette histoire avait un bon côté. Ouais, peut-être que j’en avais marre de bosser quatre-vingt heures par semaine. Peut-être que j’en avais marre de rentrer à la maison à deux heures du matin pour repartir à cinq. Peut-être que j’en avais marre d’en avoir marre.
Marre de courir après les flics. Marre de me faire piquer mes sujets par la concurrence. Marre d’affronter six deadline par jour – trois le matin pour l’édition du soir et trois le soir pour l’édition du matin. Marre de me réveiller avec une gueule de bois jour après jour.
Je ne pensais pas qu’il fût en train de bluffer. Il avait l’air très sincère. En ce qui le concernait, l’article tuerait son boss. Pas directement, mais ça en serait la conséquence. Son oyabun, son père adoptif. Tadamasa Goto, le gangster japonais le plus célèbre de tous. Alors naturellement, il trouvait justifié de m’abattre. Toutefois, si je remplissais ma part du marché, est-ce qu’ils rempliraient la leur ? Le vrai problème, c’était que je ne pouvais pas écrire l’article. Je n’avais pas encore tous les éléments. Mais il ne fallait pas qu’ils l’apprennent. Voilà tout ce que je savais : au cours de l’été 2001, Tadamasa Goto avait eu une greffe du foie au Centre d’odontologie de l’université de Los Angeles. Je savais, ou pensais savoir, quel docteur avait effectué la greffe. Je savais combien Goto avait probablement dû débourser pour avoir son foie : un million de dollars d’après certaines sources, trois millions selon d’autres. Je savais qu’une partie de l’argent destiné à payer les frais hospitaliers avait été envoyée du Japon aux États- Unis via un bureau de la branche de Tokyo vers un casino de Las Vegas. Ce que je ne savais pas c’était comment un type pareil avait pu entrer aux États-Unis. Il avait dû se faire de faux papiers, ou bien soudoyer un politicien japonais, ou un politicien américain. Quelque chose m’échappait. Il était sur la liste de surveillance des services de Douane et d’Immigration, du FBI, des Stups. Il était sur liste noire. Il n’aurait jamais dû pouvoir se rendre aux États-Unis.
J’étais certain qu’il y avait un bon papier à faire sur le voyage de Goto et son opération. C’était pour ça que je bossais dessus depuis des mois. J’imagine que, pendant que j’étais en train de travailler sur cet article, quelqu’un m’a balancé.
Je remarquai que mes mains tremblaient. La cigarette semblait s’être évaporée entre mes doigts alors que je réfléchissais. J’allumai une deuxième cigarette. Et je me demandai, comment, bordel, j’avais atterri là.
Dans cette situation, je n’avais le droit qu’à une seule chance pour prendre la bonne décision. Il n’y aurait pas de second rendez-vous. Il n’y aurait pas d’erratum. Je sentais que je commençais à paniquer, mon estomac se nouait, mon œil gauche vacillait.
Je faisais ce boulot depuis douze ans et j’étais prêt à partir. Mais pas comme ça. Comment en étais-je arrivé là ? C’était une bonne question. Une meilleure question que celle qui m’était posée en ce moment même.
J’étais déboussolé ; je perdais le compte des cigarettes que j’avais fumées.
« Supprimez cet article ou c’est vous qu’on supprime. » C’est ce qu’avait dit l’homme de main.
C’était sa proposition.
Je n’avais aucune carte à jouer, et plus de cigarette.
J’avalai ma salive, expirai, déglutis une fois de plus, et puis je murmurai ma réponse.
« Entendu, dis-je. Je n’écrirai pas… l’article… dans le Yomiuri.
– Bien, répondit-il très satisfait de lui-même. Si j’étais vous, je quitterai le Japon. Le vieux est furieux. Vous avez une femme et deux enfants, n’est-ce pas ? Prenez des vacances. Prenez de grandes vacances. Vous pouvez même chercher un autre travail. »
Tout le monde se leva. Nous nous inclinâmes à peine pour nous saluer, c’était plus comme de longs hochements de tête avec des regards fixes, les yeux écarquillés sans vaciller.
