Cet article a été initialement publié sur Broadly.
Daphne Merkin ouvre This Close to Happy (Farrar, Straus, Giroux), ses mémoires dans lesquels elle évoque les causes et les conséquences de sa dépression, en évoquant ses envies de suicide. Comment annoncer à vos proches que vous n’en pouvez plus d’essayer d’être une personne comme les autres – et que cette décision est irrévocable ?
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« Je ne ressentirai plus de colère quant aux circonstances qui m’ont entraîné vers le fond. Plus de crainte. Je n’aurai plus à vivre dans un état d’affairement confus, dans cette fatigue – je n’aurai plus à continuer tant bien que mal d’entretenir des conversations, en espérant que personne ne sache ce qu’il se passe véritablement dans ma tête », écrit Merkin. « Plus d’angoisse – cette douleur rugissante à l’intérieur de votre esprit qui ne peut être soignée avec un pansement, une pommade ou un plâtre. Et surtout, plus de déguisement, plus besoin d’arborer ce masque… »
Merkin a vécu une enfance privilégiée – au sens économique du terme – sur Park Avenue, avant de mener une brillante carrière d’écrivaine à New York. Malgré son succès, elle pense souvent au suicide – qu’elle considère plus comme une pensée réconfortante qu’une véritable option. Parfois, ses envies de suicides sont vraiment intenses, mais elle a réussi à composer avec, non sans une certaine consternation. « Je me faisais la promesse de me suicider comme d’autres se font la promesse de s’acheter une nouvelle voiture, étincelante, élégante », écrit-elle. « Je mérite bien ça … »
Elle a aujourd’hui 60 ans. Dans son livre, elle évoque les racines de son accablement perpétuel lors de son enfance de juive orthodoxe sous le « régime fasciste » (pour reprendre les termes de son frère) de ses parents riches, mais violents. This Close to Happy ne sera pas réellement utile, ni rassurant pour les lecteurs dépressifs en quête d’un exemple de réussite à suivre.
Néanmoins, je suppose que si les plus dépressifs des lecteurs d’ouvrages déprimants sont comme moi, ce n’est pas vraiment ce dont ils ont besoin. À mon avis, nous ne voulons même pas en espérer autant. Nous avons déjà assez affaire avec la remise en question constante des gens sur la maladie mentale, et le simple fait de vivre avec. (À ce sujet, Merkin cite beaucoup d’écrivains dépressifs dans ses mémoires, de Virginia Woolf à Jean Rhys, en passant par le personnage Maria Wyeth de Joan Didion.)
Pour les personnes qui n’ont pas côtoyé l’abysse d’un désespoir particulièrement profond, les écrits de Merkin sont plutôt instructifs. Elle explique l’éreintement que l’on peut ressentir quand on rumine en permanence, parle de la corvée de réguler son humeur à l’aide de cachets et de thérapeutes, sans jamais être véritablement sûre du résultat – et s’épanche aussi sur l’énorme pression sociale qui la pousse à approcher des gens plutôt que de se terrer dans ses idées noires.
Le temps rend les choses plus difficiles, écrit Merkin, en partie parce que la dépression est un sujet de conversation assez ennuyant. Vous ne pouvez pas raconter aux autres que vous êtes resté au lit pendant des jours et que vous vous sentiez vaguement mal, à l’inverse des récits destructeurs, mais divertissants, des toxicomanes. Je ne dispose pas de preuves pour soutenir mon hypothèse thèse, mais je suis persuadée que les plus gros consommateurs de livres sur la dépression sont les dépressifs eux-mêmes.