Une fois l’homme de main et son acolyte partis, je me tournai vers Sekiguchi.
« Tu penses que j’ai bien fait ? » demandais-je.
Il posa sa main sur mon épaule qu’il serra un peu.
« Tu as fait la seule chose que tu pouvais faire. Tu as pris la bonne décision. Aucun article ne vaut la peine de mourir, aucun article ne mérite que ta famille ne meure non plus. Les héros sont simplement ceux qui n’ont plus le choix. Tu avais encore le choix. Tu as fais le bon. »
J’étais tout engourdi.
Sekiguchi m’accompagna jusqu’à la sortie de l’hôtel et nous prîmes un taxi. Nous trouvâmes un coffee shop dans le quartier de Shinjuku. On se glissa dans un box. Sekuguchi sortit ses cigarettes et m’en offrit une qu’il alluma.
« Jake, commença Sekiguchi, tu avais en tête de quitter le journal de toute façon. Le moment est venu à présent. Ça ne fera pas de toi un lâche. Il n’y a rien que tu puisses faire. Les Inagawa-kai ? Les Sumiyoshi-kai ? Ce sont des tendres à côté de ces gars-là. Je ne sais pas ce que c’est que cette connerie de greffe du foie qu’il s’est faite aux États-Unis, mais Goto doit avoir de sérieuses raisons de ne pas vouloir que ça s’ébruite. Quoi qu’il ait fait, ça lui tient à cœur. Bats en retraite. »
Puis Sekiguchi me tapota l’épaule pour s’assurer que j’étais attentif. En plongeant ses yeux aiguisés dans les miens, il poursuivit :
« Laisse tomber pour le moment. Mais ne fais pas une croix sur cette histoire. Découvre ce dont cet enfoiré a peur. Tu vas avoir besoin de le savoir parce que ton accord de paix avec cet homme ne va pas durer. Je te le garantis. Ces mecs n’oublient pas. Il faut que tu saches. Sans quoi tu vas passer le reste de tes jours à avoir peur. Parfois il faut reculer pour mieux sauter. N’abandonne pas. Attends. Attends un an, deux ans s’il le faut. Mais découvre la vérité. Tu es journaliste. C’est ton boulot. C’est ta vocation. C’est ce qui t’a amené jusqu’ici. Il a peur que les gens apprennent quelque chose, découvre ce dont il s’agit. Parce qu’il a les jetons – assez pour venir te chercher de cette manière. Quand tu le sauras, tu auras une carte à jouer. Utilise-la judicieusement. Ensuite tu auras une chance de retourner à tes affaires. Quand je me suis fait renvoyer à la circulation – parce que quelqu’un, un gars de la maison, s’était arrangé pour me faire tomber –, je voulais quitter la police. Chaque jour j’y pensais. Tu n’imagines pas ce que ça fait d’être inspecteur puis d’avoir à écrire des P.V. parce qu’un lamentable crétin qui manque d’assurance ne peut pas prendre du grade autrement. Mais je devais penser à ma famille. Il n’était pas seulement question de moi. Alors j’ai attendu. J’ai rongé mon frein, jour après jour, du temps a passé, et au bout d’un moment les choses ont changé, j’ai pu boucler une affaire, et me voilà de retour à faire ce à quoi je suis bon. Tu es dans le même bateau Jake. N’abandonne pas. »
Sekiguchi avait raison, évidemment. Ce n’était pas fini. Mais je vais un peu trop vite, là.
Il y eut une époque où je n’emmerdais pas les yakuzas, où je n’étais pas un ancien reporter lessivé qui fume clope sur clope et est pris d’insomnies chroniques. Il y eut une époque où je ne connaissais ni l’inspecteur Skiguchi, ni même le nom de Tadamasa Goto, où je ne savais pas écrire un article en japonais sur un vol de sac à main, et où je ne connaissais les yakuzas que dans les films.
Il y eut une époque où j’étais certain d’être du côté des gentils. Ça me paraît être il y a une éternité.
Traduit de l’anglais par Cyril Gay
Copyright texte : Les Éditions Marchialy