« La dépression agit d’une façon différente par rapport aux autre maladies, elle implique un état honteux et une grande emprise personnelle. Par exemple, elle ne répond pas parfaitement à la littérature de l’addiction ou de la guérison, et n’offre pas assez de frissons par procuration au lecteur, en partie parce que les symptômes ne sont pas assez fascinants pour intéresser ou même titiller l’esprit des gens. En général, s’il existe un aspect intangible aux maladies mentales, la dépression est quant à elle beaucoup plus difficile à définir car elle se développe lentement au lieu de s’annoncer brusquement, et se manifeste par une absence – d’appétit, d’énergie, de sociabilité – plutôt que par une présence… », écrit-elle. À mon avis, la suspicion des gens sur la légitimité de la dépression vient de son manque de présence physique, elle n’est pas biologiquement visible. En réalité, la dépression d’un point de vue extérieur, ressemble énormément à une période d’intense paresse – ce pour quoi les Américains, et les gens en général, n’ont souvent aucune sympathie. Ainsi, Merkin procède avec précaution dans la rédaction de ses mémoires. Dans un moment d’autocritique assumée, elle se qualifie de « petite gosse de riche ».
Après toutes ces années, Merkin est encore dépressive – mais elle est en vie et a réussi à élever sa fille, ce qui n’est pas rien. Lorsque je l’ai appelée pour une interview, elle m’a confié que son état actuel était « brumeux ». À l’autre bout du combiné, on entend très vite son accent new-yorkais. Elle a l’air fatiguée et un peu grincheuse, même si je ne peux pas dire si son attitude résulte du fait d’être née et d’avoir grandi dans une ville qui cultive cette attitude hautaine – y compris chez les personnes saines d’esprit – ou si elle se sent vraiment mal.
Mais elle a réussi à se reprendre assez vite en main pour éviter d’être hospitalisée – ce qu’elle continue de faire depuis huit ans. Elle a été internée pour la première fois dans une unité psychiatrique quand elle était jeune et angoissée. Ses parents l’avaient directement envoyée au Columbian Presbyterian’s Babies’ Hospital, sans lui donner d’explication particulière. C’était juste la façon d’être de ses parents, détaille-t-elle : froids, égocentriques, autoritaires et violents. Ils la confiaient souvent aux mains de la nourrice, Jane, que Merkin décrivait comme « un agent de sa mère » et pouvait se montrer très violente. (Merkin raconte notamment la fois où Jane lui a cogné la tête contre le mur de la salle de bains.)
Elle passe un long moment à réfléchir sur sa mère dans son livre – cette figure parentale initialement associée au réconfort et à l’affection, soit tout ce que sa mère a oublié de lui donner. Son père était distant et apparemment trop éloigné pour lui apporter le soutien nécessaire. Un problème majeur est vite apparu : Merkin aimait sa mère et attendait d’être aimée en retour, ce qui se traduisait par quelques « rares étreintes ». Merkin rejette la faute sur les problèmes de sa mère, y compris pour son dysfonctionnement au quotidien, ses relations et sa vie sexuelle. Dans ses écrits, elle confie « n’avoir jamais été faite pour l’hétérosexualité » et se demande si elle parviendra un jour à aimer quelqu’un plus qu’elle n’aime le fait de vivre seule.
Sa mère a aussi grandi dans un milieu aisé avant de se rendre dans l’Allemagne d’Hitler en 1936, puis d’immigrer en Palestine. Merkin se souvient surtout de la fascination de sa mère pour les nazis et de la décontraction avec laquelle sa mère pouvait « dessiner des petites swastikas au stylo dans le creux de [ses] bras, lorsqu’elle avait] onze ou douze ans ». Même si sa mère s’est mariée avec un riche investisseur de Wall Street, elle imposait une autorité assez stricte à la maison : selon Merkin il n’y avait jamais assez de nourriture, malgré la présence de chefs cuisiniers. « Je repense à mon enfance comme à une sorte d’esclavage – un emprisonnement – mais je ne suis pas vraiment sûre, même après toute ces décennies, d’avoir un jour atteint un semblant de liberté éphémère », écrit-elle.
Elle tente de trouver des explications au comportement de sa mère, et pense qu’il pourrait s’agir de sa culpabilité après avoir survécu à l’Holocauste. Elle émet aussi l’hypothèse que sa mère était narcissique, ou qu’elle devait tout simplement se battre contre les confins imposés aux femmes juives orthodoxes. La supposition implicite est que ce trauma, non identifié et non traité se reflète sur elle. Une chose est sure, nous ne saurons jamais pourquoi nos parents se comportent de cette façon. Je lui ai d’ailleurs demandé si ça l’avait aidé d’interroger le passé de cette façon.
« Ça m’aide d’une certaine façon », dit-elle. « J’ai écrit un roman autobiographique inspiré par ma famille il y a quelques année, Enchantment. Vous devriez le lire si vous pensez que ça pourrait faire ressurgir des souvenirs. Afin de parvenir à une acceptation [de mon enfance], je dois m’occuper de mes souvenirs pour trouver une sorte de compréhension à travers une analyse. Je ne sais pas si ça marche vraiment mais je me sens déjà un peu plus éloignée, ce qui est plutôt bon signe ».
Lorsque je lui demande si elle a finalement pardonné à ses parents, elle aimerait pouvoir dire oui mais n’y parvient pas. « Je suis un peu fatiguée de penser à eux, alors je crois que c’est une bonne chose », dit-elle.
Néanmoins, la maternité l’a aidée à réparer les plaies, même si elle était plutôt effrayée à l’idée de s’aventurer dans le projet de la création et d’influencer la vie d’un autre être humain. Merkin a aussi souffert d’une dépression post-partum, très intense, mais ses plus grandes peurs ne se sont jamais confirmées. « J’avais peur de ne pas être une bonne mère – comment allais-je faire pour m’occuper de cette enfant ? Serais-je trop dépressive ? », m’explique-t-elle. « Je ne voulais pas porter préjudice à ma fille – Dieu seul sait ce qu’elle dit – mais j’étais assurément un autre genre de mère, avec des inconvénients énormes, y compris par le fait qu’elle m’ait vu complètement dépressive. J’avais écrit un article pour le Times, intitulé ”Peut-on hériter d’une dépression ? ”, j’y évoquais ma fille et la peur qu’elle prenne exemple sur moi. Dieu merci, elle ne l’a pas fait. »
De nombreuses théories ont été développées pour expliquer les origines de la dépression. Merkin a essentiellement approfondi le débat sur l’inné et l’acquis : pour certains, la maladie mentale émane d’une défaillance biologique alors qu’il s’agit pour d’autres du résultat des erreurs cumulées des parents. Ces deux explications offrent un soulagement aux souffrances individuelles du dépressif en offrant un cadre rassurant à la personne, affirmant qu’elle ne doit pas être blâmée pour sa maladie. Elle arrive à la conclusion selon laquelle une combinaison de ces deux théories est largement envisageable.
En ce qui me concerne, considérer ma dépression comme une maladie spécifique a été un point crucial pour moi ; la voir comme une incapacité nébuleuse et naturelle pouvant être déterminée par tout et n’importe quoi peut provoquer un énervement certain ou un anéantissement. Ce diagnostic déplaçait la responsabilité de la maladie à un autre endroit, mais même ces théories ne conduisent pas à un point satisfaisant. L’association des deux – la psychothérapie et divers antidépresseurs – représente souvent un manque visible dans les périodes où elle n’est pas présente. Parfois, votre traitement vous fait croire que vous allez bien, ce qui est faux.
Merkin a déjà essayé la thérapie électroconvulsive, mais elle était sous une combinaison de médicaments qui ne lui permettaient plus d’uriner seule. Actuellement, elle ingurgite un sérieux cocktail d’antidépresseurs – beaucoup mieux selon elle – et voit un thérapeute. Dans les meilleurs moments, toutes ces choses l’aident, mais elle a encore des moments difficiles où ” … rien n’a de sens pour moi. Tout m’est absolument insignifiant, des gens qui font leurs courses jusqu’aux magazines que je reçois dans ma boite aux lettres », écrit-elle. Elle ne comprend pas ce que font ”les femmes de la haute société” pour entretenir leur vie, poursuit-elle dans le livre. Même lorsqu’elle avait un agréable bureau solitaire dans le bâtiment du New Yorker, elle ne voulait jamais s’y rendre pour travailler.
La thérapie comportementale cognitive revendique que la clé du bonheur revient simplement à remplacer toutes les habitudes contreproductives par des bonnes. J’ai commencé ce traitement il y a un mois et chaque jour est un exercice de plus pour essayer d’être une meilleure personne, ou ce que mon éducation aurait pu faire de moi. C’est un exercice difficile et éreintant. J’ai fait des progrès : j’ai mes revers. Du coup, j’ai l’impression d’avancer doucement, mais je ne suis jamais vraiment sûre. Lorsque ma dépression prend le dessus, j’ai l’impression de faire tout ça en vain. Vous avez alors le sentiment que le monde entier ne va pas bien malgré tous les efforts déployés pour vous intégrer. Merkin évoque parfois ce sentiment dans son livre, même si elle ne prend pas vraiment ça au sérieux. (En effet, il peut être dangereux pour une personne dépressive de croire fermement en ça).
Toutefois, il existe d’autres systèmes thérapeutiques qui suggèrent que cette pensée dépressive pourrait être bien plus nocive). Au moment où j’ai reçu le livre de Merkin pour l’étudier, j’ai également pris connaissance du travail du psychologue clinique David Smail, décédé en 2014. Pour lui l’origine de la dépression était quelque peu différente et allait au dessus de la simple image de la famille imparfaite. « Nous devons commencer à questionner le genre de société dans laquelle nous vivons car c’est là que les dommages ont lieu », expliquait-il au cours d’une interview pour une chaîne de télévision britannique. Pourquoi les pères sont-ils si distants ? Pourquoi les mères sont-elles méchantes ? Pourquoi certaines personnes sont-elles dépressives alors qu’elles viennent d’une famille aimante? « Il s’agit surtout d’une question politique, mais aussi un sujet pour se questionner soi-même, penser au genre de société que vous voulez et quel genre de relation vous voulez engager avec autrui ».
Lorsque j’ai évoqué ce sujet avec Merkin, nous sommes arrivées à la conclusion que la vie était nulle. L’histoire de Merkin nous confirme bien l’adage selon lequel l’argent ne fait pas le bonheur — il peut seulement vous acheter des séjours dans des prestigieuses unités psychiatriques, des sessions de thérapie, out toutes les méthodes imaginables pour tenter de guérir votre santé mentale.
Le vide de cette situation et de ses valeurs est peut-être amplifié par la volonté de mourir lorsque vous vivez parmi les riches ou voulez en faire partie.
« La vie est bien souvent terrible. Néanmoins certaines personnes parviennent à garder une distance avec ça. Ils oublient », dit-elle. « À mon avis, les dépressifs sont particulièrement réceptifs à cette idée. J’ai d’ailleurs écrit dans mon libre que la dépression constitue la perte des illusions indispensables. Vous avez besoin d’un certain nombre d’illusions pour vivre » Elle ajoute, « La dépression peut être très humanisante. Si Trump souffrait d’une quelconque forme de dépression,il serait tout à fait différent ».
Cependant, avant de changer le monde — ce qui est davantage possible aujourd’hui — nous devons encore prendre soin de nous-mêmes et continuer à vivre. Merkin admet que sa vie est primordiale : « Je pense qu’il offre [le suicide] — et ça peut paraître étrange — une aide paradoxale aux dépressifs en leur rappelant qu’une échappatoire est possible », m’a-t-elle confiée par téléphone. « La pensée du suicide me réjouit parfois, mais dans quel monde serais-je heureuse ?
Alors j’ai fini par demander à Merkin si elle était parvenue à trouver un sens à sa vie. Elle a essayé de trouver une nouvelle religion depuis qu’elle a abandonné le judaïsme orthodoxe, une nouvelle illusion à laquelle se raccrocher. Elle la trouve parfois dans ses écrits, selon ses dires, et ajoute qu’elle essaie d’entamer l’écriture d’un nouveau livre. « Rien que le fait d’être absorbée par une tâche ou de penser à quelque chose me permet de trouver un sens », dit-elle. « J’ai collé le proverbe d’un gâteau chinois sur mon ordinateur :” Il n’y a pas de meilleure fortune que de trouver un sens à sa vie”. »